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University of Ottawa
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HISTOIRE
DU PEUPLE D'ISRAËL
II
ŒUVRES COMPLÈTES D'ERNEST RENAN
[ISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME
Les Évangiles et là seconde GÉNÉ-
ration chrétienne.
l'église chrétienne.
Marc-Aurèlb kt la Fin du Monde
ANTIQUE.
iNDEI GÉNÉRAL pour le» 7 vol. de l'HlSTOIRB DBS ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Format mS".
Lb Livre de Job, traduit de l'hébreu, avec une étude sur le plan,
Tib DE JÉSUS.
Les apôirbs.
Saint Paul.
L'Antéchrist.
Tige et le caractère du poème
Le Cantique des Cantiques, traduit de l'hébreu, avec une étude
sur le plan, l'âge et le caractère du poème
L'Ecclésiastb, traduit de l'hébreu, avec une étude sur l'âge et le
caractère du livre
Histoire générale des langues sémitiques
Histoire du peuplb d'Israël
Études d'histoirb reliqibusb.
Nouvelles études d'histoirb religieuse
Averroés et l'averroïsme, essai historique
Essais i>e moralb et db critique
mélanges d'histoire et de voyages
Questions contemporaines
La Réforme intellectuelle et moralb
De l'Origine du langage
Dialogues philosophiques
Drames philosophiques, édition complète
Souvenirs d'enfance et db jeunesse
Feuilles détachées
Discours et conférences
L'Avenir de la science
Lettres intimes de E. Renan et Henriette Renan
Études sur là politique religieuse du règne de Philippe le Bel .
Lettres du séminaire (1838-1846)
Mélanges religieux et historiques
Cahiers de jeunesse (1 845-1846)
Nouveaux cahiers db jeunesse (1846).
TOI.
Mission de Phénicib. — Cet ouvrage comprend un volume in-4° de
888 pages de texte, et un volume in-folio, composé de 70 planches,
un titre et une table des planches.
Format grand in-48.
Conférences d'Angleterre 1 vol.
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En collaboration avec M. VICTOR LE CLERC
Histoire littéraire de la France au xiv« siècle, 2 volumes grand in-8».
B. GREVIN — IMTOIMEJUB DE LAGNY
ERNEST RENAN
HISTOIRE
DU
PEUPLE D'ISRAËL
TOME DEUXIEME
PARIS
CALMANN-LÉYY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Droits de reproduction et de traduction réservés.
PRÉFACE
Ce volume renferme la partie que je regarde comme
la plus importante dans l'histoire du judaïsme. Iahvé,
le dieu national d'Israël, y subit une complète trans-
formation. De dieu local et provincial, il devient, par
une sorte de retour à l'ancien élohisme patriarcal, le
Dieu universel qui a fait le cieî et la terre. Il devient
surtout un Dieu juste; ce que les dieux nationaux,
nécessairement pleins de partialité pour leur clientèle,
ne sont jamais. L'entrée de la morale dans la religion
est un fait accompli : Amos, Osée, Michée, Isaïe, à
la date où s'arrête ce volume, l'ont proclamée en
tirades dont la beauté n'a jamais été surpassée.
Au premier abord, le judaïsme semble une religion
née avec le monde, ou, pour mieux dire, qui n'a pas
eu de commencement. C'est là une conception bien
erronée. Le judaïsme, comme toutes les relipions, a
H PRÉFACE.
commencé, et il a mis à peu près quatre cents ans à se
constituer. Vers 1000 ans avant Jésus-Christ, la reli-
gion israélite, ce qu'on a depuis appelé le judaïsme,
n'existait pas encore. La religion de David etdeSalo-
mon ne différait pas sensiblement de celle des peuples
voisins de la Palestine. Certes, un œil sagace aurait pu
apercevoir dès lors les germes qui devaient se déve-
lopper plus tard. Mais, à raisonner de cette manière,
rien ne commence et ne finit nulle part. Les traits de
prédestination à une vocation religieuse qu'on peut
entrevoir en Israël, dès l'époque la plus reculée, ne se
dessinent nettement qu'à partir du ix* siècle avant
Jésus- Christ. Les prophètes deviennent alors des
créateurs dans le sens le plus éminent du mot. Élie
et Elisée sont les représentants légendaires de cette
grande révolution. Puis le mouvement se continue par
des hommes que nous touchons en quelque sorte et
dont nous possédons les écrits. En réalité, à l'avène-
ment d'Ézéchias, vers 725 ans avant Jésus-Christ, le
judaïsme est complètement formé. Ce que l'époque de
Josias, les restaurateurs du temps de Zorobabel, la
réforme d'Esdras y ajouteront, c'est une organisation
sectaire d'une merveilleuse solidité.
J'essayerai de montrer, dans le prochain volume,
comment s'accomplit cette œuvre d'organisation, qui
fut achevée environ 450 ans avant Jésus-Christ. Le
judaïsme dès lors résume tout le travail religieux de
l'humanité, puisque le christianisme et l'islamisme
PRÉFACE. Hï
n'en sont que des branches latérales. L'œuvre du génie
israélite n'a été vraiment atteinte qu'au xvin9 siècle
après Jésus-Christ, quand il est devenu fort douteux
pour les esprits un peu cultivés que les choses de ce
monde soient gouvernées par un Dieu juste. L'idée
exagérée de Providence particulière, base du judaïsme
et de l'islam, et que le christianisme n'a corrigée que
par le fond de libéralisme inhérent à nos races, a été
définitivement vaincue par la philosophie moderne,
fruit non de spéculations abstraites, mais d'une con-
stante expérience. On n'a jamais observé, en effet,
qu'un être supérieur s'occupe, dans un but moral ou
immoral, des choses de la nature ou des choses de
l'humanité. Une forte transposition demande dès lors
à être opérée dans toutes les idées religieuses que nous
a léguées le passé; on ne peut pas dire que la formule,
satisfaisante pour tous, en ait encore été trouvée.
Je dois une explication sur les dates courantes que j'ai
mises, pour la commodité du lecteur, au haut des pages.
Ces dates, hors celle de la prise de Samarie, ne doivent
jamais être considérées que comme des approximations.
La date de la prise de Samarie est certaine à un an près.
Mais toute la chronologie des événements qui vont de
David à la destruction du royaume d'Israël souffre de
graves difficultés, venant presque toutes des fautes que
les abréviateurs, les compilateurs et les copistes ont
introduites dans les textes hébreux. Il suffit de faire
remarquer que les durées de règne des rois de Juda et
îr PRÉFACE.
d'Israël, depuis la séparation des deux royaumes jus-
qu'à la fin de celui du Nord, additionnées séparément,
ne donnent pas le même total. Pour les temps de David
et de Salomon, on estime que l'amplitude de l'erreur
peut être de près de cinquante ans. Nous pensons
qu'avec le système de moyennes que nous avons adopté,
l'erreur possible des chiffres proposés au haut de nos
pages ne va pas au delà d'une vingtaine d'années. Pour
les derniers événements racontés en ce volume, l'er-
reur est bien moindre. Telles qu'elles sont, ces in-
dications chronologiques fixent les idées, et peuvent
aider l'imagination à espacer convenablement la suc-
cession des faits.
HISTOIRE
DU PEUPLE D'ISRAËL
LIVRE III
LE ROYAUME UNIQUE
CHAPITRE PREMIER
LE GOUVERNEMENT DE DAVID.
L3 pouvoir de David, définitivement établi roi de
Juda et d'Israël, en sa forteresse de Sion, à Jéru-
salem, dépassait de beaucoup celui d'un sofet. Tout
le monde le craignait ; un ordre de lui était exécuté
de Dan à Beër-Séba. Ses commandements pou-
vaient paraître très absolus; mais ils s'étendaient à
î HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J.-C.)
peu de chose. Il n'y avait ni religion, ni législation
écrite; tout était coutumier. La vie de famille
fortement constituée chez les sujets enlève beau-
coup de soucis au souverain. Le gouvernement de
David peut ainsi être conçu comme quelque chose
de très simple et de très fort. On peut se le figurer
sur le modèle de la petite royauté d'Abdelkader à
Mascara, ou d'après les essais dynastiques que
nous voyons, de nos jours, se produire en Abys~
sinie. La façon dont les choses se passent à la cour
de tel négus, à Magdala ou à Gondar, est la par-
faite image de la royauté de David, dans son millo
de Sion. La distribution et le rôle des fonction-
naires, l'organisation des revenus, la fidélité des
serviteurs, le rôle des écritures, encore assez réduit,
offriraient probablement à un voyageur instruit
des choses bibliques qui visiterait l'Abyssinie de
curieux rapprochements.
Ce règne, à la fois flexible et fort, patriarcal et
tyrannique, dura trente-trois ans *. David garda sur
1. Les documents sur le règne de David, compilés dans le
deuxième livre dit de Samuel, sont de trois sortes : 4° les notes
contemporaines de David même et provenant, si l'on veut, des
mazkir, tels que les courtes notes des chapitres vnr, x\t, xxni;
f un long fragment d'une histoire écrite avec art et prolixité :
c'est le récit de la révolte d'Absalom; 3° des fragments d'une ou
dieux Vie de David, écrite» dans les cercles prophétiques, et don»
[10*5 «t. J.-CO LE ROYAUME UNIQUE. 3
le trône les qualités qui l'y avaient fait parvenir. Ii
ne paraît pas avoir jamais commis de crime inutile;
il n'étaitcruel que quand il avait un profit à tirer
de sa cruauté. La vengeance, dans ce monde pas-
sionné, était considérée comme une sorte de de*
voir; David s'en acquittait consciencieusement. Les
fondateurs de dynasties nouvelles, quand ils se
trouvent en présence de restes considérables d'an-
ciennes dynasties, sont toujours amenés à être
défiants. Les transfuges des anciens partis qui
viennent à eux excitent chez eux une suspicion
bien légitime. Ils sont mieux placés que personne
pour avoir la mesure des fidélités humaines. Pour-
quoi les convertis apporteraient-ils à leurs nou-
veaux engagements plus de constance qu'ils n'en
ont eu pour les premiers?
La famille de Saiïl, quoique très riche encore,
était assez abaissée pour que David pût sans danger
se montrer généreux envers elle. Naturellement cette
générosité n'excluait pas certaines arrière-pensées.
les parties les plus modernes paraissent remonter au temps
d'Ézéohias. — Pour ce qui concerne les Chroniques, il en faut
user comme de Josùphe. Ce que ces historiographies modernes
ajoutent aux anciens récits des livres de Samuel et des Rois
n'a que peu de valeur. Parfois, cependant, l'auteur des Chro-
niques paraît avoir eu entre les mains des textes plus complets
que ceux que nous avons.
4 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J.-C]
Dans les premiers temps, David affecta beaucoup
de bienveillance pour Meribaal, le fils boiteux de
son ami Jonathas. Après la mortd'Esbaal, les biens
de Meribaal, à Gibéa, avaient été usurpés par un de
ses intendants, nommé Siba. Meribaal vivait indi-
gent dans un petit endroit nommé Lodebar, au delà
du Jourdain, près de Mahanaïm. David lui fit
rendre ses biens, le fixa à Jérusalem, voulut qu'il
mangeât à sa table. Mais les ambitions implacables
de l'Orient ne laissent qu'un sens bien affaibli à ce
que nous appelons amitié, reconnaissance, voix
du sang. Ni David ni Meribaal ne se trompèrent
sans doute un moment l'un l'autre. Meribaal,
tout en faisant régulièrement sa cour à David,
gardait de secrètes espérances. David couvait des
yeux ce rival possible, et ne cherchait qu'un pré-
texte pour perdre le fils de son meilleur ami *.
Les deux fils que Saùl avait eus de sa concubine
Rispa causaient à David encore plus de préoccu-
pations. Il en était de même des cinq fils que Mérab,
fille de Saùl, avait eus de son mari Adriel. La
façon dont David fut débarrassé de ces person-
nages dangereux nous est racontée par l'antique
historien avec une grandiose candeur i .
1. Il Sam., ix.
2. Ibid., xxi, 1-14.
(1025 av. J.-G] LE ROYAUME UNIQUE. 5
Du temps de David, il y eut une lamine pendant trois
années consécutives, et David vint consulter la face de
lahvé. Et Iahvé dit : « C'est la faute de Saûl et de sa maison,
la conséquence du meurtre que Saûl commit sur les Gabao-
nites*. » Alors le roi fit appeler les Gabaonites et leur dit :
« Que dois-je vous faire, et quelle compensation vous donne-
rai-je pour que vous bénissiez le peuple de Iahvé? »
Les Gabaonites lui répondirent: « 11 ne saurait être ques-
tion.d'or et d'argent entre nous et la maison de Saul; d'un
autre côté, nous n'avons pas le droit de faire mourir quel-
qu'un en Israël. » Et David dit: « Que voulez-vous donc
que je fasse? » Ils répondirent au roi : « Cet homme qui
nous a massacrés, et qui s'était proposé de nous exterminer
du territoire d'Israël, qu'on nous livre sept d'entre ses fils,
pour que nous les crucifiions à Iahvé, dans Gibeat-Saûl,
selon la parole de lahvé8. » Et David dit : « Je vous les
livrerai. » Et le roi épargna Meribaal, le fils de Jonathan,
à cause du serment que lui et Jonathan s'étaient juré réci-
proquement au nom de lahvé. Et le roi prit les deux fils de
Rispa fille d'Aïa, qu'elle avait eus de Saûl, savoir Armoni
et Meribaal, et les cinq fils de Mérab fille de Saul, qu'elle
avait eus- d'Adriel fils de Barzillaï le Meholatite. Et il les
remit entre les mains des Gabaonites, qui les crucifièrent
sur la montagne devant lahvé, et ils périrent tous les
sept ensemble.
Ils furent mis à mort dans les derniers jours de la mois-
son, au commencement de la moisson des orges. Et Rispa
fille d'Aïa prit le saq dont elle était revêtue et l'étendit
sur le rocher, depuis le commencement de la moisson jus-
qu'à ce que l'eau du ciel tombât sur les cadavres, et elle ne
i. Voy. t. I", p. /m.
2. ~Q12 pour "vro, excellente correction de Houbigant.
6 HISTOIRE DU PEUPL E D'ISRAËL. [10-25 av. J.-C]
permettait ni aux oiseaux du ciel de s'abattre sur eux pen-
dant le jour, ni aux bètes sauvages de s'en approcher la
nuit.
Lorsqu'on rapporta à David ce qu'avait fait Rispa fille
d'Aia, la concubine de Saùl, il alla prendre les os de Saùl
et de son fils Jonalban, de chez les gens de Iabès en Galaad,
qui les avaient enlevés de la place de Beth-San. où les
Philistins les avaient suspendus le jour où ils avaient
battu Saùl au Gelboé. Et, lorsqu'il eut fait ramener de là
les os de Saùl et ceux de son fils Jonathan, on ramassa
aussi les os de ceux qui avaient été mis en croix, et ou en-
terra les os de Saùl et de son fils Jonalhan à Séla, sur le
territoire de Benjamin, dans le tombeau de son père Kis,
et on fit tout ce que le roi avait ordonné. Et Dieu cessa
d'être inexorable pour le pays après cela.
David aimait à paraître avoir été forcé aux actes
qu'il désirait le plus. Il était bien dans l'habitude
de sa politique de se faire le vengeur de Iahvé, même
pour des crimes où il avait été de connivence; ce
qui lui procurait le double avantage de servir Iahvé
comme il l'entendait et de se débarrasser des gens
dont la vie le gênait.
Le harem de David, qui semble avoir été peu de
chose à Hébron, s'augmenta, à Jérusalem, d'un
grand nombre de femmes et de concubines.
Onze fils au moins lui naquirent pendant cette
nouvelle période : Sammoua, Sobab, Nathan, Sa-
lomun, Ibhar, Ëlisoua, Néfeg, Iafia, Élisama,
[1025 tv. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 7
Éliada, ÉHphélet1. La maison royale devint bientôt
assez ricin1. Ainsi nous voyons Absalom posséder,
à Baal-Hasor en Éphraïm, des troupeaux et un
établissement considérable2.
Le palais du millo était une vaste maison, où
l'on mangeait et buvait aux frais du roi. Les habi-
tués de la maison royale passaient pour des privilé-
giés3. Ces festins revêtaient souvent une apparence
de fête; les chanteurs et les chanteuses y avaient
un rôle. Le rêve du bonheur était de passer sa vie
dans ce luxe et d'en jouir tous les jours *.
L'importance des femmes qui composèrent le
sérail du roi fut évidemment très inégale. La plus
active sans contredit fut la célèbre Bath-séba ou
Bethsabée, fille d'Éliam, qui paraît avoir été une
femme capable, exerçant une grande influence sur
l'esprit de son mari. On expliqua par un adultère et
un crime son entrée dans le harem 5. 11 est difficile
de dire si ce récit renferme quelque parcelle de
vérité; David n'était pas un saint; cependant on a
tout à fait le droit de décharger sa mémoire du
i. II Sam., v, 14-16.
2. tbid., xm, 23.
3. Épisodes de Meribaal, de Barzillaï; préfets de Salomon, etc
4. Il Sam., xix, 36 et suiv.
5. Ibi'L, xi cl xii. Cette légende fut peut-être un effet de la
malveillance d'une partie de la nation contre Salomon.
HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J.-C]
meurtre, abominablement concerté, de son servi-
teur Urie le Hittite. Ce qu'il y a de sûr, c'est que
Belhsabéc fut assez puissante pour assurer le trône
à son fils. Sous le règne de Salomon, nous la ver-
rons jouer le rôle d'une puissante sultane Validé.
Le côté administratif et judiciaire faisait presque
entièrement défaut dans un tel gouvernement. La
centralisation n'existait guère. L'action du roi était
faible dans les tribus autres que Juda et Benjamin,
dans ce qu'on appelait déjà Israël par opposition
à Juda1. Un recensement fut présenté comme
une chose énorme et criminelle2. Nulle conscrip-
tion : l'armée permanente de David était presque
toute composée de Judaïtes, de Benjaminites et
d'étrangers, surtout de Gattites, qui suivaient
David depuis son premier séjour à Gath3. Dans les
tribus du Nord, on ne s'apercevait du change-
ment de régime que par une sécurité jusque-là in-
connue. C'était le gouvernement d'une tribu arabe,
avec son extrême simplicité de moyens. Les affaires
particulières continuaient de se traiter à la porte
de la ville, par l'avis des anciens. Aux environs
de Jérusalem, cependant, beaucoup de procès
i. II Sam., xix, ii et suiv.; xxiv 1.
2. Ihiil., xxiv. Comp. Exode, xxx, 11 et suiv.
3. Ibid., xv, 18.
p025 rv J.-C] L K \\0\ \ 1 M I. DNIQ U B. 9
étaient portés au tribunal du roi, qui les jugeait
eu souverain absolu l.
Une seule ville, Jérusalem, entra dans la voie des
grandes constructions. La royauté y marqua sa
place par un palais, un arsenal 2, un trésor formé
des métaux enlevés aux peuples étrangers, sur-
tout aux Aramêcns. La monnaie n'existant presque
pas à celte époque, le butin consistait à prendre au
vaincu ses objets en or ou en bronze 3. Il semble
que déjà David se fit un commencement de cava-
lerie *. Le pays prêtait si peu à la manœuvre des
chars armés de fer, que cette arme ne prit jamais
en Juda de développements considérables5. Quant
aux chevaux richement parés, ils vinrent d'Egypte
sous Salomon 6.
Le personnel gouvernemental de David était très
restreint. Toute son organisation ministérielle, si
l'on peut s'exprimer ainsi, est décrite en trois
lignes7. Joab, fils de Serouia, était son sar-saba
1. II Sam., xiv, 3 et suiv.; xv, 2 etsuiv. Le verset II Sam., viu,
15, est un résumé légèrement exagératif.
2. Gant., iv, i.
3. Osée, x, 5.
i. Voir ci-après, p. 39.
5. Voir ci-après, p. 39.
6. Cant., i, 9.
7. II Sam., VIII, 10-18, et xx, 23-25,
10 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J.-C]
(comme on dirait en Turquie, son sérasquier).
Benaïah, fils de Joïada, était chef des Kréti-Pléliy
c'est-à-dire des gardes du corps étrangers. Ado-
niram ou Adoram, fils d'Abda, était préposé aux
corvées et prestations, en nature. La rareté de
l'argent ne permettait pas encore de parler de
finances. Seraïah * était sopher, c'est-à-dire secré-
taire d'État, chargé de l'ordre et de l'expédition
des affaires. Josaphat-ben-Ahiloud était mazkir,
c'est-à-dire grand chancelier, archiviste, historio-
graphe 2. Ces deux dernières fonctions supposaient
notoirement l'usage de l'écriture.
Il n'est pas douteux, en effet, que l'écriture ne
fût largement employée au temps où nous sommes
arrivés. Parmi les morceaux qui composent actuel-
lement la biographie de David dans les livres his-
toriques hébreux 3, nous possédons probablement
plus d'une page qui remonte au temps même de
David, et qui peut avoir été tracée par le stylet de
1. Nom présentant des variantes entre lesquelles il est diffi-
cile de se décider. Comp. II Sam., vm, 17; xx, 25, les anciennes
versions, les passages parallèles des Chroniques, et I Rois, iv, 3.
"2. .Nous avons des mentions de la charge de mazkir pour
David (II Sam., VIII, 16; xx, 24), pour Salomon (I liois, n, 3),
pour Ézéchias (II Rois xvm, 18, 37; II Chron., xxxiv, 8; baie,
xxxvi. 3, 22)
3. Surtout deuxième livre de Samuel.
[10 ■.•:. iv. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 11
Seraïah ou de Josaphat-bcn-Ahiloud. Tels sont les
listes des gibborifh et les anecdotes qui s'y ratta-
chent l, certaines courtes notes sur les expéditions
de David2. Les pièces d'État, les généalogies,
documents importants pour la transmission de la
propriété devaient être également dans les attribu-
tions du mdzkir.
David ne parait avoir eu que peu de relations
avec l'Egypte; il en eut encore moins avec l'Assyrie,
dont l'action à cette époque n'arrivait pas jusqu'aux
bords de la Méditerranée. Ses relations avec les
villes phéniciennes de la côte paraissent avoir été
amicales. Mais David ne s'ouvrit pas, comme Salo-
mon, au goût des civilisations étrangères. Il était
trop bien l'homme idéal d'une race pour songer à
se compléter; à peu près comme Abdelkader, de
nos jours, n'a jamais voulu rien apprendre en de-
hors de sa discipline première. Les Philistins seuls
furent pour David de vrais maîtres; les Philistins
représentant une Grèce primitive et barbare, ce
lut ici la première fissure par laquelle l'influence
aryenne s'exerça sur Israël.
Bien plus sage que Saùl, David se montra juste
pour les Chananéens, qui formaient, à la surface
t. 11 Sam., xxi, xxiii.
-2. Il/id., v et vin.
12 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 a*. J.-C]
d'Israël, des flaques de populations distinctes. Da-
vid favorisa la fusion de ces vieux habitants du sol
avec les Israélites. Il semble qu'il considérait les
hommes des deux races indistinctement -comme
ses sujets 4. Il a des Hittites, en particulier un
certain Uriah, parmi ses officiers les plus braves et
les plus en faveur a. Il fait aux rancunes des Ga-
baonites une concession qui serait inouïe si, par
ailleurs, elle n'avait répondu aux besoins de sa po-
litique3. Les Ghananéens et les Hittites étaient
aussi portés au iahvéisme que les Israélites *. Les
Gabaonites, tout en reconnaissant que Iahvé était
le dieu des vainqueurs, adoraient Iahvé et lui
offraient des sacrifices humains 5. A Jérusalem,
nous voyons, d'après certains textes, un Jébuséen
nommé Arevna ou Averna, resté riche et proprié-
taire après la conquête, dans les meilleurs termes
avec David, et prenant part à tout ce que le roi
fait pour le culte de Iahvé 6.
1. II Sam., xxiv, 5 et suiv.
2. Voy. t. 1er, p. 444, note. Urie tomba dans la légende ; mais
son nom se trouve dans les plus anciennes listes de gibborim, Il
Sam., xxiii, 39.
3. V. ci-dessus, p. 5.
4. Notez le nom d'Uriah. Comp. Zacn., ix, 7.
5. II Sam., xxi, 3, 6, 0, récit fort ancien. V. ci-dessus, p. 5.
6. V. ci-après, p. 61-65.
[1025 av. J.-C.j LE ROYAUME UNIQUE. 13
Les conséquences de cette politique de concilia-
tion auraient pu être excellentes. On marchait vers
le genre de fusion qui constitue une nation. Les dis-
tinctions des anciennes tribus s'affaiblissaient. Les
Benjaminites avaient joué un rôle si intimement lié
avec celui des Judaïtes dans la confection de la
royauté, que les deux tribus devinrent désormais
presque indiscernables. Jérusalem était située sur
la limite des deux tribus et devenait pour elles une
capitale commune *. La réunion était d'autant plus
facile que Benjamin était petit et ne consistait
guère qu'en quelques fiefs militaires. La royauté
se rattacha ces fiefs, et Benjamin devint ainsi une
sorte de domaine royal à la porte de Jérusalem. Les
autres tribus abdiquaient presque devant Joseph ou
Éphraïm. Tout se polarisait donc sur Éphraïm et
Juda. Mais, entre ces deux grandes moitiés de la
nationalité d'Israël, le rapprochement n'était qu'ap-
parent. Le pouvoir de David était peu de chose dans
les tribus du Nord. L'importance grandissante de
Jérusalem excitait une réaction de jalousie en ces
régions, dont la colline jébuséenne n'était nullement
la capitale. La gloire de David faisait tressaillir de
1. Sur Vében bohun, voy. Clermont-Ganneau, dans la Revue
archéoL, août 1870-71, p. 116, et dans Palestine expl. Fund,
1874, p. 80 et suiv.
14 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 a*. J.-G. J
joie les gens d'IIébron, de Bethléhem, môme de
Benjamin, malgré de nombreux ressentiments saû-
lides; elle n'excitait dans le Nord qu'indifférence
ou malveillance. On sent que la déchirure d'Israël
se fera le long de cette suture imparfaite, qui laissa
toujours visible la dualité primitive des Beni-Jakob
et des Beni-Joseph *.
I. Voy. 1. 1", p. 112, 138. Ul» 248 et suiv.
CIIAPITKE II
ORGANISATION MILITAIRE.
C'est surtout par la guerre que la royauté nais-
sante d'Israël inaugura une ère nouvelle, essentiel-
lement différente des temps antérieurs. La forte
bande que David s'était faite à Adullam et à Siklag
devint le noyau d'une excellente armée perma-
nente, qui eut, à son heure, la supériorité dans tout
le midi de la Syrie. Jusque-là, Israël avait souffert
des attaques perpétuelles de ses voisins, et s'était
toujours montré inférieur aux Philistins. Mainte-
nanties Philistins vont être domptés, les peuples voi-
sins rendus tributaires. Israël va former un véri-
table royaume, en sûreté derrière ses frontières, et
pour un temps dominant les États limitrophes.
Ce qui avait caractérisé l'époque des Juges et
amené les défaites d'Israël, c'étaient le manque de
précaution, l'infériorité de l'armement. David fit
li, HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J.-G,
faire des provisions d'armes défensives, que l'on
gardait dans la citadelle de Jérusalem l. Plus an-
ciennement, le gibbor avait été propriétaire de ses
armes, lesquelles de la sorte se trouvaient sou-
vent de qualité inférieure ou mal entretenues.
L'homme de guerre fut maintenant équipé par le
roi, et ces innombrables épisodes où le Philistin,
puissamment casqué, avec sa longue lance et ses
cuirasses perfectionnées, narguait l'Israélite, armé
d'une simple fronde ou d'une courte épée 2, ne se
présentèrent plus.
Une armée, dans les temps anciens, avait presque
toujours pour origine une bande de pillards, ou, ce
qui revient au même, de gens ne voulant pas tra-
vailler et résolus de vivre du travail des autres. Na-
turellement, ces brigands, une fois leur autorité re-
connue sur une certaine surface de pays, devenaient
les protecteurs-nés de ceux qui travaillaient pour
eux. L'ordre, nous l'avons dit souvent, a été créé
dans le monde par le brigand devenu gendarme. Les
hommes qui réussirent, avec David, à faire d'Israël
une patrie avaient partagé sa vie d'aventures. Ces
hommes, presque tous Bethléhémites ou Benja-
minites, durent avant tout s'armer; le pillage des
i. Cant., IV, 4.
I. Voir t. l"r, p. 406-407, et ci-après, p. 21, 22, "20, îfc
jli)-25.v. J.-C.) LK ROYAUME UNIQUE. 17
Amaléeites1 les y aida. Beaucoup d'individus éner-
giques des tribus voisines se mirent avec eux.
Les Chananécns ou Hittites paraissent avoir été
dans la bande sur le même pied que les Israélites".
Il y avait aussi des Arabes, des Araméens, des Am-
monites 3. Enfin les Philistins, comme nou> le
verrons, fournirent un contingent considérable.
Parmi ces compagnons, que le fils d'Isaï savait
retenir autour de lui à force d'habileté, de charme,
et surtout en leur procurant de beaux profits, un
homme dominait tous les autres par sa capacité
militaire; c'était Joab, fils de Serouïa *, qui fut le
lieutenant de David dans toutes ses conquêtes,
comme il avait été le principal instrument de sa
fortune. Son frère Abisaï le secondait habilement.
Le dévouement de ces hommes à leur chef ne
connaissait pas de bornes. David était personnel-
lement d'une grande bravoure ; mais il était petit
et ne paraît pas avoir été très résistant à la fatigue.
Un jour, dans une expédition contre les Philistins,
partie de Jérusalem, il fut obligé de s'arrêter à
1. Voir t. Ie', p. 427-4.30.
2. Voir ci-dessus, p. 12.
3. Il Sam., xxiu. Les noms de tribus qui se lisent dans la
liste des gibborim paraissent souvent étrangers à Israël. Malheu-
reusement, ces noms sont fort altérés par le» copistes.
4. Voy. t. 1", p. 437.
n. i.
18 HISTOIRE I>U PEUPLE D'ISRAËL. [1028 av. J.-C]
Nob ' et faillit être tué par un Philistin. A partir do
ce moment, les compagnons firent ce qu'ils purent
pour l'empêcher de payer de sa personne, l'assu-
rant que sa vie était trop précieuse pour être
ainsi exposée, en réalité parce que la présence
de leur ancien chef, devenu roi et légèrement
obèse, était pour eux une gêne, un obstacle à la
célérité des mouvements.
Un singulière émulation de gloire s'alluma entre
ces hommes, qui, n'ayant plus d'autre métier que
la bataille, devinrent des soudards de profession,
uniquement occupés à se raconter leurs prouesses
et à se surpasser les uns les autres. Les yibborïm
(les héros, les braves) devinrent comme un groupe
d'élite, dont on aspirait à être. Il y eut une sorte de
Légion d'honneur des «Trente», comprenant les ■
plus illustres paladins de David. Parmi ces Trente,
on en compta trois, les plus illustres de tous, Joab
mis à part. C'étaient Jasobeam le Hakmonite,
Éléazar fils de Dodo 2 l'Ahohite , Sannna fils de
Agé le Haràritë, tous de la tribu de Juda ou de
Benjamin. Plusieurs plaçaient dans la même caté-
gorie Abisaï et Benaïah. Du vivant même de David,
à ce qu'il semble, se fixèrent par écrit des listes,
1. Il Sam., xxi, 15-17. Je lis... n^D OW1 2Vj2 3UP1.
2. Même nom ijue David.
[Mis «v. J.-C.] LE ROYAUME CNIQOI. 19
souvent peu d'accord entre elles, où étaient les
noms de ces braves, et les petites anecdotes mili-
taires qui se rattachaient à chacun d'eux *.
Voici les noms des gibborim de David.
Jasobeam le Hakmonite, l'un des capitaines. Ce fut lui
qui brandit sa lance sur huit centshommes tués en une seule
lois.
Après lui, Eléazar fils de Dodo, l'Ahohite, l'un des trois
gibborim. Il fut avec David à Pas-Dammim*. Les Philistins
se réunirent là pour le combat et les Israélites se retirèrent.
Lui, il se leva et frappa les Philistins jusqu'à ce que sa main
fût engourdie et comme crispée à la garde de son épée; et
lahvé fit un grand coup de salut en ce jour. Et la masse re-
vint se mettre derrière lui, mais pour piller.
Après lui, Samma fils de Agé, le Hararite. Les Philis-
tins s'étaient rassemblés pour le combat, et il y avait là un
champ plein de lentilles, et le peuple fuyait devant les Phi-
listins. Mais lui, il prit position au milieu du champ, et il
se défendit, et il battit les Philistins, et lahvé fit un grand
coup de salut.
Et ces trois capitaines descendirent, et ils vinrent trouver
David dans la caverne d'Adullam, et la troupe des Philistins
campait dans la plaine des Refaïm, et David était alors dans
la mesouda, et un poste de Philistins était à Bethléhern 3.
1. Il Sain., xxi et xxin (en comparant les passages parallèles,
ï Chron., oh. xi). On peut y joindre les petits récits des chap. v
et VIII.
2. Comp. I .Sam., xvn, 1.
3. Tout ce texte est fort obscur, d'abord parce qu'il a été
altéré par les copistes, puis parce qu'il est singulièrement con-
tradictoire. On n'était pas d'accord sur l'endroit où se trouvait
20 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 uv. J.~C ]
Et David eut un désir, et dit : « Ahl si je pouvais avoir un
peu d'eau du puits de Belhléhem qui est à la porte ' î »
Alors les trois gibborim se frayèrent un chemin à travers
le camp des Philistins, et puisèrent de l'eau du puits de Beth-
léhem qui est près de la porte, et ils l'apportèrent à David.
Mais celui-ci ne voulut pas la hoire, et il en fit une libation à
tahvé, en disant : « Iahvé me préserve d'une pareille chose !
Cetteeau est du sang d'hommes, qui l'ont conquise au risque
de leur vie. »
Voilà ce qu'ont fait les trois gibborim 2.
Et Abisaï, frère de Joab, fils de Serouïa, était aussi
un capitaine. Et il brandit sa lance sur trois cents tués, et son
renom égala celui des Trois. 11 fut plus estimé que les Trente,
et il fut leur chef; mais il n'arriva pas jusqu'aux Trois.
Et Benaïah, fils de Joïada, fils d'un brave de Qabseël,
qui avait fait beaucoup de prouesses. Ce fut lui qui tua les
deux Ariel de Moab 3; ce fut lui aussi qui descendit et tua
David quand il demanda de l'eau de Belhléhem. Les uns croyaient
qu'il était à Sion (mesouda, comp. II Sam., v, 7, 9, 17), et le
récit actuel est conçu dans cette hypothèse. D'autres plaçaient
l'épisode à l'époque où David était dans la caverne d'Adullam.
Cette observation, d'abord marginale, a passé dans le texte,
qu'elle rend incohérent. "pyp *?X est une intercalation du même
genre. Comp. I Chron., XI, 15. Le caprice de David et l'obsé-
quiosité des trois capitaines se comprennent mieux, rapportés au
temps où David était roi qu'au temps où il était hors la loi. Toute
la topographie de l'incident a pour centre Sion, non Adullam.
1. Cette eau devait être plus fraîche que celle qu'on pouvait
boire à Sion.
2. Les trois ijibborim sont donc les trois héros qui précèdent,
connus aussi sous le nom de ros-salls ou capitaines.
3. Bizarrerie, que l'iuscriplion île Mésa (lignes 12, 17-18) n'ex-
plique nullement.
[I025.v. i.-C] LE ROYAUME UNIQUE. f\
le lion dans la fosse, par un jour de neige '. Il tua aussi
l'Égyptien très bel homme, et, dans la main de l'Egyptien, il
y avait une lance. 11 descendit vers lui avec un bâton, et il
arracha la lance de la main de l'Égyptien, et il le tua avec
sa lance2. Voilà ce que fit Benaïah fils de Joïada. Et son re-
nom égala celui des trois gibborim. Il fut plus estimé que
les Trente; mais il n'arriva pas jusqu'aux Trois. Et David le
préposa à sa garde 3.
Asaël, frère de Joab, fut un des Trente;
Ëlhanan, fils de Dodo4, de Bethléhem;
Samma le Harodite6;
Éliqa le Harodite;
Hélèsle Paltite;
Ira, fils de Iqqès, le Thécuite;
Abiézer l'Anatotite;
Sibbekaï de Husa;
Salmon PAhohite;
Maharaï de Netofa ;
Héleb, fils de Baana, de Nelofa;
Itlaï, fils de Ribaï, de la Gibéa des Benjaminite?;
Benaïah de Firaton ;
Houraï de Nahalé-Gaas;
Abiel de Arba ;
Azmaout deBahourim;
f. Pour prendre les lions, on creusait des fossés, qu'on
recouvrait très légèrement. Eu temps déneige, surtout, le piège
était facile à dissimuler.
2. Prototype de la légende de Goliath.
3. Je lis imD&'D W. Ce sont les Kréti-Pléti. Voy. ci-après,
p, 29 et suiv.
i. Le même probablement que II Sain., xxi, 19.
5. Doublet du second gibbor, ci-dessus.
82 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J.-C]
l.liahba de Saalbon;
Ilasem le Gilonite;
Jonathan, fils de Samnia, lellararite;
Ahiam, fils de Sacar, le Hararite;
Eliphélet, fils de Ahasbaï, de Maaka;
Eliam, fils d'Ahitophel, le Gilonite;
Hesraï le Carmélite;
Paaraï l'Arbite;
Igaal, fils de Natan, de Soba;
Bani le Gadite;
Seleq l'Ammonite;
Naharaï de Beërotb, l'écuyer de Joab, fils de Serouïa;
Ira le Jitrite;
Gareb le Jitrite ;
Ouriah le Hittite.
En tout trente-sept.
Quelques autres anecdotes militaires du temps
nous ont été conservées, à ce qu'il semble, par la
main même qui a tracé la liste des gibborim 4.
Et il y eut encore un combat entre les Philistins et Israël.
Et David descendit avec ses gens, et ils combattirent les
Philistins. Et David se trouva fatigué, et ils s'arrêtèrent à
Nob. Et un homme de la race des licfaïm*, qui portait une
lance dont l'airain pesaii trois cents sicles, et qui était ceint
d'une ceinture de fer5, parlait de tuer David. El Abisaï, fils
de Serouïa, vint à son secours, et frappa le Philistin, et le tua.
1. II Sam., xxi, 15 et suiv.
t f/est-à-riire dos géants. Voy. t. 1", p, 406-407.
3. Mot inintelligible, toxte défectueux.
[4025 «t. J.-C.] LE ROYAUME UNIQUE. 23
Alors les hommes de Davià lui fireni ce serment : « Tu ne
sortiras plus désormais avec nous pour lu bataille, de pour
que le flambeau d'Israël ne vienne à s'éteindre. »
ht il y eut encore après cela un combat à Nob* avec les
Philistins. Alors Sibbekaï, de la famille de Housa, tua SaH
homme de la race des Refaim.
Et il y eut encore un combat à Nob 2 avec les Philistins,
et Elhanan fils de Dodo, de Bethléhem, tua Goliath le Gat-
lite, qui avait une lance dont le bois était de la longueur
d'une gaule de tisserand.
Et il y eut encore un combat à Nob, et il y eut là un
géant, et les doigts de ses mains et les doigts de ses pieds
éi aient six et six : en tout vingt-quatre. C'était aussi un fils
des Refaim, et il injuriait Israël, et Jonathan, fils de Siméa,
frère de David, le tua. Ces quatre étaient nés de la race des
lie faim, à Gath, et ils tombèrent par la main de David et
par la main de ses gens.
t. Le texte porte Gob ; mais il n'y a pas de localité de ce nom.
2. Le texte porte Gath, leçon invraisemblable, pour Gob ou
Nob. Le passage paraît avoir pour but de relever toutes les ba-
tailles philistines qui eurent lieu à Nob.
CHAPITRE ÎI1
BOLE DES PHILISTINS DANS L'ORGANISATION D'iSRAEL.
Ces notes d'une épopée qui n'est jamais arrivée
à sa pleine éelosion nous donnent, de la vie hé-
roïque d'Israël au onzième siècle avant J.-C, un
tableau qui ressemble singulièrement à celui que
nous offrent les poèmes homériques de la vie hé-
roïque des Hellènes vers le même temps. Une telle
ressemblance vient peut-être en partie de ce que
les Philistins, qui furent, dans l'ordre des choses
militaires, les maîtres d'Israël \ étaient eux-mêmes
une peuplade d'origine carienne ou Cretoise, très
analogue aux Pélasges, et que certains rapproche-
ments mettent en rapport avec les bandes du cycle
troyen2. L'autre épopée d'Israël, celle de Samson,
1. Comp. Exode, xiu, 17.
2. V. t. l«, p. 157-15X, 345-346. Voir surtout Gen. x, M (en
ebservant la transposition), et Amos, ix, 7. Le rapprochement
[1025 av.J.-C] LE KO Y AU ME UNIQUE. 25
naît aussi d'un contact intime d'Israël avec les
Philistins. On dirait que les Philistins possédaient
des branches du cycle homérique et inspiraient
l'esprit épique autour d'eux.
Une circonstance, en effet, dont la portée ne sau-
rait être exagérée, est la part que les Philistins
semblent avoir eue dans l'œuvre organisatrice d'Is-
raël. Ce n'est pas la seule fois qu'on ait vu, dans l'his-
toire, l'ennemi héréditaire devenir pour la nation
rivale un éducateur. La lutte contre les Philistins
avait fait la royauté d'Israël; David avait passé dix-
huit mois de sa vie au service du roi de Gath, et il
avait pris à cette école quelques-unes des données
qui firent sa force; Gath lui fournit toujours des
hommes de confiance et des auxiliaires1. Cet
Obédédom, dont la maison servit quelque temps
d'abri à l'arche, était de Gath2. On apprend beau-
coup de ceux que l'on combat. L'intelligence singu-
lièrement ouverte de David sortit, grâce à des rela-
tions suivies avec une race plus milicienne qu'Is-
raël, du petit, système stratégique dont les tribus sé-
mitiques avaient la plus grande peine à se dégager.
d'Akîs et d'Anchises, insuffisant par lui-même, prend des autres
rapprochement une certaine plausibilité.
1. II Sam., xv, 18 et suiv. V. ci-après, p. 30-31
S, II Sam., vi, 10, 11.
26 HISTOIRE I>U PEU PL E D'ISRAËL. [1025 av. J.-C!
Les premières années de David se passèrent à
continuer les guerres qui avaient rempli le règne
précédent. Nous avons vu le malheureux Saùl finir
au cours d'une expédition que les Philistins avaient
poussée jusque dans la plaine de Jezraël, et dont
l'objectif est difficile à déterminer. Quelle fut la
suite de la bataille des monts Gelboé? Que fit l'armée
victorieuse, si loin de son centre d'opération? On
l'ignore. Il est probable que la victoire des Philis-
tins fut sans conséquence durable. En effet, les
campagnes de David devenu roi et de ses lieute-
nants eurent toutes lieu, non du côté de Jezraël,
mais sur les frontières mêmes du pays des Philis-
tins, vers Nob, et dans la plaine qu'on appelait
« plaine des Refaïm » 4.
Le récit de ces expéditions a conservé, dans la
Bible, sa forme la plus antique2. Iahvé s'y montre
stratège accompli et prend part lui-même au com-
bat. La bataille de Baal-Peracim, surtout, laissa
de profonds souvenirs 3. Lorsque les Philistins ap-
prirent qu'on avait oint David comme roi de tout
1 . Plaine au sud-ouest de Jérusalem.
2. Il Sam., v, 17 et suiv. Anecdotes militaires relatives à cette
campagne, dans la liste des gibborim, II Sam., XXIII, 13 et
suiv.
3. Allusion à cette bataille dans Isaïe, xxvni, 21.
{10-25 av. i.-C.l LE ROYAUME UNIQUE. Î7
Israël, ils voulurent s'emparer de sa personne. Da-
vid l'apprit, et il se réfugia dans la forteresse de
Sion !. Les Philistins, n'ayant pu le saisir, se ré-
pandirent dans la campagne. David consulta ïahvé :
« Marcherai-je contre les Philistins? Les livreras-
tu en mes mains ? » Iahvé répondit affirmative-
ment. Les Philistins furent complètement battus;
ils s'enfuirent, laissant sur le champ de bataille
leurs insignes religieux, qui tombèrent entre les
mains de David.
Une autre fois, les Philistins montèrent et cou-
vrirent la plaine des Refaïm. Et David consulta
Iahvé, qui lui dit : « Tu ne les attaqueras pas par
devant; tourne leurs derrières, et va jusqu'aux
bekaim i. Et, quand tu entendras le bruit de pas
dans les cimes des bekaim, alors donne vivement;
car c'est le moment où Iahvé se mettra à votre tête
pour frapper le camp des Philistins. y> Et David agit
selon Tordre que Iahvé lui avait donné, et il battit
les Philistins de Géba à Gézer 3. D'autres expédi-
tions eurent lieu encore ; mais nous n'en possédons
pas les détails*.
1. TPI, leçon fautive, comme l'a bien vu le rédacteur des
Chroniques. Il faut un verbe dans le sens de Cm.
2. Espèce d'arbres, difficile à identifier.
3. II Sam., v, 22-25.
4. Jftid., vi, 1. La suite a été supprimée.
Î8 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. J -G.)
Nob, aux portes de Jérusalem, fut le théâtre de
beaucoup de ces luttes héroïques1. Les légendes
qui roulaient autour de cet endroit se rapportaient,
en général, à des combats singuliers entre des Is-
raélites et des géants philistins. David absorba plus
tard toutes ces légendes. On supposa que, dans son
enfance, fort de l'appui de Iahvé, il avait terrassé
avec sa fronde un de ces monstres bardés de fer 2.
A partir de David, les Philistins, tout en con-
tinuant leur existence nationale dans leurs cinq
villes militaires, et en se montrant par moments
des voisins désagréables, cessent d'être un danger
permanent pour Israël. David les dompta, mais ne
les conquit pas. Il n'est pas certain qu'il aitfait une
guerre offensive dans les cantons proprement phi-
listins, ni pris une seule de leurs villes 3. Mais il
leur interdit absolument le pillage d'Israël, et lira
de leurs mains « le joug de l'hégémonie* ». Les
Philistins furent les seuls ennemis avec lesquels
David observa les lois de la modération. Il avait
conscience de ce qu'il leur devait, et peut-être
1. Voy. ci-dessus, p. 23.
2. I Sam., xvn, 2 et suiv
3. FI Sam., xxi, 20. _J"i:i est pour 313 ou 3"U. Le passage
I Chron., xvm, 1 est un changement arbitraire du passage
obscur II Sam., vin, 1. Cf. I Rois, n, 39.
i. II Sam., VIII, 1, altéré en Chron.
[1035 «v. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 29
l'expérience qu'il avait faite de leur supériorité
militaire lui inspirait-elle un certain mépris pour
les petites bandes hébraïques et araméennes. Cette
appréciation de soudard émérite lui suggéra une
idée qui e'ut sur la constitution de la royauté israé-
lite une influence décisive.
Presque tous les États sémitiques, pour durer,
ont eu besoin de l'appui d'une milice étrangère1, la
race sémitique de type arabe, par suite de ses ha-
bitudes anarchiques, étant incapable de fournir des
gendarmes, des gardes du corps. C'est ainsi que le
khalifat de Bagdad fut obligé, depuis le ixe siècle,
de prendre à son service des milices turques, au-
cun Arabe ne voulant se prêter à emprisonner un
Arabe, encore moins à le mettre à mort. Ce furent, à
ce qu'il semble, des pensées de cet ordre qui por-
tèrent David à lever chez les Philistins un corps
de mercenaires, dont il fit ses gardes et qu'il
chargeait des exécutions. C'est ce qu'on appelait
les Kréti-Pléti *. Le mot Créti désignait les Phi-
listins comme originaires de Crète2; le mot Pléti
serait une abréviation populaire pour Plesti, « Phi-
1. H Sam., vin, 18; xv, 18; xx, 7, 23; I Rois, I, 38, 44 ;
I Chron., xviu, 17.
"2. I Sam.,xx\, 14; Soph., H, 5; Ezéch., xxv, 16, et les textes
relatifs à Caphtor, Gen., x, 14; Araos, ix, 7; Jéréin., xlvii, 4;
De ut., u, 23.
30 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 av. l.-C )
listin ». Des Caricns ', distincts ou non des Philis-
tins, paraissent aussi avoir figuré parmi ces corps
de soudoyés étrangers nu service des rois d'Israël.
Enfin, nous voyons figurer dans l'année israélite
un corps de Gittim ou gens de Gath 2. L'Aryen mi-
litaire primitif égalait le Sémite hébréo-arabe on
bravoure; il le surpassait en fidélité, et, quand on
voulait fonder quelque chose, on avait recours à lui.
Les Kréti-Pléti nous apparaissent comme analo-
gues aux Germains, gardes du corps des empereurs
romains; aux Suisses, gardes du corps des rois de
France, de Naples; aux Scythes, soldats de police
chez les Grecs. Ces Kréti-Pléti avaient pour chef
Benaïah, fils de Joïada 3, qui figure à côté du sar~
saba, et ils ne furent établis, paraît-il, que vers la
fin du règne de David. La liste des gibborim n'en fait
aucune mention l, et désigne par un autre mot les
fonctions de Benaïah auprès du souverain. Après
David, le corps put subsister sous le môme nom,
bien que n'étant plus composé de Philistins, comme
t. II Rois, xi, 4, 19, et le ketib «le II Sam., xx, 23 ; c'est peut
êire la bonne leçon. Sur le rôle des Cariens comme mercenaires,
vuy. Bérod., Il, 15-2; V, 66, 111 ; Tité-LWe, XXX Vil, 40.
2. Il Sam., xv, 18 et suiv.
3. Sam., vin, 18 (lisez h'J au lieu de 1 ); NX, 23.
i. Les Kréti-Pléti et les gibborim sont mentionnés comme
des corps distincts, 11 Sam., xx, 7.
[1085 av. J.-CJ LK KO Y AU M K UNIQUE. «1
ici laines gardes suisses purent être composées de
soldais qui n'étaient nullement nés dans les can-
tons helvétiques.
L'importance que prirent les Kréti-Pléti ou Cavim
fut bientôt de premier ordre. Ce lurent eux qui
firent échouer les tentatives d'Absalom, de Sébafîls
de Bikri, d'Adoniah; ce furent eux qui assurèrent
le trône à Salomon. Quoique Gath n'ait jamais
appartenu à David1, des Gittites, surtout un cer-
tain Ittaï, paraissent être entrés dans sa familial il i'
la plus intime 2. Étrangers à l'esprit théocratique,
peut-être même au culte de Iahvé, plus étrangers
encore au vieil esprit patriarcal, qui faisait du vrai
Israélite une matière si réfractaire au principat, ces
sbires étaient presque la seule force dont disposât une
royauté, toujours battue en brèche par les prophètes,
à la fois tribuns exaltés et utopistes réactionnaires.
A défaut d'une classe militaire nationale, ils consti-
tuèrent une force publique détestée des lliéocrates,
mais au fond très nécessaire; car nul, autant que
l'utopiste, n'a besoin du gendarme, qui maintient
provisoirement un présent supportable, en attou-
1. Comp. I Rois, H, 39 (le passage 11 Rois, xu, l!s, renferme
quelque faute); Amos, vi, "2. Les passages l Chrou., xviu, I, et
Il (lliron., XI, 8, ont très peu de valeur.
2. II Sam., xv, 19 et suiv.; xvm, 2 et suiv.
98 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1025 «t. J.-C.J
dant une perfection idéale, qui ne vient jamais.
Une nation ne se forme que par l'extinction vio-
lente des diversités. L'extinction des diversités se
fait rarement sans un noyau de milices étrangères;
car la milice étrangère est plus forte que le soldat
indigène pour mettre les gens d'accord, pour vaincre
les oppositions intérieures, les tendances sépara-
tistes. Les Philistins fournirent cet élément de
cimentation à Israël. Ils ne faisaient en cela que
continuer le métier de mercenaire, qui paraît avoir
été leur premier état *. Vers le temps des luttes entre
l'Assyrie et l'Egypte, ils furent écrasés, comme
Israël, par le passage des grandes armées. Ils eurent
cependant une fortune singulière. Plus rapprochés
delà côte, et plus connus des Grecs que les Israé-
lites, ils donnèrent leur nom au pays; la terre
d'Israël fut désignée dans le monde sous le nom de
« terre des Philistins », Palestine 2.
Il est rare qu'une grande influence exercée par
une nation sur une autre ne laisse pas sa trace dans
les mots. Beaucoup de mots philistins furent sans
doute introduits dans l'hébreu, à l'époque de David.
La langue des Philistins était, connue nous l'avons
I. Voir t. I», p. 157-158.
% Ila).au<m>ï). Hérodote.
[ivïb av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 33
dit !, un dialecte pélasgique, inclinant tantôt vers
l'hellénique, tantôt vers le latin. Nous sommes
portés à croire que c'est à cette influence profonde
des Philistins sur Israël, vers mille ans avant Jésus-
Christ, qu'il faut rapporter l'introduction dans la
langue hébraïque de ces mots d'apparence grecque
et latine, désignant presque tous des choses mili-
taires ou exotiques, qui se trouvent dans les textes
les plus anciens. Tels sont prbr ou prbl 2, où je
crois reconnaître le mot peribolos, le circuit des
fortifications d'une ville, la banlieue; méfiera, équi-
\d.hnlkmachœra, épée; peut-être mehona qui serait
machina 3; lisha qui a tout à fait le sens de lesché;
captor, qui rappelle capitul \ chapiteau, et surtout
ce singulier mot pellex, avec le sens de courtisane 5,
qui a fait partie des langues sémitiques dès une
époque très reculée 6.
1. Voy. t. Ier, p. 157-158.
2. nais, ins, ^i"id.
3. DjDD, désignant les bases à roulettes des bassins du
temple, est ponctué Til^û par les massorètes ; c'est là sans
doute une étymologie artificielle.
4. "1DDD peut être pour ^nDD, comme ~D")D pour talS.
5. C'^D. On remarquera l'analogie latine de plusieurs de ces
mots.
6. N'est-il pas surprenant aussi que l'endroit de Jérusalem
d'où s'élevaient des exhalaisons pestilentielles s'appelât Aorna ou
Averna, iWlN (II Sam., xxiv, 16; ketib et Septante : 'Opvâ)?
n. 3
CHAPITRE IV
GUERUES DE DAVID.
La lutte victorieuse contre les Philistins et plus
encore l'introduction d'un élément considérable de
mercenaires philistins donnèrent à l'armée israô-
lite une force qu'elle n'avait jamais eue jusque-là.
Aguerries par de tels adversaires, et renforcées
d'auxiliaires qui leur apportaient les qualités d'une
autre race, les bandes de David eurent, sur toutes
les petites nations voisines du pays de Chanaan, une
supériorité incontestée. Les Moabites, les Ammo-
nites, les Édomites le sentirent cruellement. Les
guerres de David avec ces peuplades eurent un
caractère fort différent des campagnes contre les
Philistins. Celles-ci ont quelque chose d'épique et
de chevaleresque. Ce sont des luttes de héros
jeunes, fiers, animés d'un même mépris de la vie.
Les guerres contre les autres tribus sémitiques sont
110-20 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 3S
d'une atroce férocité. Avec les Philistins, David est
un Ulysse ou un Diomède, usant de toutes ses
supériorités contre l'ennemi, mais traitant l'en-
nemi en égal. Avec les autres tribus hébraïques,
c'est un Agathocle, faisant de la cruauté un
moyen de pression. Ces guerres de Peaux-Rouges
sont racontées par le narrateur contemporain avec
une horrible impassibilité. Un peuple vaincu était
alors un dieu vaincu ; pour lui, il n'y avait point de
pitié.
On ignore le grief que David avait contre Moab,
pays dont il semble qu'il fût originaire par un côté
de sa généalogie , et auquel, dans la première pé-
riode de sa vie, il avait demandé un service essen-
tiel2. La guerre contre Moab laissa des souvenirs
dont la part principale, savoir l'anecdote obscure
des Ariel de Moab, se rattachait à Benaïah fils de
Joïada 3. David agit envers une population qui lui
était si proche parente avec une cruauté épouvan-
table. On fit coucher tous les Moabites * à terre,
sur une même ligne ; on les mesura au cordeau;
on les tua sur les deux tiers de la longueur; on
1. Si du moins la donnée fondamentale du livre de Ruth o'esi
pas fictive.
2. Voy. t. Ier, p. 419.
3. II Sam., xxiii, 20. Voir ci-dessus, p. 20, note 3.
i, Sans doute, il s'agit de l'armée seulement.
3b HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1020 av. I.-C.J
laissa vivre l'autre tiers 4. Moab fut réduit a l'état
de vassalité et condamné au tribut envers Israël.
Édom ressentit aussi le poids des armes de
David2 . Les Édomites furent défaits dans la vallée
du Sel, au sud de la mer Morte. Le pays fut oc-
cupé; Édom devint sujet d'Israël. Joabfut chargé de
l'extermination de la race, et s'acquitta de cette mis-
sion avec sa froide cruauté. Le roi fut tué ; son fils,
Hadad ou Hadar, s'enfuit avec quelques officiers
de son père, à travers le désert de Pharan. Il en-
traîna avec lui un grand nombre de Pharanites, et
toute la bande vint en Egypte, auprès du roi de Ta-
nis. Hadad plut beaucoup à ce prince, qui lui donna
une maison, des terres, un revenu, et lui fit épouser
la sœur de sa femme, Ahotep-nès 3, dont il eut un
fils nommé Genubat. Celui-ci fut élevé dans le
palais du roi, avec les fils du roi *.
La lutte contre les Ammonites présenta un ca-
ractère particulier de gravité, et eut pour consé-
quence des guerres sur des territoires éloignés,
qu'Israël n'avait jamais visités en armes. Nahas, le
1. II Sam., vm, 2.
"2. 11 Sam., vm, 13-14 (corrigé par le grec), en comparant
I Chron., xvm, 12, 13; I Rois, XI, 14 et suiv. ;Ps. lx, titre.
3. Le texte porte D^Dnn mnx. Il faut sans cloute lire
D'asmnK.
4. I Rois, xi, 14 et suiv.
[40-20 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 37
roi vaincu par Saùl, avait rendu des services à David.
Après la mort de Nah as, David envoya quelques-uns
de ses officiers offrir ses condoléances à Hanoun, fils
et successeur de Nahas. Les chefs ammonites furent
très malveillants, soutinrent que ces ambassadeurs
étaient des espions, chargés de préparer une atta-
que contre Rabbath-Ammon. Les envoyés d'Israël
eurent à subir les derniers outrages. Les Ammonites,
sentant bien que David tirerait vengeance de l'in-
jure faite à ses représentants, cherchèrent aide et
secours du côté des populations de l'Hermon. Ils
firent alliance avec les gens de Tob, avec le roi de
Maaka ' , et avec les populations araméennes de
Rehob 2 et de Soba3, qui leur donnèrent un contin-
gent de troupes considérable.
Ce fut une sorte de coalition des populations
l.Le Maaka ouBcth-Maakaétaitla région du Jourdain avant son
entrée dans le lac Houle. Maaka, comme Rehob, est, à l'époque
de David, rangé parmi les peuples araméens.
2. Le liehob ou Beth-Kebob répond probablement au Ouadi
Hasbani ou région du Jourdain supérieur, au pied de l'Hermon.
3. Le site de l'Aram-Soba est douteux; nous pensons que c'est
le Safa, autrefois bien plus peuplé qu'aujourd'hui. L'Aram-Soba
était certainement voisin de l'Aram-Dammesk et du pays d'Am-
mon. Cf. Schrader, Die Keilinschriften und das A. T., p. 182-
183. 11 ne pouvait être, comme on l'a supposé, dans le nord de la
Syrie. Saul y fit la guerre. I Sam., xiv, 47. Cf. I Chron.,xviu, 3.
Voy. t. I,r, p. 407, note i.
38 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [IMO «y. J.-C.J
à l'est et au nord de la Palestine, alarmées de la
force du royaume naissant. Toute l'armée alliée se
réunit devant Rabbath-Ammon *. Les Ammonites
défendaient la ville et ses portes. Les forces israé-
liles s'avancèrent, sous le commandement de Joab.
Cet habile capitaine divisa son armée en deux
corps; l'un d'eux, sous les ordres d'Abisaï, devait
attaquer la ville; l'autre, sous ses ordres, devait
tomber sur les Araméens disséminés dans la cam-
pagne. Les Araméens se débandèrent. Les Ammo-
nites, à cette vue, se renfermèrent dans leur ville.
Joab ne chercha pas à les forcer et rentra dans Jéru-
salem.
Les conséquences de l'entrée en scène des popu-
lations araméennes de l'Hermon et de l'Antiliban
ne s'arrêtèrent pas si vite. Les Araméens de Soba,
de Damas, de Rehob, de Maaka, se remirent en
ligne contre Israël 2. Hadadézer, roi d'Aram-Soba,
était à la tête de la coalition. Sobak, son sar-saba,
1. Aujourd'hui Amman, sur la route du pèlerinage de la
Mecque. Socin, Pal., p. 319.
2. II Sam., vin, 3 et suiv. ; x, 15-17. Ces deux passages sont
doux récits de la même guerre. Les essais pour faire de D^n un
nom do ville ont tous échoué, y compris la tentative de M. Sayce
pour l'identifier avec Alcp (The Academy, 1er sept. 1883). La
Mésopotamie (II Sam., x, 16, et Ps. lx, 2) n'a rien à faire ici.
Rehob, pris pour un nom d'homme (II Sam., vm, 3, 12), est
gurement le résultat d'une confusion.
IIO-'O av. J.-C] LK ROYAUME UNIQUE. 39
conduisait l'armée. David vint on personne com-
battre ce dangereux ennemi. Il passa le Jourdain à
la tête de toute l'armée d'Israël, et livra bataille,
sans doute vers le Ledja. La victoire fut complète;
Sobak fut tué1 . David prit, dit-on, mille sept cents
cavaliers et vingt mille hommes de pied. Il coupa
les jarrets aux chevaux de guerre, et n'en garda
que cent pour lui. Jusquc-la, Israël n'avait eu ni
cavalerie ni chars armés. David jugea sans doute
que ces moyens compliqués ne convenaient pas à
ses gibborim, restés, à beaucoup d'égards, fidèles
aux anciennes pratiques militaires de Juda et de
Benjamin.
L'Ara m de Damas, l'Aram-Soba, l'Aram-Maaka,
et tous les rois vassaux de Hadadézer devinrent
sujets et tributaires d'Israël. David laissa par-
tout des postes militaires2. Ces pays araméens
étaient fort riches. David prit les boucliers d'or
des officiers de Hadadézer, et les fit porter à Jéru-
salem. A Tébah et à Berothaï 3, villes de Hadadézer,
David trouva une très grande quantité d'airain,
1. Il semblerait résulter de II Sam., vm, 3 (cf. I Chron., xvm,
3) que David fit une pointe vers l'Euphrate. Le passage est
obscur; en tout cas, il n'a pas de valeur historique.
2. II Sam., vm, 14. Prendre garde aux confusions de D1N et
DTK. Comp., II Sam., VIII, 13, et Ps. iaxvi, Il (Gra)tz).
3. Villes inconnues, du côté du Safa. Cf. Gen., xxn, 24.
40 HISTOIRE DU PEUPLE D ISRAËL. [1090 ev. J.-C.J
dont il s'empara. Les valeurs d'une ville ou d'une
nation, à cette époque, consistaient principalement
en ustensiles d'or et d'airain. Les contributions
de guerre se payaient par l'enlèvement des vases
de bronze, qu'on cisaillait pour les rendre trans-
portables * .
Toi, roi de la ville chananéenne de Hamath,
adversaire de Hadadézer, ayant appris la victoire de
David, envoya son fils Hadadram pour le féliciter.
Hadadram, apportait avec lui des objets d'or, d'ar-
gent et d'airain, qui allèrent également grossir le
trésor de Jérusalem2 .
Cette expédition d'Aramée frappa beaucoup les
esprits, et, à son retour, David éleva un monument,
sans doute à Jérusalem, pour en conserver le sou-
venir3 . Le cercle des relations d'Israël s'étendait;
on entrevoyait des mondes placés en dehors de
l'horizon visuel des anciens Israélites. Le champ de
l'expédition avait été assez restreint. David n'avait
pas dépassé le cercle araméen du nord de la Pales-
tine, Soba, Damas, Maaka, Rehob; mais le bruit
d'Israël avait été jusqu'à l'Oronle; Hamath s'en
i. II Rois, xxv, 13 ; Corpus inscr. semit., Ire partie, n° 5.
2. II Sam., vill,9etsuiv.;l Chron.,xvin,9 etsuiv.(D"Tinpour
o*mn).
3. II Sam., vin, 13, sens douteux.
[1020 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. «
était ému . On commença à parler de pays qui avaient
été inconnus jusque-là.
L'imagination s'en mêla, et, plus tard, on préten-
dit que David avait été jusqu'à l'Euphrate, parcou-
rant en triomphateur des pays qui ne virent jamais
un gibbor. C'étaient là des exagérations; les armes
israélites s'arrêtèrent vers le Nord, à Hasbeya
ou Rasclieya; du côté de l'Est, elle ne dépassèrent
point Damas, la région des tells et le Safa1 .
Les Araméens vaincus cessèrent de secourir les
Ammonites. L'année suivante, « au moment où les
rois ont coutume de sortir de leurs villes pour se
mettre en campagne » , David envoya Joab au delà du
Jourdain avec toute l'armée d'Israël. Joab ravagea
le pays d'Ammon, et mit le siège devant Rabbath-
Ammon2 . Il prit sans beaucoup de peine la ville
basse, située sur le bord de l'eau. Il lui restait à
prendre la ville haute, avec la résidence royale.
Joab, par une adulation qui montre à quel point
la royauté était déjà fondée en Israël, fit prévenir
David ; « pour que ce ne soit pas mon nom, aurait-il
i. Le passage II Sam., vin, 3, est obscur; le passage I Chron.,
XVIII, 3, l'explique d'une manière arbitraire. De bonne heure, on
perdit la notion vraie de la situation de Soba, et c'est ce qui fit
supposer des expéditions de David dans le nord de la Syrie.
2. Notez que II Sam., XI, 1. et xn, 2l>. se font suite.
48 HISTOIRE DU PEUPLE D^ISRAËL. [1020 av. J.-C ]
ajouté, qui soit prononcé à ce sujet ». David vint et
prit la ville. Il enleva la couronne d'or, enrichie
de pierres précieuses, de dessus la tête du roi vaincu
et la mit sur la sienne. Le butin fut immense. On fit
sortir tout le peuple, et on le massacra de la façon
la plus cruelle. Les uns furent sciés, les autres mis
sous des herses de 1er ou des faux de fer, qu'on
promena sur eux; d'autres furent jetés dans les
fours à briques. Toutes les villes d'Ammon su-
birent le même traitement.
La cruauté a toujours fait partie de la guerre en
Orient. La terreur y est considérée comme une
force. Les Assyriens, dans les bas-reliefs des pa-
lais, représentent les supplices des vaincus comme
un acte glorieux. Le royaume des saints, d'ailleurs,
ne fut pas fondé par des saints. Rien encore, à
l'époque où nous sommes, ne désignait Israël pour
une vocation spéciale de justice et de piété.
On atout à fait faussé l'histoire, en présentant
David comme le chef d'un royaume puissant, ayant
à peu près embrassé toute la Syrie \ David fut roi de
Juda et d'Israël; voilà tout. Les peuples voisins,
hébreux, chananéens,araméens, philistins, jusqu'à
la hauteur de l'IIermon et jusqu'au désert, furent
1. Notez la conception du royaume de David dans Ames, IX, 12.
[10-20 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 43
vigoureusement assujettis, et plus ou moins ses
tributaires. En réalité, sauf peut-être la petite ville
de Siklag1, David ne lit aueune annexion de pays
non Israélite au domaine Israélite. Les Philistins,
les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les
Aramccnsde Soba, de Damas, de Rehob,deMaaka,
furent après lui ce qu'ils avaient été auparavant,
seulement un peu affaiblis. La conquête n'était pas
dans l'esprit israélite. La prise de possession des
terres chananéennes paraissait un fait d'un autre
ordre. On s'habituait, déplus en plus, à l'envisager
comme l'exécution d'un décret de Iahvé. Ce décret
ne s'étendant pas aux terres d'Édom, de Moab,
d'Ammon, d'Aram, on se croyait autorisé à traiter
les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les Ara-
méens avec la dernière dureté, à leur enlever leurs
richesses métalliques, leurs objets de prix, mais
non à prendre leur terre 2, ni à changer leur dyna-
stie. Aucun des procédés des grands empires
à la façon assyrienne n'était connu de ces petits
peuples, à peine sortis de l'état de tribu. Ils étaient
aussi cruels qu'Assur, mais infiniment moins
i. Les hésitations sur l'attribution de Siklag aux tribus de
JucV. ou de Siraéon (Josué, xv, 31 ; xix,5) sont la preuve d'une
rédaction po.-térieure à David.
2. Juges, XI.
44 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1015 av. J.-C]
politiques et moins capables d'un plan général.
L'impression produite par l'apparition de cette
royauté nouvelle n'en fut pas moins extraordinaire.
L'auréole de David resta comme une étoile au front
d'Israël. Nous avons si peu de poésies de ces temps
reculés, que la gloire de David ne nous est arrivée
que par des chants bien postérieurs . Un écho de l'an-
cien lyrisme nous est cependant parvenu dans les
cantiques traditionnels, où presque toujours le nom
de Juda provoque une explosion d'enthousiasme.
Juda, toi, tes frères te loueront ',
Ta main sera sur la nuque de tes ennemis,
Les fils de ta mère se prosterneront devant toi
C'est un petit de lion que Juda;
Tu montes repu du carnage, ô mon fil» ;
Le voilà qui s'étend, qui se couche,
Comme un lion, comme une lionne ;
Qui osera le réveiller ?
Le bâton ne sortira pas de Juda,
Ni le sceptre d'entre ses pieds,
Jusqu'à ce que vienne le pacificateur',
Auquel toutes les tribus obéiront.
Il attache son âne à la vigne a,
Au plan de Soreq le fils de son ânesse;
1. Jeu de mots étymologique.
2. Traduction conjecturale. Le texte est probablement altéré,
3. Juda est si riche qu'il gâche les choses précieuses d'un»
manière insensée.
[1015 av. J.-(.| LE ROYAUME UNIQUE. 45
Il lave son vêtement dans le vin,
Dans le sang du raisin sa tunique;
Les yeux rouges de vin,
Les dents blanches de lait1.
Les oracles rythmés de Balaam étaient comme des
cadres ouverts où toutes les fortes émotions natio-
nales inséraient leur expression. On cita, parmi les
paraboles du prophète araméen, la strophe que
voici2 :
Je le vois; mais ce n'est pas encore;
Je l'entrevois, mais non de près.
Une étoile se lève 3 de Jacob,
Un sceptre sort d'Israël.
Il broie les cantons de Moab,
Il écrase tous les orgueilleux ♦.
Édom sera sa possession,
Ses ennemis lui seront soumis,
Israël remportera la victoire,
Jacob dominera sur eux tous,
Et perdra les restes de Seïr5.
1. Gen., xlix, 8-12.
2. Nombres, xxiv, 17-19.
3. Lisez mï, au lieu de "pi.
4. n*y est impossible. Peut-être DXtt.
5. Les versets 18 et 19 sont pleins de fautes. Je lis "Pi**" pour
"),;,,r, au verset 19; je le supprime comme dittologitjue au v. 18.
Au second membre de ce verset, n©T paraît aussi dittologique.
Au commencement du v. 19, il faut sûrement lire apjn D1T1 au
lieu de ^pi^D T^l.
46 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1015 *y. J.-C.J
Certes, il n'est pas impossible que David, qui
avait du goût pour la poésie, ait composé quelques
chants exprimant son allégresse triomphale et sa
reconnaissance envers Iahvé. Mais aucun des
Psaumes ne paraît sérieusement pouvoir lui être
attribué. Une exception semblerait devoir être faite
pour le Psaume xviii, qu'on lui prêtait, au moins
dès le temps d'Ëzéchias *. La plus grande partie
de ce morceau est l'ouvrage d'un anavite ou pié-
tiste. Il y a cependant quelques versets dont on
peut dire que, s'ils ne sont pas de David, David du
moins en a dû souvent proférer de semblables. —
Un fragment, répété dans deux Psaumes 2, aurait
plus de chance de nous représenter une éructation
poétique du temps du premier roi d'Israël :
Dieu a dit en son sanctuaire :
Or sus! je veux nie partager Sichem,
Mesurer au cordeau la vallée de Succuth.
A moi Galaad! à moi Manassél
Éphraïm est la tour crénelée de ma tê»e,
Juda est mon sceptre.
Moab est le bassin où je lave mes pied»;
1. II Sam., xxn.
2. Ps., lx, 8-11; gviii, 8-11. Les tentations qu'on pounvlt
avoir d'attribuer à David le Ps. ex ne doivent pas être écoutées.
La question sera traitée dans le t. III.
(NH5 av. J.-C,] LE ROYAUME UNIQUE. 47
Sur Édom, je jette ma sandale * ;
Sur les Philistins je pousserai des cris de liiomphc.
Qui me conduira à la ville forte a?
Qui saura me mener à Édom?
Pendant des siècles, ce genre dithyrambique,
fondé sur la sonorité des noms géographiques et
l'agencement hnbile d'un oetit nombre de mots
poétiques, continua de fleurir, presque dans les
mômes termes, chez les nations sémitiques de la
Syrie. La date de pareils poèmes est souvent difficile
à assigner, et elle est presque indifférente à savoir.
Que le petit morceau que nous venons de citer soit
ou ne soit pas de David, cela n'a pas grande portée,
puisque, si David ne composa pas mot pour mot ce
morceau tel qu'il est, il chanta ou plutôt il déclama
d'une manière qui avait avec ledit morceau la plus
complète analogie.
I En guise de prise de possession.
2. feut-étrePétra.
CHAPITRE V
LA BELIGlûN SOUS DAV.'ii.
Le règne de David marqua dans le progrès du
iahvéisme un pas considérable '. David paraît
avoir été un serviteur de Iahvé bien plus exclusif
que Saul. Iahvé est son protecteur; il n'en veut pas
d'autre. Il a un pacte avec Iahvé, qui doit lui don-
ner la victoire sur ses ennemis, en retour de l'as-
siduité de son culte. Pas un mouvement de piété
pure ne paraît s'être fait jour dans cette âme
essentiellement égoïste et iermèe à toute idée dés-
intéressée. Entre David et Iahvé, comme entre
Mésa et Gamos 2, il y a un prêté-rendu d'une exac-
1. La partie religieuse du règne de David ne nous est connue
qu<' par des documents postérieurs de trois cents ans à peu près.
Il n'en faut tenir compte que pour le fait de la translation de
l'arche à Sion, qui pourrait presque se conclure de l'érection du
temple de Salomon.
S. Inscription de Daibon.
[101S av. J.-C.J LE HOYACME GNIQUfi. 49
titude absolue. Iahvé est un dieu fidèle, solide, sûr;
David est un serviteur fidèle, solide, sûr *. Les succès
de David sont les succès de Iahvé. La fondation du
nouveau royaume fut de la sorte censée être une
œuvre de Iahvé. Le iahvéisme et la dynastie davi-
dique se trouvèrent intimement associés.
Nul sentiment moral, du reste, chez Iahvé, tel
que David le connaît et l'adore. Ce dieu capricieux
est le favoritisme même ; sa fidélité est toute maté-
rielle; il est à cheval sur son droit jusqu'à l'ab-
surde. Il se monte contre les gens, sans qu'on sache
pourquoi. Alors on lui fait humer la fumée d'un
sacrifice, et sa colère s'apaise2. Quand on a juré
par lui des choses abominables, il tient à ce qu'on
exécute le hérem. C'est une créature de l'esprit le
plus borné ; il se plaît aux supplices immérités.
Quoique le rite des sacrifices humains fut antipa-
thique à Israël, Iahvé se plaisait quelquefois à ces
spectacles. Le supplice des Saùlides, à Gibéa, est
un vrai sacrifice humain de sept personnes, ac-
compli devant Iahvé, pour l'apaiser 3. Les « guerres
1. Notez les sens du mot jCX, également applicable à Dieu et
i l'homme.
c2. I Sam., XXVI, 19.
3. II Sam., xxi, 6, 9, nw ^D1?, mrr1?. Comp. ©D31? fin.
luscriutioa de Mésa, lignes 11-12.
* lu *
50 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1015 av. J.-C.]
de Ialivé » finissent toutes par d'affreux massacres
en l'honneur de ce dieu cruel *.
De cette préférence, hautement proclamée et
presque affectée, pour Iahvé, s'ensuivait-il, de la
part de David, une négation formelle des autres
dieux? Non certes. Un très ancien narrateur 2 lui
met dans la bouche, quand il est persécuté, un
discours où il maudit ses ennemis, qui, en le chas-
sant du pays de Iahvé, le forceront à servir des
dieux étrangers ; tant il était reçu qu'on pratiquait
la religion du pays où l'on entrait. Durant son règne,
David ne paraît pas avoir commis un seul acte d'in-
tolérance religieuse. Iahvé ordonne quelquefois des
massacres, des actes sauvages3; niais il n'est pas
encore jaloux, fanatique de son culte exclusif,
comme il le sera plus tard. Pas une des atrocités
que Iahvé conseille à David n'a pour but de chasser
un dieu rival. Bethsabée etBenaïah parlent à David
de Iahvé comme de son patron ou de son dieu
domestique, jamais comme du dieu absolu : « Iahvé,
ton Dieu...; Iahvé, le dieu de monseigneur le
i. Comparer Mésa, lignes 16-18.
2. I Sam., xxvi, 19.
3. Noter surtout l'épisode du recensement (II Sam., xxiv, fort
ancien, du même auteur que le cli. xxi, où est raconté l'épisode
des Saùlides crucifiés).
Lioi;. av. J.-C.) LE ROYAUME UNIQUE. 5|
roi l...» Aucune dénomination cjivine o'était encore
exclusive des autres. Parmi les noms des fils de
David, il en est plusieurs où Ton mettait indiffé-
remment Baal ou El. Ainsi celui qui est appelé
Éliada dans certains textes historiques, est nommé
dans d'autres Baaliada 2.
On.peut comparer une telle situation religieuse à
celle d'un franciscain exalté du moyen âge. Aux
yeux de ses fidèles, François d'Assise avait, sur tous
les autres patrons célestes, une immense supério-
rité. Le dévot de saint François ne perdait pas une
occasion de déclarer qu'il ne voulait pas de protec-
tion en dehors de celle de saint François, que toutes
les protections lui paraissaient peu de chose auprès
de celle-là, qu'il voulait devoir son salut à saint
François tout seul; assertions qui l'entraînaient à
une sorte de dédain apparent pour le commun
des bienheureux. Gela impliquait-il, cependant,
que, dans sa pensée, il fallût détruire les églises des
autres saints, les chasser du paradis? Non; c'était
l'expression ardente d'une adulation qui impliquait
bien dans la forme quelque chose de peu flatteur
pour la foule des personnages surhumains, mais non
la négation directe de leur existence. Le francis-
1. I Rois, i, 15 et suiv., 37 et «uir.
2. Voy. 1. 1", p. 398, 450.
52 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. MOIS av. J.-C.J
cain le plus convaincu n'en invoquait pas moins
saint Roch en temps de peste, ou saint Nicolas en
ses voyages de mer. Ainsi David put très bien n'avoir
ostensiblement le culte que d'un seul dieu protec-
teur, sans trouver mauvais qu'un de ses fils s'ap-
pelât Baaliada, ni qu'on sacrifiât à Milik sur les
hauteurs voisines de Jérusalem, ni que, tour à
tour, dans un même endroit, on sacrifiât à Iahvc,
à Baal et à Milik. Sur les cachets hébreux prove-
nant de Jérusalem, et qui paraissent remonter aux
temps anciens de la royauté, le composant Milik se
présente souvent f.
Ce n'est pas directement, d'ailleurs, cest indi-
rectement et par voie de conséquence que David
exerça une influence de premier ordre sur la direc-
tion religieuse d'Israël. Par la construction de Jéru-
salem, il créa la future capitale du judaïsme, la
première ville sainte du monde. Gela ne fut guère
dans ses prévisions. Sion et les lourds bâtiments
qui la couronnaient furent pour lui une forteresse,
rien de plus. Cependant il posa la condition de la
destinée religieuse de cette colline ; car il commença
d'y centraliser le culte national. Iahvc s'acheminait
1. De Vogué : Mél. d'arch. orient., p. 138 ; Lévy (de Breslau),
Gemmen, p. 38, 44; Clermont-Ganneau, dans le Journal asiat.,
mars 1883, p. 130
[1015 av. J.-C.l LE ROYAUME UNIQUE. .r.3
lentement vers la colline qu'il avait choisie. Grâce à
David, l'arche d'Israël trouva sur la colline de Sion
la fin de ses longues pérégrinations.
Nous avons laissé le meuble sacré à Kiriat-Ioarim,
dans la maison d'Abinadab, sur la hauteur. Par
suite de la funeste bataille d'Afek \ l'arche avait été
perdue pour Silo et la tribu d'Éphraïm, qui l'a-
vaient gardée auparavant. David tenait essentielle-
ment à doter sa nouvelle capitale de cet objet, dont
l'importance politique ne pouvait échapper à son
esprit clairvoyant. La cérémonie de translation fut
solennelle 2. La distance de Kiriat-Iearim à Jéru-
salem est d'environ deux lieues. On fit un char neuf,
sur lequel on mit le précieux coffre avec ses keroub :
des boeufs le traînaient. Les deux fils d'Abinadab,
Uzzaet Ahio, marchaient en tête. David et le peuple
dansaient devant Iahvé, au son des cinnors, des
harpes, des tambourins, des sistres et des cymbales.
Iahvé était un dieu terrible; on se rappelait que
les Philistins n'avaient pas voulu garder chez eux
cet hôte redoutable, et l'avaient renvoyé pour qu'il
devînt ce qu'il voudrait. Un accident qui survint
dans le cortège troubla l'enthousiasme joyeux. Un
l.Voy. t. I", p. 377.
2. II Sam., vi, récit vrai au fond, entouré de circonstances
légendaires.
54 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [i(M5 av. J.-C]
des fils d'Abinadab, ou peut-être simplement un
des hommes du cortège, tomba évanoui, et, dit-on,
mourut. Cela parut une marque du mécontente-
ment de Iahvé. On s'arrêta. « David eut peur de
Iahvé ce jour-là, » et, ne voulant point amener
l'arche à Sion, il la fit déposer dans la maison d'un
certain Obédédom ', qui devait être située vers les
abords nord-ouest de la ville actuelle. Obédédom
était un de ces Gattites qui s'étaient attachés à la
fortune de David. Sa qualité de non israélite faisait
peut-être croire que Iahvé serait moins exigeant et
moins sévère envers lui qu'envers ceux qui avaient
à son égard un pacte plus spécial; peut-être aussi
Obédédom, étranger à la religion de Iahvé, fut-il
moins effrayé que les autres des responsabilités qu'il
encourait, et laissa-t-il faire.
L'accident de la route donna bien vite naissance
à des légendes. On raconta qu'Uzza, ayant vu les
bœufs broncher et l'arche sur le point de tomber,
porta la main pour la soutenir. Or Iahvé ne souffrait
pas plus d'être touché que regardé. Il n'aimait pas
qu'on se mêlât de ses affaires, même pour l'aider.
Il frappa de mort l'indiscret. On fit des remarques
1. Nom singulier. 11 faut peut-être lire Abdadam. Cf. Corpus
inscr. setnit., lrC partie, n° 295, et Journal asiat., avril-juin
1887, p. 469-471 (Berger).
[1015 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 55
sur les noms de lieux. L'endroit où l'accident était
arrivé s'appelait Pérès-Uzza, et il y avait là une aire
dite Gorn-Nakon ou Gorn-Kidon, noms auxquels on
trouva des sens fâcheux.
L'arche resta trois mois dans la maison d'Obédé-
dom, et fut pour cette maison une source de bé-
nédictions. David alors se ravisa, et, voyant que le
coffre portait bonheur, le voulut près de lui, dans
sa ville de Sion. La distance était très peu considé-
rable. David organisa une translation à bras, plus
solennelle encore que la première, et dont on ra-
conta également des merveilles. De six pas en six
pas, on immolait un taureau et un veau gras.
David, revêtu d'un éfod de lin, dansait de toute
sa force devant Iahvé. Le peuple dansait, criait,
sautait à l'entour, au son des trompettes et des
instruments. L'arche fut ainsi amenée jusqu'à
Sion, où on lui avait préparé une tente, sans doute
dans le millo, à côté du palais '.
On sent encore le rythme de ces danses sacrées
dans un cantique, renianié à plusieurs reprises, qui
nous a été conservé dans le livre des Psaumes. Le
début du cantique nous reporte aux temps les plus
antiques du culte d'Israël8 :
1. II Sam., vi, 17.
2. Ps. lxviii, Voy. t. I", p. 194, 207-208. Quelques-unes dei
56 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1015 av. J.-C.l
Que Dieu se lève, et que ses ennemis se dissipent1; que
ceux qui le haïssent fuient devant sa face. Comme disparaît
la fumée, qu'ils disparaissent; comme la cire se fond à l'as-
pect du feu, ainsi périssent tes adversaires, ô Ialivé !...
Chantez à Iahvé, célébrez son nom. Aplanissez la voie à
celui qui s'avance sur son char dans la plaine. Iah est son
nom ; dansez devant lui.
0 Dieu, quand tu sortis à la face de ton peuple, quand tu
t'avanças dans le désert, la terre trembla, les cieux se fon-
dirent, à la vue de Dieu... ce Sinaï... à la vue du dieu
d'Israël.
Montagnes de Dieu, montagnes de Basan; montagnes aux
sommets dentelés, montagnes de Basan, pourquoi jalousez-
vous, montagnes dentelées, la montagne où Iahvé a choisi
de demeurer. Oui, il y demeurera durant toute l'éternité.
Char de Dieu... myriades et milliers d'Israël a, le Seigneur
vient3 du Sinaï dans le sanctuaire...
Le monde a vu ta marche triomphale, ô Dieu, la marche
de mon Dieu, de mon roi, dans son sanctuaire.
En tète, sont les chanteurs, puis viennent les joueurs
d'instruments, au milieu des jeunes filles battant du tam-
bour.
Dans vos groupes, bénissez Dieu, bénissez Iahvé, vous
tous qui êtes de la source d'Israël.
Ici, le petit Benjamin, qui dirige les autres ; ici, les princes
strophes qui suivent peuvent aussi avoir servi pour l'inaugura-
tion du temple sous Salomon. Le psaume eu question paraît com-
posé de fragments liturgiques de diverses époques.
1. Voir t. 1er, p. 207 etsuiv.
2. Lisez sûrement btt-W ^D^K. C«mp. Nombres, x, 36. Voy.
t. 1er, p. 208, note 2.
3. Lisez i^DD N2. Cf. Deut., xxxm, 2.
[1015 av. J.-C.J LE ROY AU M E UNIQUE. 57
de Juda et leur troupe; là, les princes de Znbulon, les princes
de Nephtali...
Planez la route1 à celui qui roule son char sur la voûte
des cieux éternels. Quand il fait éclater sa voix, c'est une
voix forte.
Sa puissance s'étend sur Israël, sa force sur les nuées.
On. offrit de nombreux sacrifices. On distribua
des pains, des gâteaux de raisins secs, les viandes
des sacrifices, et tout le monde fut rassasié. Les
femmes et le peuple furent enchantés de voir David
danser avec eux. Les dames du harem, au con-
traire, ne purent s'empêcher de sourire. Au moment
où l'arche entra dans la ville de David, Mikal, la
fille de Saul, regardait par la fenêtre du palais, et
vit son mari sauter devant Iahvé, selon l'usage
antique, à la grande joie des servantes et des
petites gens. En le retrouvant, elle eut des railleries
arriéres, auxquelles David répondit fort sensément:
« J'aime mieux ce qui me relève aux yeux des ser-
vantes que ce qui me préserverait du ridicule à vos
yeux, » On prétendit que, si Mikal n'eut pas d'en-
fants, ce fut à cause du peu de respect qu'elle té-
moigna en cette circonstance pour Iahvé.
Cette jolie légende paraît être éclose dans le
'. Versets 33-34, lise» 33")S I^D.
58 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [d015a*. J.-&)
monde prophétique du temps d'Ézéchias. Elle
semble répondre à l'antipathie des femmes de
la cour pour les dévotions iahvéiques, et à
l'espèce de respect humain qui empêchait les
gens du monde de s'y livrer. Si David fit à Mikal
la réponse que l'on dit, il eut certes mille fois
raison. Par l'installation de l'arche à Jérusalem,
il venait d'accomplir un acte de politique d'im-
portance capitale.
CHAPITRE VI
l'arche a sion.
A partir du jour où l'arche devint ainsi sa voisine
et presque sa vassale, David fut essentiellement
l'homme de Iahvé et d'Israël. Sa royauté prit un
caractère religieux que n'avait pas eu celle de Saùl.
David fut l'élu de Iahvé par excellence ; sa fonction
devint une lieutenance de Iahvé. L'idée de la
royauté de droit divin était fondée. Tout fut permis
au roi, qui donnait à Iahvé un établissement stable,
à la porte de sa propre demeure. En retour de ce
service, Iahvé allait lui accorder le privilège alors
le plus désiré et le plus rare *, celui de voir sa
postérité s'asseoir sur son trône, par une sorte de
dévolution incontestée.
Ce fut ici la grande consécration de David, ce fut
1. Nous avons la liste des rois d'Édom (Gen., xxxvi, 31 ei
suiv.). Pas un n'est fils de son prédécesseur.
60 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1<M5 av. J.-C]
aussi la consécration de la colline de Sion. Désor-
mais, l'arche n'en bougea plus. Il fut reçu que,
entre tant de montagnes, bien plus désignées en
apparence, c'était la petite colline de Sion qui avait
été choisie par Iahvé, et pourquoi? Justement
parce qu'elle était petite et que Iahvé, étant très
grand, très fort, aime les petits et les faibles, qui
n'osent pas s'enorgueillir contre lui. Avoir l'arche à
côté de soi, être le voisin de Iahvé et en quelque
sorte son hôte, quelle incomparable faveur !
Dans les conceptions religieuses de presque tous
les peuples sémitiques, une idée de haute faveur
s'attachait au voisinage du temple ou de l'autel
d'un dieu. Ces dieux antiques n'avaient qu'une
sphère de puissance assez restreinte ; leur vue
surtout était bornée, si bien qu'il fallait sou-
vent se rappeler à eux1. C'était ce qu'exprimait
le mot ger, joint au nom de la divinité dans des
noms comme Gêrel, Gëro, Géresmoun, Gérasto-
reth, etc. 2. Par ce titre de ger, on devenait le pro-
tégé du dieu ; on demeurait à son ombre, dans la
zone de sa protection 3. La divinité était souvent
i. Voir Revue archéol., juin 1879.
2. Voy. Revue des études juives, oct.-nov.-déc. 1882, p. 167-
168; Corpus inscr. semit., I1"8 partie, p. U5, t. I.
3. Ps., xci, 1.
11015 av. J.-C] LE ROYAUME UHIQDK. 61
conçue comme ailée * ; sous ses ailes, le mal ne
pouvait vous atteindre. Le voisinage d'un dieu
était, de la sorte, une chose fort recherchée. Com-
bien plus devait l'être Pavant âge de le teuir en
quelque sorte à côté de soi, d'être maître de ses
oracles ! L'imagination Israélite travailla fort en
ce sens.
0 lahvé ! qui peut être le ger de la lent: ?
Qui peut habiter sur ta montagne sainte?
On ne répondait pas encore par la belle formule
du Psaume xv : « Le vrai ger de lahvé, c'est l'hon-
nête homme » ; mais une grande intensité d'amour
commençait déjà à se produire autour de cette col-
line; l'élection de Sion était faite pour l'éternité.
La pose de l'arche dans sa tente sur le mont Sion
fut donc une heure décisive dans l'histoire juive,
bien plus décisive en un sens que l'érection du
temple lui-même. L'un de ces actes, d'ailleurs, était
la conséquence de l'autre. Pour la nécessité des
sacrifices, un autel fut élevé devant la tente. C'était
un autel taillé, ayant desacrotères 3. Il paraît que
1. Ps., xvii, 8; xxxvi, 8; lvii, °2 ; lxi, 5; lxiii, 8. Comp. la
patère de Palcstrine, Corp. inscr. sentit., lre part.. o° 164,
pi. xxxvi.
2. Ps., xv, 1. Cf. v, 5.
3. 1 Rois, l, 50.
62 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1015 av. J.-C]
David pensa souvent à élever autour de l'arche une
maison permanente en pierre *. L'idée de ces mai-
sons des dieux, très vieille en Egypte 2, faisait en ce
moment le tour du monde. Les Grecs s'en empa-
raient et dressaient depetits habitacles à leurs xoana.
Les anciennes populations chananéennes n'avaient
pas de temples; mais Tyr et Sidon, plus influencées
par l'Egypte, en avaient ; les Philistins en avaient 3.
Quand même des textes, modernes il est vrai, ne
nous diraient pas que David eut l'idée de bâtir une
maison pour y mettre Yaron, il faudrait le sup-
poser a priori. Les métaux précieux q«e David
rapporta de ses expéditions contre les Araméens,
les Ammonites et les autres peuples, furent consa-
crés à Iahvé, pour être convertis en ustensiles
religieux4. Mais les revenus nécessaires pour de
grandes constructions n'étaient pas encore assez
assurés. Peut-être aussi la désorganisation mo-
mentanée qui marqua les dernières années de
David empêcha- t-elle la réalisation du dessein
qu'il avait formé. Les restes des^écoles de prophètes
de Rama étaient, d'ailleurs, très contraires à l'érec-
1. Il Sam., vu.
2. La vieille Assyrie n'avait pas de temple proprement dit.
3. Juges xvi, 23 et suiv. ; I Sam., v, 2 et suiv. ; xxxi, 10.
4. 11 Sam., vni, 11-12.
{Iiilô av. J.-C.) LE ROYAUME TJNIQUfc. ÔS
Lion d'un temple1. L'ancienne simplicité du culte
leur convenait bien mieux. Quant aux tribus du
Nord, elles avaient toutes sortes de raisons poli-
tiques et religieuses pour voir l'érection d'un
temple, à Jérusalem, de très mauvais œil.
C'est également à David qu'il faut Taire remonter
la première organisation, très rudimen taire encore,
du sacerdoce de Iahvé. Jusque-là, il n'y avait pas en
Israël de sacerdoce national. Chaque sanctuaire
avait ses lévis et ses cohanïm, plus ou moins hérédi-
taires, maniant l'éphod avec un droit presque égal.
L'arche n'était nullement le point unique où l'on
trouvait Iahvé et où l'on venait le consulter. Pen-
dant que l'arche est à Kiriat-Iearim, en particulier,
on ne voit pas du tout que ce point ait été un grand
centre religieux. Abinadab et ses fils suffisaient au
culte. Les prêtres de Silo et les prêtres de Nob
avaient plus d'importance: les premiers descen-
dant d'Éli, les seconds de cet Ahimélek qui donna
à David l'épée de Goliath, et que Saùl fit mettre à
mort. Par la translation de l'arche à Jérusalem, le
sacerdoce se régularise. Dans le court tableau que
nous possédons des grands fonctionnaires de David,
à la suite du sar-saba, du sofer et du mazkir, figurent
i. Prescriptions du lirre de l'Alliance. Voy. ci-après, p. 374.
04 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1015 av. J.-C.)
deux cohanim l, Sadok, fils d'Ahitoub, et Abiathar,
fils d'Ahimélek, le prêtre de Nob i. Un certain Ira
le Jitrite, qu'on trouve dans la liste des (jibborim 3,
est ailleurs qualifié « prêtre de David*», comme
s'il s'agissait d'un emploi de domesticité. Le sacer-
doce, du reste, était libre encore. Ainsi tous les fils
de David sont qualifiés de cohanim 5 .
David prépara donc pour l'avenir l'unité de lieu
de culte et l'unité du sacerdoce ; mais il ne les réa-
lisa pas. Les anciens lieux religieux continuèrent
de fleurir. En face de Jérusalem, sur le haut du
mont des Oliviers, on adorait Dieu librement 6.
A la porte même de son palais, David érigea un
autel dans les circonstances les plus particulières 7.
Il y avait là une aire qui appartenait, dit-on, à un
Jébuséen nommé Arevna ou Averna 8. Une maladie
épidémique décimait la ville, et on croyait voir au-
dessus de ladite aire se dresser l'ange de Iahvé la
1. II Sam., vin, 17; xx, 25-26.
2. Même dans les documents les plus anciens, il y avait sur ces
personnages beaucoup de confusions. Voy. t. 1er, p. 420, note 1.
3. Voy. ci-dessus, p. 22.
4. II Sam , xx, 26. Lisez sûrement ^DM . La confusion de
N et n était très facile dans l'ancienne écriture.
5. II Sam., VIII, 18.
6. II lbid., xv, 32.
7. II lbid., xxiv, 14 et suiv.
8. Voy. ci-dessus, p. 12, 33, note.
|1015 «v. J.-C] LE ROYAUMK UNIQUE. G»
main étendue pour exterminer *. Le prophète Gad
conseilla d'élever un autel à Iahvé sur cette aire.
Arevna, s'il faut en croire la tradition, voulut
donner l'emplacement. David tint à l'acheter, ainsi
que les bœufs, les herses, les bois d'attelage qui
étaient là, et qui servirent à l'holocauste. Il bâtit
ensuite l'autel, et y offrit de beaux sacrifices. L'aire
d' Arevna est l'endroit même où fut bâti, quelques
années après, le temple de Salomon.
Silo, Béthel, Nob, perdirent, par suite de ces
innovations, une partie de leur importance reli-
gieuse. Hébron, au contraire, resta la ville sainte
de Juda. C'était un des principaux centres du
culte de Iahvé ; si bien qu'on y allait même de Jéru-
salem pour accomplir certains vœux faits à Iahvé2.
Ce qui fut centralisé dans la tente sacrée, ce furent,
à ce qu'il semble, les consultations par l'oracle.
Passé David, on ne voit plus d'éphod, d'iirim et
tummim privés. Parla marche de la raison publique,
et surtout par l'influence des prophètes, ce gros-
sier usage commençait à tomber en désuétude.
1. La rédaction de cette tradition n'étant pas fort ancienne, on
pourrait être tenté de faire un rapprochement entre ce méphi-
lisme et le nom d'Averna ou Orna ; mais tout cela est fort dou-
teux. Voir ci-dessus, p. 33, note 6, et ci -après, p. 141, note 2.
2. II Sain., xv, 8 et suiv.
• il 5
6G HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1010 av.J..C.J
Sans le savoir cl sans le vouloir, David travailla
donc au progrès religieux. Le sentiment religieux
n« paraît pas avoir été, chez lui, supérieur à ce
qu'il fut chez Saùl et chez ses contemporains. Mais
sou esprit était plus rassis; il vit l'inanité de cer-
taines superstitions où se noya le pauvre Saùl. Dans
la première période de sa vie, il abuse de l'éphod,
comme tout le monde. Depuis son établissement dé-
finitif à Jérusalem, on dirait que ces folies sont sup-
primées. Les teraphim, intimement liés à l'éphod,
disparaissent également.
Nous possédons certainement, dans l'histoire de
David, plus d'une page du temps de David même.
Ces pages ont un ton raisonnable, presque rationa-
liste, qui surprend. Il n'y a pas un miracle pro-
prement dit dans le fond de l'histoire de David.
Tout le récit de la révolte d'Absalom, en particu-
lier, morceau si suivi, et qui peut être l'œuvre d'un
mazkir, ne présente pas un seul acte superstitieux,
une seule consultation de l'éphod. Tout s'y passe
entre politiques, discutant en politiques et mili-
taires sensés *; le ton est celui d'une piélé éclairée
comme celle du Télémaque de Fénelon. Ce n'est
plus la religion à recettes du temps des Juges, rap-
1. 11 en est de même de I Rois, l. 11 n'y a là ni prophéties ni
oracle.
[1010 ar. J.-C.) LE ROYAUME UNIQUE. C7
pelant par sa matérialité le paganisme italiote ou
gaulois. Les enfantillages du ternir- de Sàtiiuël
et de Saùl sont démodés. Les idées se clarifiaient ;
l'ancien élohisme, oblitéré par les scories iahvéistès,
reparaissait; une école de sages déistes se Tonnait,
à Jérusalem, autour de la royauté.
La liturgie de ces temps reculés était très simple,
et sans doute celle de Iahvé ne différait pas de celle
qui se pratiquait en l'honneur de Baal ou de Milik.
Les prières et les hymnes se composaient de ces
formules déprécatives qui remplissent les Psaumes,
criées à tue-tête, avec des danses et de grands
éclats de voix. Il s'agissait de forcer l'attention du
dieu, de se faire remarquer de lui à tout prix1 ;
pour cela, on faisait le plus de bruit possible;
c'était ce qu'on appelait teroua. Un rudiment de
musique sacrée existait peut-être déjà2. Plus tard,
on prêta à David un rôle de chorège et de législa-
teur musical très exagéré3 .
David parait, en effet, avoir aimé la musique,
joué des instruments et pratiqué l'orchestrique à la
i. Les danses religieuses des nègres partout du même prin-
cipe.
2. Ps. Lxvm, 26; Amos, v, 23; vin, 3, 10.
3. En général, tous les détails musicaux donnés par les Chro-
niques appartiennent au second temple. Voir ci-après, p. 163.
68 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1010 av. J.-C.)
manière des anciens '. Il fit des poésies. L'élégie sur
la mort de Jonathan et celle sur la mort d'Abner
sont très probablement de lui. Il n'est pas impos-
sible que, dans, le petit poème méconnaissable II
Sam., xxm, 1-7, il y ait aussi quelques bribes de
poésies du vieux roi2. David appartenait à l'an-
cienne école d'où proviennent les cantiques du
Iasar. Sa manière n'était pas la strophe banale et
amplifiée, sans rien de circonstanciel, qui domine
dans la plupart des psaumes. De bonne heure, ce-
pendant, on s'habitua a lui prêter des compositions
de ce genre3. Plus tard, à l'époque relativement
moderne où l'on fit des collections de psaumes *,
son nom fut mis sans discernement en tête de pièces
du genre sir ou mizmor, qui ont avec lui aussi
peu de rapports que possible.
Porté au trône en partie par l'influence des
prêtres de Nob et des prophètes de Rama, David
aurait dû, d'après notre manière de raisonner,
être fort livré aux influences que nous dirions clé-
1. Amos, vi, 5; I Sam., xvi, 14 et suiv, Il Sain., VI, Uet suiv.;
KXJII, I.
"1. A l'époque où ce morceau fut composé, David était déjà
censé l'auteur des Psaumes (verset 1).
3. Il Sam., cli. xxn, morceau qui se retrouve dans le Psautier,
ps. XVIII.
•i. Vois 'M) ou 300 ans avant Jésus-Clirist.
[1010 av 4 -C] LE ROYAUMK UNIQUE. 69
ricales. Il n'en fut rien. Gomme Charlemagne,
David fut le roi des prêtres, mais en même temps
îe maître des prêtres. Les tracasseries qui trou-
blèrent la vie de ce pauvre Saùl n'existèrent pas
pour Lui. Comme le roi de France, il tint en bride
la théocratie, tout en partant d'un principe for-
tement théocratique.
Le prophétisme, qui était arrivé par Samuel à une
si grande importance, se vit rejeté dans l'ombre
sous David. Un pouvoir laïque exista. Aucun ins-
piré de Iahvé ne pouvait prétendre à rivaliser
avec un favori de Iahvé, tel qu'était David. Les
prophètes Gad et Nathan ont auprès du roi un
rôle tout à fait secondaire1, que, plus tard, les
historiens de l'école prophétique cherchèrent à
grossir2. Gad, intitulé bizarrement le « voyant
de David3 », figure comme un officier de la cour.
Ni Gad ni Nathan n'eurent dans la direction du
règne aucune influence appréciable. C'est après
l'abaissement du principe royal, dans une cen-
taine d'années, que le principe prophétique se
1. Noter surtout, I Rois, I, 22 et suiv., combien Nathan est
subordonné.
2. L'épisode de Nathan et d'Oie (11 Sam., ch. XI, xu) parait
inventé de toutes pièces.
3. 111 mn. Il Sam., xxiv, 11.
70 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1010 av. J.-C.l
relèvera et prendra une influence directrice, parfois
prépondérante jusqu'au jour où, par la dispa-
rition complète du pouvoir civil, il deviendra l'es-
sence même et ie tout de ia nation.
CHAPITRE VU
VIEILLESSE DE DAVID. AFFAIBLISSEMENT
DE SON POUVOIR.
L'Orient sémitique n'a jamais su iaue une dy-
nastie durable1 , si l'on prend pour échelle de la
durée nos uniques et merveilleuses maisons royales
du moyen âge, et notamment la première de toutes,
la maison capétienne, incarnant la France pendant
huit ou neuf cent ans. En Orient, la décadence vient
très vite. La floraison d'une dynastie ne compte guère
que deux ou trois règnes. L'essai de Méhémet-
Ali, que le xixe siècle a vu naître et mourir, nous
donne à cet égard une mesure qui est rarement
dépassée. Souvent môme le fondateur aperçoit à
l'horizon les nuages noirs qui menacent son œuvre.
1. La dynastie ottomane, qui tranche si fortement sur les
dynasties musulmanes, doit sa solidité non à l'islamisme, mais à
r.e fond de fidélité tartare que rien n'a encore pu ébranler.
12 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1005av. J.-C •,
La fin des grands conquérants asiatiques est
presque toujours attristée.
David fit à cette loi de l'instabilité orientale une
exception apparente. Ses descendants occupèrent
le trône quatre siècles, sans solution de continuité
démontrable. Mais il faut remarquer que l'œuvre
de David était la fusion de Juda et d'Israël,
qui ne dura que deux règnes; en outre, l'avène-
ment de Salomon fut irrégulier, comme nous le
verrons. David lui-même, dans sa vieillesse, eut à
l'intérieur de singulières difficultés à vaincre. Ceci
surprend au premier coup d'œil; mais on n'en
saurait douter. La fin du règne de David vit des dé-
faillances que l'entrée en scène triomphante du
^eune roi d'Hébron n'avait nullement fait pré-
sager.
La cause de cette faiblesse des dynasties orien-
tales est toujours la même ; c'est la mauvaise con-
stitution de la famille, la polygamie. La poly-
gamie, affaiblissant beaucoup les liens du père au
fils, et introduisant dans le palais des rivalités
terribles, rend impossibles ces longues succes-
sions de mâle en mâle et d'aîné en aîné, qui ont
fondé les nationalités européennes. A mesure
que David vieillissait, son harem devenait un in-
supportable nid d'intrigues. Bethsabée, capable
[lOOSav. J.-«.] LE ROYAUME UNIQUE. 7J
de toutes les ruses, était arrivée au rang d'épouse
préférée. Dès lors, ce fut chez elle un plan arrêté
que Salomon, son fils, serait, après la mort de
David, l'unique héritier de la monarchie d'Israël.
Ce monde de jeunes et vigoureux adolescents,
que ne retenait aucune loi morale, était comme
une atmosphère orageuse où se nouaient et se
dénouaient de sombres tragédies. Amnon, le fils
aîné de David, semblait destiné au trône, et ex-
citait par là de fortes jalousies. C'était une nature
entièrement dominée par l'instinct sexuel. Il devint
éperdument amoureux de Thamar, sa sœur, née
d'une autre mère, feignit d'être malade pour être
soigné de sa main, et, comme elle lui apportait
dans l'alcôve le remède qu'elle lui avait pré-
paré, il la saisit, la viola, puis la prit en hor-
reur et la chassa odieusement. Thamar se réfugia
chez son frère Absalom ', et lui demanda ven-
geance.
David se montra faible et ne punit pas Amnon,
parce qu'il l'aimait comme son aîné2. Absalom tua
i. Tout l'épisode de la révolte rt'Absalom (II Sam., xm-xx)
frappe par son unité et l'artifice savant de la narration, qui
rappelle les historiens grecs. 11 y a de l'arrangement dans les
faits, mais sûrement un grand fond historique.
2. II Sam., xui, 21, d'après le gTec.
74 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1000 av. J.-CJ
Amnon, puis se réfugia chez son grand-père ma-
ternel, Talmaï fils d'Ammihour, roi de Gessur1. Il
y resta trois ans. Absalom était un des plus beaux
jeunes hommes qu'on pût voir. De la plante des
pieds à la tête, son corps n'avait pas un défaut. Sa
chevelure surtout était un miracle. Tous les ans, il
la coupait, car elle devenait trop pesante; ainsi
coupée, elle pesait deux cents sicles royaux. Au mo-
ral, c'était un tempérament colère, un homme ab-
surde et violent. Dans son exil volontaire de Gessur,
il conçut le projet de refaire pour son compte ce que
son père avait fait : de prendre l'investiture royale
à Hébron, comme David, de chasser ensuite ce
dernier de Jérusalem, et de gouverner avec d'autres
conseillers, dans le sens voulu par les mécontents
du régime établi.
Une telle pensée, en effet, n'aurait pu être conçue
même par une tête aussi légère que celle d'Absalom,
si elle n'avait trouvé de l'appui dans les dispositions
de certaines parties du peuple et surtout de quelques
membres de la famille royale. David, en veillissant,
s'affaiblissait2. Gomme Auguste, ii devenait doux et
t. II Sam., xiii, 37. Les difficultés topographiques sur Gessur
sont presque insolubles.
'i. Nul doute que l'épisode de la révolte d'Absalom ne doive
4tre placé vers la fin de la vie de David.
[1000 av. J.-C.j LE ROYAUME UNIQUE. 75
humain, depuis que le crime ne lui était plus né-
cessaire. La longue royauté de David, d'à il leurs,
provoquait de sourdes impatiences. La tribu de
Juda, qui l'avait élevé au trône, était froissée des
faveurs qu'il accordait aux Benjaminites, anciens
partisans de Saùl. Quelque étrange que cela pa-
raisse, Juda, qui avait été la force du pouvoir nais-
sant de David, fut l'âme de la révolte d'Absalom. La
désaffection, à Hébron et dans la tribu, était géné-
rale. Les dépenses que l'on faisait pour Jérusalem
rencontraient beaucoup d'opposition, et sans doute
les satellites étrangers de David provoquaient l'anti-
pathie qui s'attache, d'ordinaire, à ces sortes de
milices.
Les restes de la famille de Saùl étaient aussi une
cause d'agitation. Un certain Sémeï fds de Géra,
qui demeurait à Bahourim, près de Jérusalem,
Meribaal lui-même, quoique comblé de bienfaits
par David, n'attendaient qu'une occasion. Des
parents ou des alliés de David, tels que Amasa, fds
d'Abigaïl, sœur de Serouïa, qui était par consé-
quent cousin germain de Joab, des brouillons
comme un certain Ahitofel, de Gilo, n'aspiraient
qu'à des nouveautés. Absalom donnait à tous ces
mécontentements disséminés un centre de rallie-
ment. Amasa était au plus mal avec Joab. On
76 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1000 av. Jf.-C.]
disait que son père Jitra était un Ismaélite1, qui
n'avait pas été régulièrement marié avec Abigaïl.
Ahitofel, grand donneur de conseils, mêlé à toutes
les affaires, était particulièrement dangereux.
Joab vit le danger et essaya d'amener un rappro-
chement entre le père et le fils. La colère du vieux
roi ne pouvait être abordée de front. Joab employa
une voie détournée. Une femme de Thékoa, à la-
quelle il avait fait la leçon, prouva au roi qu'un
père se punit en punissant son fils. Absalom fut
rappelé à Jérusalem; après de très longues hésita-
tions, la réconciliation fut opérée, grâce aux in-
stances réitérées de Joab.
Mais un esprit agité ne sait pas attendre la fata-
lité des choses. Absalom voulait être sûr de suc-
céder au trône, et il aspirait à y monter le plus tôt
possible. Il se procura un char, des chevaux et
cinquante sais qui couraient devant lui. Il se
plaçait le matin sur les routes qui conduisent à Jé-
rusalem, s'adressait aux gens qui venaient trouver
le roi pour une affaire, dépréciait la justice royale
et faisait entendre que, s'il gouvernait, tout irait
bien mieux. Beaucoup de gens lui rendaient hom-
mage. L'opinion répandue qu'il serait roi après
1. hmaélite est la bonne leçon. Comp. le nom arabe Jctro.
Si ce personnage eût été israélile, il se fût appelé Jitr, Jeter.
|1000 av. J.-O.] LE ROYAUME UNIQUE. 77
David lui luisait un parti de tous ceux qui vou-
laient se donner l'avantage d'avoir été les premiers
à saluer le soleil levant.
Résolu à brusquer les événements, Absalom
feignit un vœu qu'il avait faitàlahvé, étant à Gessur,
et qu'il ne pouvait accomplir qu'àHébron; David le
laissa partir. Ces vœux de personnes royales, entraî-
nant d'énormes tueries de bêtes, étaient de grandes
parties de plaisir, où l'on invitait ses amis. Deux
cents Jérusalémites sortirent avec Absalom pour
participer à ses sacrifices et à ses festins. Absalom
se mit alors en révolte ouverte, se fit proclamer à
Hébron, et annonça qu'au signal de la trompette, il
serait roi d'Israël. Ahitofel de Gilo (Gilo était un
village voisin d'Hébron) se joignit à son parti.
L'affaire grossit avec une rapidité inouïe. Entre un
souverain près de mourir et un héritier présomptif
dont l'avènement paraît certain, l'égoïsine humain
n'a pas coutume d'hésiter. Jérusalem même ne fut
bientôt plus sûre. David résolut d'en sortir et d'aller
chercher un refuge au delà du Jourdain.
La sortie de la ville fut lugubre. Tout la maison
du roi le suivit, excepté dix concubines, qui res-
tèrent pour garder le palais. Les Kréti-Pléti et le
corps de soldats de Gath qui s'était attaché à David
lui demeurèrent fidèles. David lit remarquer à Ittaï
78 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [lOOOav. J.-C]
le Gattite, leur chef, que des étrangers avaient moins
de devoirs envers lui que ses propres sujets. Il l'en-
gagea à rester avec «le roi ». Les mercenaires phi-
listins voulurent suivre leur maître dans le malheur.
Le défilé commença: on sortit par le nord de la
ville; toute la troupe passa le Gédron en versant des
larmes, et commença la montée de la colline des
Oliviers1. Là se plaça, selon des récits peut-être
légendaires, une scène touchante. On vit arriver
Sadok, Abiathar et la troupe des lévites portant
l'arche d'alliance, ce semble, avec l'intention d'ac-
compagner David. Les lévites déposèrent l'arche à
terre, jusqu'à ce que tout le peuple fût passé. Mais
David dit à Sadok : « Fais rentrer l'arche de Dieu
dans la ville. Si je trouve faveur aux yeux de Iahvé,
il me ramènera et me la fera revoir, ainsi que la
tente où elle demeure... Retourne donc en paix à
la ville, toi et ton fils Ahimaas, et Jonathan, le fils
d'Abiathar. » Sadok et Abiathar obéirent et réin-
stallèrent l'arche dans sa tente, près du palais.
David monta, dit-on, la pente des Oliviers nu-
pieds et la tête voilée. Tous ceux qui raccompa-
gnaient pleuraient en montant. A ce moment, David
1. A peu près la roule actuelle, sortant de la ville par la porte
Saint-Etienne et passant par Gelliséniani.
11000 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 79
apprit la trahison d'Ahitofel. Ce fut pour lui le coup
le puis grave. Ahitofcl avait la réputation d'un sage,
que l'on consultait comme lahvé lui-même1. David
arriva au sommet, à l'endroit « où l'on adorait
I>itii - ») . Là, il rencontra Housaï, homme prudent,
qui se disposait à le suivre; mais le vieuxroi, lïaèle
à sa politique de renard, voulut qu'il rentrât dans
la ville pour assister aux conseils d'Àbsalom et
d'Ahitofel, et lui rapporter ce qui se dirait, par l'in-
termédiaire de Sadok et d'Abiathar.
David, alors, traversa toutes les épreuves de
la mauvaise fortune, trompé par les uns, injurié
par les autres. Les Saùlides avaient leurs pro-
priétés sur le versant du mont des Oliviers, près de
la route que suivaient les fugitifs. Des rancunes qui
se dissimulaient depuis trente ans se crurent libres
d'éclater. A Bahourini, Sémeï se mit à accabler
d'injures le roi détrôné et à lui jeter des pierres.
Abisaï voulait tuer cet insolent; David montra une
patience admirable. La conduite de Meribaal fut
équivoque. Lorsqu'on eut un peu dépassé le som-
met du mont des Oliviers, l'intendant Siba3, qui
souffrait impatiemment la position subordonnée
1. H Sam., xvi, 23.
2. II Ibid., xv, 32. Vers l'endroit prétendu de l'Ascension.
3. Voy. ci-dessus, p. 4.
80 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1000 av. j.-c.J
qui lui avait été faite, vint dénoncer son maître,
faisant remarquer à David que Meribaal n'était pas
sorti de Jérusalem avec les fidèles, sans doute
parce qu'il espérait rentrer en possession de la
royauté de son père. David crut, un peu préci-
pitamment, à ces insinuations, et donna en toute
propriété à Siba les biens de Meribaal.
Absalom entrait dans Jérusalem, comme David'
contournait les derniers sommets du mont des
Oliviers. Ahitofel l'accompagnait, et était en quelque
sorte son ministre dirigeant. Le premier conseil
qu'il donna au pauvre égaré fut de violer les
concubines que son père avait laissées pour garder
le palais. La prise de possession du harem du sou-
verain vaincu était la marque qu'on succédait à
son pouvoir. On dressa donc une tente pour Absa-
lom sur la plateforme1, et le jeune fou « coucha
avec les concubines de son père, à la face de tout
Israël y>. Ahitofel, en conseillant cet acte odieux,
établissait une haine à mort entre le père et le fils,
et fermait la porte à une réconciliation dont il eût
payé les frais. Son second conseil — et celui-ci était
assez politique, — fut de poursuivre David sans
délai. Housaï était présent au conseil; il avertit
i. Ci, II Sam ..xii, 8.
(lOOOav. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 81
Sadoket Abiathar de l'avis qui venait de prévaloir4.
Jonathan et Ahimaas étaient postés près de la fon-
taine dite En-Rogel*. Une servante alla les infor-
mer, et ils coururent apprendre l'état des choses à
David. Celui-ci passa le Jourdain au plus vite avec
toute sa troupe, et gagna Mahanaïm.
Absalom avait pris pour sar-saba son oncle,
Amasa lils d'Abigaïl. Il passa le Jourdain, peu
après David. Le théâtre delà guerre fut ainsi le pays
de Galaad. David, à Mahanaïm, était entouré de
marques d'attention et de respect. Des provisions et
même des délicatesses lui venaient de Lodebar, de
Roglim et de Rabbath-Ammon. Un certain Barzillaï
le Galaadite surtout, homme très vieux et très sage,
se fit remarquer par son empressement. Les petits
jeunes prêtres, Ahimaas et Jonathan, allaient et
venaient, espionnant, portant les nouvelles3. Les
piètres s'abstenaient de verser le sang; mais ils
avaient d'autres moyens de se rendre utiles.
David retrouva, dans ces circonstances difficiles,
toute son habileté stratégique. Il divisa sa troupe
en corps de mille et en corps de cent hommes,
donna le commandement d'un tiers à Joab, d'un
\. II Sam., xvn. Le récit est légèrement contradictoire,
S, Aujourd'hui Bir Eyoub ou c Puits de Néhémie ».
'6 11 Sam., xviu, 17.
«i- 6
gi HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1000 av. J.-C.}
autre tiers à Abisaï, d'un autre tiers à Ittaï le
Gattite. Il voulut aller à la bataille; on l'en.. em-
pêcha. Il resta à la porte de la ville, avec des ré-
serves qui devaient donner en cas de danger. Il re-
commanda, dit-on, de tout faire pour sauver la vie
d'Absalom.
Le combat se livra dans ce qu'on appelait
laar Ephrmth, « la forêt d'Ephraïm », vaste es-
pace boisé situé au nord-ouest de Mahanaïm. La
victoire des généraux de David fut complète. La
forêt fut fatale aux fuyards; les rebelles s'em-
brouillèrent dans les massifs et furent massacrés.
Absalom voulut s'engager avec sa mule dans un
fourré de chênes; il se prit dans les branches; la
mule s'échappa ; il fut tué.
On jeta son corps dans un trou, et on accumula
dessus un grand tas de pierres. Un autre monu-
ment à la porte de Jérusalem, dans la vallée du
Gédron, porta longtemps le nom d'Absalom. Plu-
sieurs années avant sa révolte, comme il n'avait
pas d'enfant, il voulut avoir un cippe pour perpé-
tuer son nom, près de la ville où il avait vécm,
et il se fit de son vivant un iad, qui exista long*
temps après sa mort2.
i. Comp. Isaïe, lvi, 5.
$. Inutile de dire que ce iad n'avait rien de commun avec U
11000 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 83
Pour la vingtième fois, David l'ut désolé d'une mort
qui le tirait d'embarras, et les récits furent arran-
gés de façon qu'il n'en fût pas responsable. Toute
l'armée défila devant le vieux roi, assis au milieu de
la porte de Mahanaïm, et la royauté d'Israël fut
sauvée ; ajoutons : la destinée d'Israël. En effet, si
le règne du fondateur de Jérusaleu eût fini d'une
aussi triste manière, David n'eût pas été le person-
nage légendaire qu'il est devenu, et, d'un autre
côté, Iahvé n'eût pas été le dieu fidèle envers ses fi-
dèles, le dieu entre tous qu'il vaut le mieux servir;
car il est un dieu sûr.
Quand Ahitofel et les rebelles maîtres de Jéru-
salem apprirent la victoire de David, ils se dé-
bandèrent. Ahitofel revint a Gilo, mit ordre à
ses affaires, s'étrangla et fut enterré dans le tom-
beau de ses pères. L'ensemble des tribus, ce
qu'on appelait Israël, ne s'obstina pas dans la ré-
volte. La tribu de Juda, qui était la plus coupable,
fut plus difficile à ramener. Ce fut l'œuvre des prê-
tres Sadok et Abiathar. Amasa fut maintenu dans
son commandement militaire. Le politique David
sembla quelque temps réserver ses faveurs pour
ceux qui l'avaient trahi ; il était sûr des autres. Cela
tombeau asmonéen ou hérodien de la vallée du Cédron, qu'on ap-
pelle c Tombeau d'Absalom ».
84 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1000 av. J..C.1
causa plus d'un mécontentement. La masse de
la tribu de Juda accourut au-devant de l'armée
royale, quand elle repassa le Jourdain, à Galgal
Semeï de Bahourim vint avec mille Benjaminites
demander grâce; tous furent pardonnes.
Le cas de Meribaal était embarrassant. Ce mal-
heureux vint de Jérusalem trouver le vainqueur,
affectant de n'avoir ni fait sa barbe, ni nettoyé ses
habits depuis le départ du roi. Siba, cependant,
continuait à le charger. David hésitait. Il partagea
les biens de Saul entre Meribaal et Siba. Meribaal
n'accepta pas cette solution injurieuse. On ne sait
ce qu'il devint. 11 ne paraît pas, en tout cas, avoir
retrouvé les faveurs que David lui avait accordées.
Barzillaï le Galaadite était aussi descendu de Ro-
glimetvint passer le Jourdain avec le roi, pour
l'accompagner jusqu'à l'autre bord. C'était lui qui
avait fourni des provisions au roi pendant son sé-
jour à Mahanaïm. Et le roi dit à Barzillaï : « Viens
avec moi de l'autre côté du Jourdain : je pourvoi-
rai à tes besoins chez moi, à Jérusalem. » Mais
Barzillaï répondit : « Combien d'années ai-jedonc
encore à vivre, pour aller avec le roi à Jérusalem ?
J'ai quatre-vingts ans, à l'heure qu'il est. Je né dis-
cerne plus l'agréable du désagréable; je ne sens
plus ce que je mange ni ce que je bois; je n'en-
[1000 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 85
tendrais plus la voix des chanteurs et des chan-
teuses... Laisse-moi donc repartir, pour que je
meure dans mon endroit, près du tombeau de
mon père et de ma mère. Voici, par exemple, ton
serviteur Kimeham 4, qui pourra passer le Jour-
dain avec le roi mon maître; traite-le comme il te
plaira. » Alors le roi dit : « Ce sera donc Kimeham
quiviendraavecmoi. » Toute la troupe passa ensuite
le Jourdain. Quand le roi eut passé aussi, il em-
brassa Barzillaï, et lui fit ses adieux. Puis le roi
marcha vers Gilgal, et Kimeham l'accompagna.
Éphraïm et les tribus voisines n'avaient pas pris
part, comme nous l'avons vu, à la révolte d'Absalom.
Ces tribus restaient indifférentes à un conflit qui
n'était, à leurs yeux, qu'une querelle domestique.
Mais l'empressement des Judaïtes à rétablir le roi
qu'eux-mêmes avaient déposé les blessa profondé-
ment. Ce fut comme si les Parisiens, après avoir
chassé Charles X, en juillet 1830, se fussent avisés
de le rétablir, sans consulter la province. On se
plaignit vivement que Juda réglât tout par son
caprice. « Nous avons dix parts du roi, disaient les
mécontents ; David nous appartient plus qu'à
vous. » La discussion fut très vive. Le feu al-
1. C'était le (ils de Barzillaï.
86 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1000 av. J.-C]
lumé par Absalom était évidemment mal éteint.
Un Benjaminite nommé Séba fils de Bikri, sem-
bla tout remettre en question. Il sonna de la trom-
pette en criant :
Nous n'avons rien de commun avec David,
Rien à faire avec le fils d'Isaï.
Chacun à ses tentes, ô Israël !
C'était un appel à la dissolution du royaume
fondé avec tant de peine. Les tribus se rclirèrenl
en effet, et Dlusieurs suivirent Séba. Les Judaïtes
seuls reconduisirent David à Jérusalem. Le harem
souillé par son fils lui fit horreur. Il fit placer les
dix concubines dans un lieu de détention, où on
les nourrit jusqu'à la fin de leurs jours comme
des veuves.
Il s'agissait de réduire Séba fils de Bikri. La
principale difficulté de David était de faire marcher
d'accord ses fidèles et ceux des rebelles à qui il
avait accordé l'aman. Joab et Amasa, surtout,
étaient à l'état de rivalité ouverte. Le vieux roi ne
savait que devenir. Il chargea Amasa de lever en
trois jours les hommes de Juda. L'essai de mobili-
sation fut mal exécuté; David alors donna l'ordre à
Joab de sortir de Jérusalem avec les Krèti-Pléti et les
gibborim, pour combattre Séba. Joab et Amasa se
|1000 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 87
rencontrèrent prèsde la grande pierre qui est à Ga-
baon. Ils affectèrent l'un pour l'autre la plus tendu'
amitié; Joab s'avança pour baiser la barbe d'A-
uiasa, et en même temps il lui perça le ventre de son
épée. Les entraînes se répandirent à terre. Amasa
se roulait dans son sang au milieu du chemin. Tout
le monde s'arrêtait pour le regarder. On le tira dans
un champ, on jeta un manteau sur lui, et il expira.
Sa troupe se joignit presque tout entière à celle
de Joab, pour se mettre à la poursuite de Séba.
Séba recula jusqu'à l'extrémité du pays d'Israël,
et se renferma dans Abel-Beth-Maaka, au nord du
lac Houle. Joab fit le siège de cette petite pince. Les
habitants, voyant les malheurs que les rebelles al-
laient attirer sur eux, coupèrent la tête de Séba et
la jetèrent à Joab par-dessus le mur. Alors chacun
des hommes qui composaient l'armée rentra chez
lui, et Joab revint à Jérusalem.
Amasa, qui aurait pu être une si grande gêne
pour David, avait encore disparu de ce monde sans
que David y fût directement pour rien. C'était Joab
seul qui était responsable de l'assassinat. Nous
verrons bientôt comment David se fit sur Joab l'exé-
cuteur de la justice divine, pour un crime dont il
avait touché les fruits.
CHAPITRE VIII
MCRT DE DAVID.
« Et le roi David était vieux *, avancé en âge,
et, bien qu'on le couvrît de vêtements, il n'avait pas
chaud. Et ses serviteurs lui dirent : « Qu'on cher-
» che pour monseigneur le roi une jeune fille
» vierge, et qu'elle se tienne devant le roi ; et
» qu'elle lui serve de compagne, et qu'elle couche
y> dans son sein ; ainsi monseigneur le roi aura
» chaud y>. Et l'on chercha la jeune fille dans toute
l'étendue d'Israël, et on trouva Abisag la Suna-
mite, et on l'amena au roi, et elle le servait; mais
le roi ne la connut pas comme épouse. »
Cette pauvre fille n'aurait guère mérité de figu-
rer dans l'histoire, sans une circonstance qui lui
prêta un rôle tragique. Sa beauté inspira une vio-
1. 1 Rois, [, i et suiv., 15.
[995 av. J.-C.l LE ROY A U M E UNI Q U E. 89
lente passion à l'un des fils de David, qui se con-
sola par elle de la perte d'un royaume et joua pour
elle sa vie. Nous verrons ces événements se dévelop-
per à leur jour.
A mesure que le roi vieillissait, les intrigues se
multipliaient autour de lui. Depuis la mort violente
d'Amnon et d'Absalom, la succession à la couronne
préoccupait tout le monde. David envisageait Sa-
lomon comme son successeur. Ce n'est pas qu'il
fût l'aîné; mais le roi trouvait en lui beaucoup
de traits de sa nature, et, d'ailleurs, Belhsabée, dont
l'entrée dans le harem avait été irrégulière, peut-
être criminelle, exerçait le plus grand ascendant
sur l'esprit de son mari. La tenue de Salomon était
assez correcte. Il n'en était pas de même de celle
d'Adoniah, fils de Haggit, l'aîné après Absalom,
très bel homme avec cela, qui affectait tous les
airs d'Absalom, sauf la révolte. C'était le person-
nage à la mode, le jeune premier de Jérusalem;
or la haute nouveauté du moment était le luxe
des chevaux. Adoniah avait un char, des cava-
liers, des coureurs, qui écartaient la foule devant
lui; et il disait sans cesse : «Je veux être roi. »
Son père ne le reprenait pas comme il l'aurait dû.
Adoniah ourdit son complot avec Joab et Abia-
thar. Mais Sadok, Benaïah, le prophète Nathan et
90 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [995 av. J.-C.J
la plupart des gibborim n'étaient pas avec lui.
Sans attendre la mort du roi, Adoniah voulut se
faire proclamer, et, à l'insu de David, il fit préparer
un grand festin dans les jardins qui étaient au sud
de Jérusalem, à la jonction des deux vallées, près de
la roche de Zohéleth et de la fontaine dite En-Rogel ' .
La vallée était pleine des bœufs , des veaux,
des moutons égorgés. Adoniah invita ses frères, ex-
cepté Salomon, ainsi que les Judaïtes officiers du
roi; mais il n'invita ni Benaïah, ni les gibborim,
ni Nathan. On criait déjà : <k Vive ie roi Ado-
niah! »
Nathan prévintBethsabée,qui entra sur-le-champ
dans la chambre où le roi était seul avec Abisag.
Bethsabée se plaignit amèrement de la faiblesse du
roi, qui laissait tout faire, et lui demanda de dési-
gner officiellement son successeur. Nathan insista
dans le même sens.
Le vieux roi prit son parti. Il réunit Sadok, Na-
than, Benaïah et les Kréti-Pléti, fit monter Salo-
mon sur sa mule, et ordonna de le mener solennel-
lement de la hauteur de Sion au Gihon, c'est-à-dire
à la source qui était à l'orient de la ville, versant
1. Sur la roclie de Zohéleth, voir Clermont-Ganneau, endroits
cités ci-dessus, p. i'A, note.
|'J95 av. J.-C.] LE KO Y AU ME UNIQUE- 'Jl
ses eaux dans le val du CédFQU1. Là eut lieu le
sacre. Nathan pignit Salomon comme roi d'Israël;
les trompettes sonnèrent; on ma: a Vive le roi
Salomon ! » Tout le peuple répéta ee cri. Puis l'on
remonta au palais de Sion; le peuple suivait le cor-
tège, au son des fifres. On entra dans le palais;
Salomon s'assit sur le trône de David. David, étendu
sur son lit, faisait des signes d'assentiment. Salomon
reçut l'hommage des Kréli-Plëti et des officiers
du palais. La joie était extrême ; une immense
clameur retentissait à l'entour.
Adoniah et ses invités achevaient, en ce moment,
leur festin à un quart de lieue de là. Joab, qui était
avec eux, entendit le son de la trompette et tressail-
lit. Au môme moment, Jonathan, fils du prêtre Abia-
ihar, entra etapprit aux conjurés que la ville était
en fêle par suite de la proclamation de Salomon.
Les imités se levèrent troublés et se dispersèrent.
Adoniah monta rapidement à Sion, et saisit les
acrolères de l'autel qui était devant la tente sacrée.
Salomon réussit à les lui faire lâcher, par des pro-
messes évasives, qui lui laissaient au fond sa liberté
de vengeance pour l'avenir.
On ne sait pas combien de temps David survécut
1. C'est l'endroit qu'on appelle maintenant « la Fontaine de la
Vierge ».
92 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [9995 av. J.-C.J
à cette espèce d'abdication. Son entente avec Salo-
mon paraît avoir été complète. Le caractère de
ces deux hommes était, au fond, assez analogue;
ce furent les événements qui firent entre eux toute
la différence. La vie de brigand que le père avait
menée lui donnait sur son fils, élevé dans le sérail,
une grande supériorité. David recommanda à son
successeur quelques personnes qui lui avaient fait
du bien, surtout les enfants de Barzillaï le Galaadite,
qui durent avoir leur place à la table royale. Il
montra la noire perfidie de son âme hypocrite, en
ce qui concerne Joab et Sémeï. Il avait pardonné à
Sémeï dans un moment où la générosité lui était
imposée1. 11 n'osa ensuite retirer la grâce con-
sentie, parce qu'il l'avait scellée d'un serment au
nom de Iahvé; mais, avant de mourir, il demanda
à Salomon de trouver un biais pour faire mourir
cet homme, qui l'avait blessé à mort : « Tu es un
homme habile, lui dit-il; tu sauras ce que tu dois
faire pour que ses cheveux blancs descendent au
scheol avec du sang. »
La commission qu'il donna à Salomon relative-
ment a Joab fut encore plus odieuse. Il devait tout à
cet énergique soldat; mais il ne l'avait jamais aimé.
1. V. ci-ilessus, p. 79.
l'.v.o av. J.-C.] LE ROYAUME UNIQUE. 93
I>;ms une foule de circonstances, il l'avait vu com-
mettre des crimes dont au fond il n'était pas fâche,
d'abord parce qu'il en profitait, ensuite parce qu'il
pensait, selon la croyance d'alors, que ces crimes
vaudraient à Joab une mort violente, de la part des
élohim vengeurs. David n'aurait jamais osé le punir ;
il avait trop besoin de lui, et, d'ailleurs, il se trouvait
lié envers lui par des serments solennels. Mais
il pensa que ces serments n'obligeaient pas Salo-
mon. Dans le secret des derniers entretiens, il ne se
crut plus obligé de dissimuler : « Tu feras selon ta
sagesse, dit-il à Salomon, et tu ne laisseras pas ses
cheveux blancs descendre en paix au scheol *. » Ces
raisonnements nous révoltent, et pourtant de pareils
scrupules impliquaient l'idée de dieux justes. La
casuistique naissait assez logiquement de l'idée d'un
pouvoir méticuleux avec lequel l'homme a un
compte ouvert de crimes tarifés. Le débiteur cherche
toujours à échapper à son créancier par des raison-
nements subtils.
David mourut, à l'âge d'environ soixante-dix ans,
après trente ans de règne, dans son palais de Sion.
Il fut enterré près de là, au fond d'un caveau creusé
dans le roc, au pied de la colline qui portait la Ville
1. 1 Rois, n, 3 et suiv.
91 HISTOIRE DU l'EUPLE D'ISRAËL. [095 av. J.-C.]
de David . Tout cela se passait environ mille ans
avant, Jésus-Christ.
Mille ans avant Jésus-Christ ! C'est ce qu'il ne faut
pas oublier, quand on cherche à se représenter un
caractère aussi complexe que celui de David, quand
on cherche à concevoir le monde singulièrement
défectueux et violent qui vient de se dérouler sous
nos yeux. On peut dire que la religion vraie n'est pas
encore née. Le dieu Iahvé, qui prend chaque jour
dans le monde israélite une importance hors de pair,
est d'une partialité révoltante. Il fait arriver ses ser-
viteurs ; voilà ce qu'on a cru remarquer et ce qui le
rend très fort. 11 n'y a pas encore d'exemple de ser-
viteur de Iahvé que Iahvé ait abandonné. La pro-
fession de foi de David se résume en ce mot : « Iahvé
qui a sauvé ma vie de tout danger2... » Iahvé est
une forteresse sûre , un rocher*, d'où Ton peut
1. Le tombeau de David et des rois ses successeurs élait vers
l'extrémité sud d'Ophel, un peu au-dessus de la piscine de Siloé.
(Néhém., m, 16). Des fouilles faites à cet endroit seraient sûre-
ment fructueuses. Voir le passage cité comme de Josèphe par
Théoiloret, Quœst. in III Rcg., quacst. 6. Cf. Clermont-Ganneau,
Revue crit., 7 nov. 1887.
-2. 1 Unis, 1,29.
3. II Sam. xxii, ù2 suiv. Ce psaume (ps. xvm) n'est pas de David;
mais le ton des premières strophes convient bien à David.
4. De là, l'habitude de désigner Dieu par le nom de sour
c rocher ».
[805 n. t.-C\. LE ROYAUME UNIQUE. W
défier ses ennemis, un bouclier, un sauveur. Le
serviteur de Iahvé esl en toute chose un êlre privi-
légié. Oh! combien il est sage d'être un serviteur
exact de Iahvé.
C'est surtout en ce sens que le règne de David
eut une extrême importance religieuse, David fut
la première grande fortune faite au nom et par l'in-
fluence de Iahvé. La réussite de David, confirmée
par ce fait que ses descendants lui succédèrent sur
son trône, fut la démonstration palpable de la puis-
sance de Iahvé. Les succès des serviteurs de Iahvé
sont les succès de Iahvé lui-môme; or le dieu fort
est celui qui réussit. C'était là une idée peu dif-
férente de celle de l'islam, dont l'apologétique n'a
guère qu'une seule base, le succès. L'islam est
vrai; car Dieu lui a donné la victoire. Iahvé est le
vrai dieu par preuve expérimentale; il donne la vic-
toire à ses fidèles. Un réalisme brutal ne laissait rien
voir au delà de ce triomphe du fait matériel. Mais
qu'arrivera-t-il le jour où le serviteur de Iahvé sera
pauvre, honni, persécuté pour sa fidélité à Iahvé?
Ce qu'aura, ce jour-là, de grandiose et d'extraordi-
naire la crise de la conscience israélite se laisse dès
à présent entrevoir.
CHAPITRE IX
SA LU m OH.
La conséquence de la polygamie orientale, c*es2
au sein de la famille, la prépondérance de la mère,
et, quand il s'agit des souverains, l'importance ma-
jeure de la sultane Validé. En ce qui concerne Salo-
mon, la chose dut être particulièrement sensible. La
préférence que témoignait David à ce fils, qui, se-
lon quelques récits, aurait dû lui rappeler un crime
odieux, venait en grande partie de l'amour dominant
qu'il eut toujours pour Bethsabée. Un tel amour
tenait non seulement à la beauté de celle qu'il
conquit, dit-on, par un adultère, mais aussi à la su-
périorité de son esprit. Cette maîtresse femme prit,
en effet, dans la royauté nouvelle, une place énu-
nente. Son fils voulut être couronné de sa main *.
1 Caul.,111, 11.
(505 .v. J.-C.) Lli ROYAUME UNIQUE. fv
Quiind elle entrait, le roi se levait, allait au-devant
d'elle, et, s'inelinant, faisait placer pour elle à sa
droite un trône égal au sien '. Mariée d'abord,
selon certaines traditions, à un Hittite, et peut-être
à peine Israélite de sang, Bethsabée n'inspira sans
doute à son fils qu'un zèle modéré pour le culte de
Iahvé. Les femmes, en général, se montreront, dans
cette histoire, iahvôistes assez tièdes. Le iahvéisme
était, comme l'islamisme, une religion presque
exclusivement virile2.
Salomon commença son règne, à la manière des
monarques asiatiques, en faisant disparaître ceux
qui pouvaient lui causerie moindre ombrage. C'est
là une pratique qui, dans les mœurs de l'Orient,
n'entraîne pas le plus léger blâme. Adoniah était
peu dangereux. Il s'était pris d'un amour éperdu
pour Abisag, la jeune Sunamite qui avait réchauffé
la vieillesse de son père. Selon les idées du temps,
Abisag devait appartenir au successeur de David .
Cette jeune fille, en effet, était passée avec le
harem de David, entre les mains de Salomon. Elle
était le joyau du sérail; Adoniah, qui l'avait vue
soigner son vieux père, avait compté sur elle. I)
1. I Rois, u, 19.
"2. Voir ci-dessus, p» 57-58.
2. Voy. ci-dessus, p. £0.
il »
M HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [995 «v. J.-C]
se consolait de la perte de la royauté ; mais il ne se
consolait pas de la perte d'Àbisag. Un jour, il vint
trouver Bethsabée, qu'il supposait comme femme
capable de le comprendre, et il lui dit : « Tu suis
bien que le trône m'appartenait et que tout Israël
avait les yeux sur moi pour la royauté future. La
royauté m'a échappé et est allée à mon frère;
c'est la volonté do Iahvé. Et, maintenant, je te de-
mande une seule chose; ne me la refuse pas. Dis,
je te prie, au roi Sa! o m on, qui ne sait rien le re-
fuser, qu'il me donne Abisag la Sunamite pour
femme. » Bethsabée promit d'en parler au roi;
Salomon s'emporta : « Fais mieux, dit-il à sa mère;
demande aussi la royauté pour Adoniah, puisqu'il
est mon frère aîné; demande-moi aussi quelque
grâce pour le prêtre Abiathar et pour Joab, le fils
de Serouïa. » Et, s"animant toujours davantage,
il jura par Iahvé, que, ce jour-là même, Adoniah
serait mis à mort. En effet, Salomon envoya sur-
le-champ Benaïah, chef des Kréti-Pléti, pour le
tuer. Peut-être aimait-il Abisag; peut-être aussi
ne cherchait-il qu'un prétexte pour se débarrasser
d'un rival.
Abiathar, qui avait été dans le parti d' Adoniah,
était odieux à Salomon. Le roi, pourtant, n'osa pas
le faire exécuter, à cause de sa qualité de prêtre,
[995 av. J.-C] LE ROY Al M E UN IQ1 99
« parce qu'il avait tenu l'éphod d'Adonaï-ïahvé
devant son père1 », et qu'il avait été le compagnon
de toutes ses mauvaises fortunes. Il le chassa de
Jérusalem, le priva du sacerdoce et l'exila à Ana-
toth, au nord de Jérusalem, dans ses terres. De la
sorte, le sicerdoce officiel, si l'on peut s'exprimer
ainsi, appartint exclusivement à Sadok.
J-oab, apprenant la mort d'Adoniah et la disgrâce
d'Abiathar, comprit que son sort était écrit. Salo-
inon, pour le faire exécuter, n'aurait pas eu
besoin des recommandations de son père mourant.
La part qu'il avait eue à la tentative d'Adoniah au-
rait suffi à le perdre. Joab alla se réfugier au-
près de la tente sacrée et saisit les acrotères de l'au-
tel. Salomon envoya Benaïah pour le tuer. Benaïah
hésita. Violer l'hospitalité de lahvé paraissait un
crime horrible. Salomon ordonna de passer outre,
par ce raisonnement de casuiste, qu'en tuant Joab
on ne commettait pas un assassinat,- que c'était
lahvé qui faisait tomber sur Joab le sang d'Abner
et de Amasa, « deux hommes meilleurs que lui,
qu'il avait tués, sans que David en sût rien ». Sa
mort devait ainsi dégager la maison de David d'un
i. 1 Rois, h, 2ô. Le texte porte c l'arche ». La confusion de
p~N et de 11SN se retrouve dans I Sam., xiv, 18, et est facile à
expliquer paléographiquement.
100 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [995 «v. l.-G.)
sang qui aurait pesé sur elle. Benaïah, tranquillisé
par cette manière de voir, tua Joab. On enterra le
vieux guerrier dans sa propriété, près de Belhléhem.
Benaïah lui succédadansles fonctionsdesérasquier.
Quant à Sémeï, Salomon l'interna dans Jérusa-
lem, et lui promit la vie sauve. Puis il trouva moyen
de se prouvera lui-même que ce serait une bonne
action de le tuer, que Iahvé l'ordonnait, que la
maison de David en tirerait toutes sortes de béné-
dictions et que, par de si bonnes actions, son trône
serait consolidé à jamais. Benaïah fut encore
chargé de l'expédition de l'affaire, et ainsi disparut
le dernier survivant de la race de Saùl . Un effroyable
mélange de raison d'État et de sophistique sacrée
autorisait ces atrocités.
Salomon, tout à fait affermi sur le trône, orga-
nisa son gouvernement. Les listes que nous avons
de ses fonctionnaires montrent qu'il conserva dans
un grand nombre de services les ministres de
David ou qu'il donna la survivance de leurs fonc-
tions à leurs fils. Benaïah fut, comme nous l'avons
vu, son sar-saba; Adoniram continua de gérer les
revenus de l'impôt; Josaphat-ben-Ahiloud élait
toujours mazkir*. Elihoref et Ahiah, fils de Saraïah,
1. On peut soupçonner ici quelque erreur. Le rédacteur parait
[995 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 101
le sofer de David, avaient le titre de sofer à leur
tour. Ahisar était intendant de la maison royale.
Sadok, ou plutôt, à ce qu'il semble, son fils Aza-
riah, était cohen *; Zaboud fils de Nathan, prêtre
intime du roi ; Ëliab, fils de Safat, chef des gardes2;
Azariah fils de Nathan, chef des nissabim ou préfets.
Ces nissabim étaient avant tout des agents fis-
caux, chargés de faire contribuer tout Israël aux
lourdes charges de la maison royale. Pour cela, on
divisa le pays en douze départements, ne répondant
presque 'pas aux divisions des anciennes tri-
bus. La liste de ces départements et de leurs pré-
fets, vers la fin du règne de Salomon, nous a été
conservée 3 :
i° Montagnes d'Ephraïm / Ben-Hour.
2° Maqas, Saalbim, Bet-Sémès, l
Élon, Beth-Hanan < Ben-Deqr.
3° Arubbot, avec Soco et la I
terre de Hefr I Ben-Hésed.
avoir prolongé indûment sous Salomon les fonctionnaires de
David.
1. Le texte dit « Sadok et Abiathar », en contradiction avec ce
qui précède. Les fautes et les incohérences sont nombreuses dans
tout ce passage, 1 Rois, iv, 1-6.
2. Voy. Thenius, Die Bûcher der Kœnige, p. 30-31.
3. I (lois, iv, 7 et suiv. ; v. 7.
tO:>
HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [905 av. J. -Cl
4° Le Naphat-Dor.
5° Taanak, Megiddo, tout le
district de Beth-San, vers Sarlan,
;ui-dessous de Jezraël, depuis
Beth-San jusqu'à Abel-Mehola,
d'un côté, et jusqu'à Jokmeam,
de l'autre
6Û Ramoth-Galaad, les bourgs
de Jaïr, le canton d'Ar^ob,
soixante grandes villes à mu-
railles et verroux d'airain
7° Mahanaïm
8° Nephtali
9° Aser et les échelles.
10° Issachar
11° Benjamin. ........
12° Le pays de Galad. ..
Ben-Abinadab, qui
avait pour femme Tafat,
fille de Salomon.
Baana, fils d'Ahiloud.
Ben-Géber.
Abinndab,(ilsdeTddo.
Ahimaas ; celui- ci
avait épousé Basemat,
fille de Salomon.
Baana, fils de Housaï.
Josaphat, fils de Pa-
rouah.
Sémeï, fils d'Lla.
Géber, fils d'Uri.
Juda n'est pas nommé dans cette liste, sans
doute parce que c'était une terre privilégiée, exer-
çant l'hégémonie sur les autres tribus. Chacun de
ces départements fournissait les dépenses d'un
mois. La table du roi, toujours ouverte, consom-
mait par jour trente kors de fine farine, soixante
kors de farine ordinaire, dix bœufs gras, vingt
bœufs ordinaires, cent moutons, sans compter le
[995 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 101
gibier et la volaille. Les nissabim faisaient, en
outre, arriver l'orge et la paille aux différents
postes de cavalerie1 .
Outre ces prestations en nature, il y avait des
impôts directs, des douanes sur les trafiquants et
le transit des caravanes, sans parler des tributs
payés par les rois vassaux. On n'a sur tous ces
points que des renseignements obscurs 2, des hy-
perboles trahissant l'ignorance de chroniqueurs
bornés, pour qui ces choses administratives sont
insolites et qui les voient avec les yeux grossissants
de l'étonnement. Il faut même ici faire une çrave
réserve. Nous n'avons pas pour l'histoire de Salo-
mon, comme pour l'histoire de David, de pièces
originales. Une partie du récit est empreint d'un
sentiment malveillant, où perce l'intention de pré-
senter Salomon tantôt comme un tyran machiavé-
lique, tantôt comme un roi avide et prodigue, pres-
surant son peuple pour l'entretien d'un harem
monstrueux et d'une table de Gargantua. Si l'his-
toire, telle qu'elle est racontée au premier livre
des Rois, était vraie, le gouvernement de Salomon
aurait été un des plus rudes et des plus tyranniques
1. I Rois, v,8.
2.1 liois, x, 14-15, passage moderne; le mot mriD est as-
lyrien.
lOi HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [995 av. J.-C.J
qui aient existé. Les personnes étrangères aux
affaires (et notre historien est sûrement un naïf au
premier chef) ne comprennent rien aux impôts,
aux finances, aux charges d'un État. Les dépenses
les mieux justifiées leur paraissent des fantaisies
de despote. Le contribuable d'esprit simple (et
combien y en a-t-il !) croit que l'argent qu'il paye
au souverain, le souverain le dépense, comme il
ferait lui-même, en bombance et en plaisirs. L'his-
torien de Salomon dont nous parlons décrit avec
prolixité des prodigalités puériles; à côté de cela,
il mentionne d'un mot et comme en passant des
dépenses parfaitement sérieuses (villes rebâties,
docks, magasins, arsenaux, ports, haras, organisa-
tion de certaines branches de commerce).
Nous qui savons comment les choses se sont
passées à la suite du règne de Louis XIV, nous
voyons bien que ces brillants développements de
puissance monarchique sont à double visage. Avan-
tageux pour une partie de la nation, ils pèsent
lourdement sur l'autre partie. Les uns en souffrent,
les autres en profitent. De là toujours deux cou-
rants contraires de jugements historiques sur ces
grands faits. Salomon fut, évidemment, détesté
des uns, admiré des autres. L'opinion des con-
tribuables s'est traduite par le ressentiment des
(905 «v. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 105
prophètes et des historiens sacrés, chez lesquels
perce une opposition sensible contre le roi profane
el dur au peuple. Il était cruel pour ces fiers Israé-
lites des tribus du Nord, qui n'avaient jamais subi
aucune domination, d'être ainsi traités en gens
taillables et corvéables à volonté. Gela était d'au-
tant plus pénible que la ville de Jérusalem et la
tribu de Juda bénéficiaient seules de ces charges
imposées à la nation. L'État, quand il fait son ap-
parition dans une société, se présente sous une
forme très vexatoire. On voit ce qu'il coûte; on ne
voit pas ce qu'il rapporte. Les populations décimées
ou affamées pour les plaisirs et les grandeurs de
Louis XIV ne pouvaient se douter qu'elles souf-
fraient pour autre chose qu'un égoïsme démesuré.
Israël devait d'autant moins se payer de cette con-
solation fragile que l'œuvre de Salomon était antipa-
thique à son génie et qu'elle fut éphémère. Ces
grandes choses veulent être jugées par le revers; or,
cette fois, le revers fut triste. Si, le lendemain de la
mort de Louis XIV, la France se fût disloquée, le
jugement de l'histoire sur le grand roi serait fort
différent de ce qu'il est.
L'opinion contraire à Salomon était donc légi-
time à beaucoup d'égards. Toute la littérature du
royaume du Nord en fut imprégnée; en Juda même,
106 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [995 av. J.-C.]
les iahvéistes de l'ancienne école lui furent hos-
tiles, Et pourtant ces justes récriminations n'ont pu
étouffer le concert des voix favorables, qui placent
sous ce règne un énorme accroissement de la po-
pulation, de la richesse publique, du bien-être
général. « Les habitants de Juda et d'Israël étaient
nombreux comme les grains de sable des bords de
la mer. On mangeait, on buvait, on se réjouis-
sait1... Juda et Israël demeuraient en sécurité,
chacun sous sa vigne et son figuier, de Dan à Beer-
séba 2. » A Jérusalem, l'or et l'argent circulaient
avec une abondance dont on ne s'était pas fait une
idée jusque-là3.
Ce furent surtout les populations chananéennes,
encore distinctes des Israélites, qui souffrirent de
ce régime de travaux forcés et de fiscalité. David,
avec beaucoup de raison, avait travaillé à l'assimi-
lation de ces vieux restes d'indigènes. Salomon
fut amené, par les exigences du trésor, à une poli-
tique toute contraire. Pour rendre les charges
moins lourdes aux Israélites, il lit des serfs avec
ce qui restait des anciens Hittites et Ghananéens.
Ces malheureuses populations se virenl assujct-
1. I Rois, iv, 20.
2. Ibifl., v, 5.
3. Ivtd., x, 27.
[995 av. j.-c.j LE ROYAUME UNIQUE. 107
lies àdes levées périodiques pour les travaux ». Les
Gabaoniles, en particulier, furent faits serfs du
temple*. L'armée, qui sous David compta des of-
ficiers hittites3, fut désormais uniquement com-
posée d'Israélites4. Les populations chananéennes
disparaissent de l'histoire. Quand vint l'orthodoxie,
Israël ne souffrit plus d'esclaves incirconcis dans
son sein; tout le monde reçut en sa chair l'estam-
pille de fils d'Abraham. La race inférieure fut ainsi
entraînée dans le courant de la race la plus forte.
Elle joua, dans l'histoire d'Israël, le rôle de démo-
cratie opposante et fut mêlée d'une manière latente
à toutes ses convulsions.
La légende voulut qu'en songe, à Gabaon, Salo-
inon, ayant le choix des dons les plus rares, eût de-
mandé àlahvé la hokmu, mot qu'on a l'habitude de
traduire par « sagesse»5. Il ne faut pas s'y mépren-
dre. La hokma dont il s'agit ici, c'est l'habileté po-
litique, l'artde gouverner, selon les idées de l'Orient.
C'est parce que Salomon est un hakam qu'il sait
trouver un prétexte pour tuer Joab et tourner le
1. I Kois, ix, 15, 20 et suiv. Au ch. v, verset 27, la distinctioa
de race n'est pas faite.
2. Josué, ch. ix. Comp. Esdras, il, 55, 58; Néh., vu, 57, 60.
3. V. ci-dessus, p. 12.
4. I Rois, ix, 22.
5. Ibid., ni, 5 et suiv.
108 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [995 a». J.-C.]
serment prêlé à Sémeï. Une sorte d'escobarderie
politique était tenue alors pour le comble de l'in-
telligence. Salomon n'avait pas besoin pour l'ac-
quisition de ce don d'une faveur divine particu-
lière. Les instructions que son père lui donna en
mourant étaient bien l'idéal de ce que Iahvé fut
censé lui avoir révélé. Jci encore, nous croyons
qu'une distinction est nécessaire entre le caractère
réel de Salomon et la manière dont l'historien l'in-
terprète. Réduites en maximes générales et com-
mentées par la façon dont Salomon les exécute,
ces instructions de David sont le code de l'abso-
lutisme théocratique le plus épouvantable. La
manière dont les meurtres d'Adoniah, de Joab,
de Sémeï sont expliqués suppose que ce qui réussit
est le bien. La cause que Iahvé aime est la cause
juste; il la fait juste en l'aimant. Le droit abstrait
n'existe pas; il n'y a pas de victimes dans le
inonde; celui qui est tué a tué. Sémeï, qui s'est
trompé de parti, et qui a eu des torts envers l'élu de
Iahvé, est un coupable. Le hattâ, <r le pêcheur »*,
est le disgracié, celui à qui les événements donnent
tort2, c celui qui sent mauvais aux narines de
Iahvé ».
1. Bien étudier les sens de N'JDn, surtout Eccl., il, 26.
2. I Hois, i, 21.
iW5»v.J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 1(W
Toutcela était la conséquence de ce principe que
le crime est nécessairement puni en ce monde.
Quand on professe une telle croyance, on doit sup-
poser que l'on sert Dieu en menant le criminel à sa
perte. Toute sévérité royale est, de la sorte, l'exé-
cution d'une volonté divine et mérite une récom-
pense de Dieu *. Le gouvernement qui frappe est un
agent de Iahvé2. S'il ne frappe pas, il manque à son
devoir. En punissant, il se soustrait lui-nème au
châtiment. Joab a commis des crimes; David en a
bénéficié, et, pour cette raison, n'a pas du le tuer.
Mais le fils de David doit tuer Joab. pour que la
race de David soit sauve à tout jamais 3. Le roi est
justicier de Dieu. La direction qu'il donne au
glaive est l'effet même de la volonté de Iahvé.
Aune époque plus ancienne, Iahvé tuait directe-
ment par lui-même. Maintenant, il tue par le roi...
On voit que les plus sombres cauchemars de la
1. Dans les pays très primitifs comme la Bretagne, où l'on croit
volontiers que certains crimes, ie parjure, par exemple, sont
punis ici-bas, on se trouve amené, pour faire honneur à la Provi-
dence justicièrc (représentée là par saint Yves), à tuer le cou-
pable, quand on a la certitude intime, indémontrable aux autres,
du parjure commis (Grime de Ilengoat).
2. Comparez la doctrine de saint Paul, dans l'Épitro aux Ro-
mains, xin, 1 et suiv.
3. 1 Kois, u, 33.
110 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [905 a». J.-C]
politique ont troublé le cerveau humain longtemps
avant Philippe II.
Nous avons peine à croire que Salomon, dont le
défaut ne parait pas avoir été le fanatisme, ait eu
de pareilles pensées, empreintes d'un iahvéisme
sombre. On les lui prêta, parce qu'elles étaient les
idées dominantes du temps. La justice dans le
monde était l'abîme où se perdait la conscience
israélite. N'ayant pas la ressource, comme le chris-
tianisme, de « renvoyer le coupable à son juge
naturel », le penseur israélite était réduit à inter-
préter à sa guise l'arrêt souvent obscur de lahvé.
Disons-le à l'honneur du peuple hébreu, il n'a
jamais été jusqu'à l'absurdité de l'ordalie; Yurim
et tummim, qui a couvert tant d'impostures, ne
paraît pas avoir fait mourir un innocent1. La
hokma de Salomon a pu souvent impliquer beau-
coup d'arbitraire; il ne semble pas qu'elle ait
jamais rien livré au pur hasard.
Quelque chose émergeait de ce chaos de so-
phismes. Telle idée qui nous paraît maintenant ar-
4. Le cas de Jonathas n'est pas un cas de justice ordinaire ; ce
n'e*t là, d'ailleurs, qu'une historiette piquante. L'expression
mi*P ^JD1? n'implique pas toujours un tirage au sort. Les juge-
ments par lahvé étaient l'analogue des oracles grecs, non des
ordalies.
(005 »v. j.-c.i LE ROYAUME UNIQUE. 111
riérée a pu être outrefois en progrès sur le passé.
Les vieilles langues sémitiques impliquaient un
sentiment de justice mal analysée, un principe de
moralité grossière, mais forte. Le crime était con-
sidéré comme une énormité contre nature, qui en-
traînait fatalement la peine '. Peu à peu on arrivait
à faire une part aux divinations intuitives. L'art de
rendre la justice, de discerner promptement et
sûrement le vrai coupable, passait pour un ion
divin, pour une part de la sagesse qui vient de
Dieu. La légende supposa que Salomon avait ex-
cellé en ce genre2; elle n'avait peut-être pas tort.
Les gouvernements très égoïstes aiment à se
montrer justes, quand leur intérêt n'est pas en
cause; l'intelligence qui sert à faire réussir un
calcul politique peut aussi servir à trouver avec
sagacité le nœud d'une cause compliquée.
1. Voir t. I r, p. 13S,
2. 1 Rois, m, i&-*k.
CHAPITRE X
DEVELOPPEMENT PROFANE D ISRAËL.
Ce qui caractérisa le règne de Salomon, ce fut la
paix. Les Philistins, alliés de la dynastie nouvelle,
et avantageusement employés par elle comme mer-
cenaires, n'étaient plus tentés de passer la fron-
tière. L'armée conserva l'organisation du temps de
David, naturellement en s'afïaiblissant, comme
cela arrive pour toutes les organisations militaires.
Ni Juda ni les autres tribus ne virent, durant qua-
rante ans, un visage ennemi.
L'affaiblissement militaire ne se fit sentir que
dans la zone des pays tributaires du royaume.
Hadad ou Hadar, l'Édomite, le vaincu de Joab *,
qui s'était réfugié en Egypte, ayani appris la mort
de David et surtout celle de Joab, quitta le Pharaon
I. Voy. ci-dessus, p. 36.
[WOav. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. Î1*
don*, il avait épousé la belle-sœur *. On ignore les
détails de cette guerre, qui ont été supprimés à
dessein par les historiographes hébreux, sans doute
parce qu'ils n'étaient pas à l'honneur de leur na-
tion. On sait seulement que Hadad brava Israël
pendant tout le règne de Salomon, qu'il lui fit tout
le mal possible, et qu'il fut souverain indépendant
au moins d'une grande partie d'Édom.
Un adversaire encore plus redoutable fut Rézon,
fils d'Éliada, guerrier araméen, qui, après la dé-
faite de son maître Hadadézer, roi de Soba, avait
rassemblé autour de lui ceux qui s'étaient sauvés
devant l'épée de David. Peut-être, avant la mort de
David, avait-il réussi à tenir la campagne avec ces
bandes aguerries. Un coup de main heureux les
rendit maîtres de la ville de Damas, et ils réussi-
rent à s'y maintenir. Pendant tout le règne de Sa-
lomon, Rézon ne cessa de guerroyer contre Israël.
Le royaume de Soba, néanmoins, ne paraît pass'ètre
rétabli. Damas devint désormais le centre unique
de l'Aramée, voisine de l'Hermon.
L'horizon de David ne s'étendit jamais hors de
i. I Rois, XI, 14-22. Le verset 14 présente ce qui suit comme
un châtiment. La seconde moitié du verset 15 est transposée. Il
faut sûrement lire nx* et D"!N. La confusion d'Arawi et Édom e»l
fréquente. Voy. ci-dessus, p. 39, note 2.
il. 8
Il» HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [990 av. J.-C,f
la Syrie. Avec Salomon, des perspectives nouvelles
s'ouvrirent pour les Israélites, surtout pour Jéru-
salem. Israël n'est plus un groupe de tribus, con-
tinuant dans ses montagnes la vie patriarcale. C'est
un royaume bien organisé, petit selon nos idées,
mais assez grand d'après les habitudes du temps.
La vie mondaine du peuple de Iahvé 'va commen-
cer. Si Israël n'avait eu que cette vie-là, on ne par-
lerait plus de lui. Au sens matérialiste, heureux
le peuple qui n'a pas d'histoire! Au sens idéaliste,
heureux le peuple qui a sa place dans les annales
de l'esprit! Un peuple est glorieux le plus souvent
par ses révolutionnaires, par ceux qui le perdent,
par ceux qu'il a conspués, tués, vilipendés.
Une alliance avec l'Egypte fut le premier pas
dans cette carrière de la politique profane que, plus
tard, les prophètes semèrent de tant d'impossibi-
lités. Les rois de Tanis relevaient en ce moment le
prestige fort abaissé de l'Egypte en Syrie. Par suite
d'une expédition dont nous ignorons les circon-
stances, le roi de Tanis, Psioukhanou II1, d'accord
?ans ^oute avec les Philistins, avait conquis l'an-
cien territoire de Dan et en particulier la ville cha-
nanéenne de Gôzer. Il extermina la population
1. Maspero, Hist. anc, i," ôdit., p. 333, 356.
[M» av. J.-C.] LE ROYAUME UNIQUE. 115
chananéenne et brûla la ville. Ce fut Israël qui
bénéficia de cette conquête. Le roi d'Egypte donna
Gézer en dot à sa fille et la maria à Salomon.
Gézer fut ainsi acquis au domaine Israélite et dé-
pendit directement du roi de Jérusalem l.
La fille du roi de Tanis vint demeurer à Sion. Sa-
lomon n'avait pas encore commencé ses grandes
constructions. La princesse égyptienne habita
d'abord dans le palais de David, qui dut lui pa-
raître mesquin auprès des merveilles qu'elle venait
de quitter. Il n'est pas trop hardi de supposer que
le goût de cette princesse pour un luxe raffiné eut
une grande influence sur l'esprit de son mari;
d'autant plus qu'elle eut toujours dans le palais une
situation supérieure à celle des autres femmes du
harem.
Les relations de Salomon avec Tyr exercèrent
une action encore plus civilisatrice. Tyr, récem-
ment détachée de Sidon, était alors au moment de
sa plus grande activité, et en quelque sorte dans
le feu de sa fondation première. Une dynastie de
rois du nom de Hiram ou plutôt Ahiram 2 était à
la tête de ce mouvement. L'île se couvrait de con-
i. I Rois, ix, 16.
2. Voy. Corpus inscr. semit., ^n partie, n" 5
t16 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [990 av. i.-C]
structions imitées de l'Egypte. On admirait surtout
ce grand temple central de Melkarth, qui devait
être l'ombilic du monde tyrien, comme son frère
jumeau de Jérusalem fut le centre attractif du
monde juif4. Déjà, sous David, nous avons vu des
rapports établis entre les deux peuples. Sous Salo-
mon, ces rapports furent bien plus suivis. Hiram
est l'allié intime du roi d'Israël ; c'est lui qui envoie
à Salomon les artistes qui manquaient à Jérusalem,
les matériaux précieux pour les constructions de
Sion, des marins pour la flotte d'Asiongaber.
La région du Jourdain supérieur, conquise par
David, semble être restée tributaire de Salomon.
Ce qu'on dit d'une plus vaste extension du royaume
de Salomon est empreint de beaucoup d'exagéra-
tion 2. Ni la Syrie du Nord, ni la région du bas
Oronte et d'Alep, ni même Hamath, n'ont jamais
été vassales de Salomon. Ces mots « jus4u'à l'Eu-
phrate, jusqu'à l'Egypte,... d'une mer à l'autre »,
sont, sous la plume des écrivains hébreux, le fait
d'une géographie complaisante, qu'il ne faut pas
prendre à la lettre 3. Les fables sur la prétendue
1 . Mission de Phénicie, p. 527 et suiv.
î. 1 Rois iv, 20 ; v, 4 ; VUI, 65; II Rois, xiv, 25, 28. Inutile de
rappeler que les livres des Chroniques sont ici de nulle autorité.
3. Comp. Ps. lxxii, 9 et suiv.
j.-C.l LK ROYADME UNIQUE. 117
fondation de Palmyre par Salomon viennent dune
lettre ajoutée a dessein au texte de l'ancien histo-
rien par le compilateur des Chroniques l. La
construction de Baalbek par Salomon repose sur
une identification encore plus inadmissible 2. Ces
hyperboles furent imposées à l'historiographie
juive par les prophètes du temps de Jéroboam II,,
qui révèrent pour Israël une idéal de frontières na-
turelles, qu'on supposa avoir été réalisé sous David
et Salomon 3. Ce furent là, en quelque sorte, des
clichés qu'on exhuma à diverses reprises, sans se
soucier de leur conformité avec le vrai.
En réalité, le domaine de Salomon ne compre-
nait que la Palestine. Édom et Aram s'étaient
totalement émancipés du joug que leur avait im-
posé David. Moab et Ammon étaient à l'état de pays
vaincus, mais non annexés. La liste des nissabim
que nous avons donnée porterait à douter si ces
provinces payaient un tribut réel. Les terres
d'Israël sont seules présentées, dans cette liste,
comme subvenant aux frais de la royauté.
1. Corap. I Mois, ix, 18, et II Chron., vin, 4. Le ketib est la
vraie leçon. 11 s'agit de Tamardu côté de Pétra, non de Tadoior.
2. Baalath = Baalbek.
:!. Amos, vi, 14; vm, 12; II Hois, xiv, 25-28 (Thenius, p. 347). Cf.
Ézéch ,xlvii, 16; xlvih, i ; Nombres, xxxiv, 8; Josué, xm, 5.
118 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAËL. [985 av. J.-C]
Ce qui valait mieux que des peuples retenus de
force, les brigands arabes étaient réfrénés dans
leurs pillages. Les Amalécites, les Madianites, les
Beni-Quédem et autres nomades trouvaient, au-
tour d'Israël, une barrière infranchissable. Les
Philistins conservaient leur indépendance. Les
villes phéniciennes de Jaffa, Acre, Tyr, Sidon,
Gébel, Hamath, traitaient Salomon comme un
puissant voisin, mais ne lui étaient nullement as-
servies. Cela faisait un petit État de cinquante lieues
sur vingt-cinq environ, avec une zone de tributaires
ou d'alliés. Quand on suppose que Salomon régna
sur toute la Syrie, on grossit les choses au moins au
quadruple. Le royaume de Salomon était à peine
le quart de ce qu'on appelle maintenant la Syrie.
L'historiographie légendaire n'attribua à Salo-
mon que des bâtisses frivoles et disproportionnées
avec les ressources de la nation. D'autres construc-
tions, mentionnées moins longuement, furent utiles
ou nécessaires. La ville de Gézer était en ruine,
par suite de l'expédition égyptienne; Salomon la
rebâtit. Les deux Béthoron, qui peut-être avaient
souffert de ladite expédition, furent également
rebâties. Il en fut de même du bourg danite de
Baalath ', de Hasor et de Megiddo, dans le Nord.
1. Nom bien banal; site douteux.
[085 av. J.-C] EE ROYAUME UNIQUE. 119
Salomon construisit enfin des « villes de magasins»,
sortes d'entrepôts, donl le bul commercial ou mili-
taire ne saurait être exactement défini r. Il y avait,
en particulier, une localité de Tamar, du côté do
Pétfa *, dont Salomon fit une ville et qui devint un
lieu de station pour les caravanes. Ces postes com-
merciaux répondaient à une des principales pré-
occupations du temps, préoccupations analogues
à celles qui ont fait, de nos jours, attacher tant
d'importance au percement de l'isthme de Suez.
Avec une haute raison, en effet, Salomon eut
toujours les yeux tournés vers la mer Rouge, large
canal qui mettait les essais de civilisation méditer-
ranéens en rapport avec l'Inde, et ouvrait ainsi un
monde nouveau, celui d'Ophir 3. La baie de Suez
1. I Rois, ix, 19.
2. Ibid., ix, 18. Vov. ci-dessus, p. H 7, note 1.
3. Le système de M. Lassen, identifiant Ophir avec l'Inde des
embouchures de l'indus, loin d'avoir été ébranlé, est devenu une
thèse approchant de la certitude. Si Ophir, dans les textes hébreux,
est souvent mis en relation avec l'Iémen et le détroit de Bab-el-
Mandeb, cela vient d'une illusion dont il y a le plus grand compte
à tenir dans les questions de géographie ancienne. Les cartes faites
d'après les récits des marins sont essentiellement fautives, le marin
ne comptant que les escales et mesurant les distances d'après
la peine qu'il a eue d'un port à un autre. Le phénomène des
moussons, par exemple, trompe complètement le marin sur l'éloi-
gnement réel du point de départ et du point d'arrivée. Il a dormi
1"20 HISTOIRE DU PEUPLE D ISRAËL. [985 av. J.-C.)
appartenait à l'Egypte; mais le golfe d'Akaba était
en quelque sorte à prendre. Ëlath et Àsiongaber *,
selon toutes les apparences, avaient été peu de
chose dans les temps antérieurs. Sans occuper ré-
gulièrement le pays, Salomon s'assura la route par
la vallée d'Araba. Il construisit une flotte à Asion-
gaber. Les Israélites eurent toujours peu de goût
pour la navigation2; Hiram donna des marins à
Salomon, ou, ce qui est plus probable, les deux
flottilles voyageaient de conserve 3. En sortant du
dans l'intervalle; il prend ainsi pour des ports voisins des ports
séparés par des cinq ou six cents lieues. Aux premiers siècles
de notre ère, l'iémen est couramment appelé Inde. (Voir Marc-
Aurèle, p. 462-463.) Dans un manifeste du récent mahdi (Jour-
nal des Débats, 19 février 1884), Suez et Constantinople sont
traités comme deux villes rapprochées l'une de l'autre, parce
qu'un Africain de la Nubie s'embarque à Suez pour Constan-
tinople. Clysma et l'Inde étaient de même, autrefois, intimement
associées, et, de nos jours, certains quartiers de Suez semblent
un prolongement de Madras ou de Calcutta. Les têtes des
grandes navigations sont réunies par une sorte de fil électrique
qui crée, à ses deux extrémités, des polarisations similaires.
1 . Villes très voisines. Voir la carte du duc de Luynes, Paris, 1 866.
2. Psaume cvn, 23 et suiv.
3 1 Rois, ix, 28; x, 11, 22, la flotte est appelée t la flotte de
Hiram ». Ophir (l'Inde) et Tharsis (l'Espagne) étant les pays ex-
trêmes du commerce tyrien, on les confondait quelquefois, et la
flotte de la mer Houge fut appelée par extension c la flotte de
Tharsis » (1 Rois x, 22); comme si, de nos jours, c navire trans-
atlantique » ou c péninsulaire > était devenu synonyme de
[985 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 141
détroit d'Aden, elles allaient à Ophir, c'est-à-dire
à l'Inde occidentale, au Guzarale ou à la côte de
Malabar.
La flottille appareillait une lois tous les trois ans,
à l'époque de la mousson. On sait combien, à cette
époque de l'année, la navigation est facile ; il n'y a
qu'à fixer la voile une fois pour toutes et à s'aban-
donner au vent; on est porté, pendantson sommeil,
au point que l'on veut atteindre1. Si, de Bombay
ou de Goa, les expéditions étaient revenues
directement à Asiongaber, c'eût été l'affaire de
quelques mois. Le fait que la course durait trois ans
prouve que la flottille faisait le tour de l'Inde, peut-
être de l'Indo-Ghine. Mais tout ce que la flottille
rapportait de ces contrées lointaines était naturelle-
ment censé venir d'Ophir.
Quels étaient donc les objets que les navigateurs
tyriens et israélites rapportaient d'Ophir? Rien
de bien sérieux, beaucoup de frivolités. D'Ophir,
les navigateurs tyriens et israélites tiraient de
grandes quantités d'or, d'argent, des pierres pré-
cieuses, du bois de santal (hébreu algum, sanscrit
« vaisseau de haut bord ». Cet abus de langage des textes anciens
a induit l'auteur des Chroniques en une étrange erreur (II Chron.,
1x21; xx, 36,37).
i. Voir Sefer-nameh, édit. Schefer, p. 123-124.
122 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [985 av. J.-C]
valgum), de l'ivoire (hébr. sen habbim, sanser.
ibka, éléphant), des singes (hébr. kopim, sanser.
kapï), des paons (hébr. toukiim, tamoul togêï). Ces
objets frappèrent beaucoup les gens de Syrie. Le
bois de santal surtout, par sa belle couleur rouge
et son parfum, produisit une impression extraordi-
naire. On en fit des balustrades pour le temple
c-t le palais royal, des cinnors et des nébels pour
les musiciens. Passé ce temps-là, on ne vit plus
de bois de santal à Jérusalem '.
Que donnaient les marchands sémites à Ophir, en
échange de ces métaux précieux et de ces autres
produits, dont la valeur vénale pouvait n'être pas
fort élevée. C'est ce qu'on ne nous dit pas. Les
portions de l'Inde que visitait la flottille pouvaient
n'être pas, à cette époque, plus organisées que
n'était l'Amérique à l'époque de l'arrivée des Espa-
gnols. L'or et les autres produits pouvaient être
pris violemment aux indigènes. Cela est d'autant
plus supposable que ces expéditions ne furent peut-
être pas bien des fois répétées.
En même temps que Salomon se créait une ma-
rine, il se créait une cavalerie 2 et des équipages de
1. I Rois, x, 12.
2. Ibid.y v, 6; ix, 19; x, 26.
[<J85av. J-c.J LE ROYAUME UNIQUE. 123
chars de guerre. Il eut de plus un grand nombre de
ehevaux de selle i et des chars de luxe pour son
usage personnel 2. En ce qui concerne les chars de
guerre, il n'avait qu'à imiter les Ghananéens des
plaines et les Philistins. Quant aux chevaux de
selle et aux chars de luxe, c'est d'Egypte qu'on
les tirait 3. Le cheval arabe, à ce qu'il semble, ou
du moins l'équitation à la façon arabe n'existaient
pas encore. Alors, comme de nos jours, le centre
de l'Arabie gardait jalousement ses chevaux. Les
bêtes usuelles des tribus arabes voisines de la
Palestine, Ismaélites, Amalécites, Beni-Quédem,
étaient l'âne et le chameau.
Une grande partie de la cavalerie israélite rési-.
dait auprès du roi, à Jérusalem. Salomon établit,
cependant, en divers endroits, des postes ou quar-
tiers pour la cavalerie, Are ha-rékeb, Are hap-pa-
rasim. Nous trouvons mentionnés, du côté du sud de
la Palestine, un Bet-mercabot, ou remise de chars,
et un Haçar sousim (sorte de haras *). Il y avait un
service de courtiers, qui allaient prendre les che-
1. I Rois, v, 6; x, 26. Comp. II Chrûa., i n; ix, 25. Les
chiffres, en ces vieux textes, sont toujours douteux.
S. Cant., i,9.
3. Voy. ci-dessus, p. 9. Comp. Gen., xlv, 27; xlvi, 5, 29; L,9.
4. I Chron., iv, 31.
121 H1ST0IRK DU PEUPLE DMSHAKL. [085 av. J -C]
vaux en Egypte et les menaient en Judée1. Un
cheval rendu ainsi en Judée revenait à cent cin-
quante sicles (environ quatre cent quatre-vingt-
dix francs). Un équipage attelé coûtait le qua-
druple. Ces courtiers, qui payaient sans doute un
impôt au roi, fournissaient également de chevaux
les rois khctas'2 et aramcens.
Ces modes nouvelles excitaient naturellement
une vive antipathie chez les conservateurs de
l'ancien esprit agricole ou nomade, opposés au
luxe et au développement de la richesse. Ces su-
blimes arriérés blâmaient surtout la cavalerie et les
chars, qui blessaient leurs habitudes patriarcales
et leur paraissaient une injure à Iahvé. Certes, il
faudrait se garder d'attribuer aux temps reculés
le piétisme exalté du vin0 et du vu6 siècle. Personne
n'osait affirmer encore que le vrai serviteur de Iahvé
n'a aucun besoin de ces secours extérieurs, qui in-
spirent à l'homme une confiance exagérée en ses
forces et le détournent de rapporter toute gloire à
Dieu3. Cependant le germe de pareils sentiments
existait déjà. Les prophètes se taisaient; mais ils
1. I Rois, x, 28-29.
2. Expression abusive (cf. II Bois, vu, G), reste d'un usage
antérieur.
3. Ps. xx, 8 etsuiv.
|'.tS5av.J.-C] LE ROYAUME ON I QUE. 135
murmuraient. Les progrès dans l'ordre profane leur
paraissaient de profonds abaissements dans l'ordre
moral. Salomon n'avait aucun égard pour ces
fanatiques et les tenait soigneusement éloignés de
ses conseils; mais Jes fanatiques savent attendre.
Ce qui, en ellet, donnait raison aux adversaires
de la royauté, c'est que les mœurs subissaient une
grande altération. Le roi était très adonné aux
femmes *. Son harem était immense; on parlait de
sept cents femmes en titre, nommées saroth,
€ dames j>, de trois cents concubines, esclaves
achetées, servantes des saroth. Les calculs les plus
modérés allaient à soixante reines, quatre-vingts
concubines et des alamoth non comptées. Salomon
fut, en particulier, très porté vers les femmes
étrangères. Outre la fille du roi de Tanis, il aima
des femmes moabites, ammonites, édomites, sido-
niennes, hittites. Quoique, à cette époque, les
règles rigoureuses qui furent faites plus tard sur les
mariages mixtes n'existassent pas encore, les vrais
Israélites voyaient de tels mariages de mauvais œil.
Les zélés de Iahvé prétendaient que les femmes
étrangères, gardant leur culte dans le sein de la
famille israélitc, étaient pour leur mari des causes
1. I Rois, xi, 1 et suiv. ; Cant., vi, 8-9.
!26 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [985 av. J.-C]
perpétuelles de prévarication. Or on remarquait
avec scandale que c'était à ces femmes que Sa*
lomon donnait tout son cœur. Dans sa vieillesse,
nous les verrons prendre sur lui un ascendant ex
trême et l'amener à une sorte d'oubli du culte de
lahvô.
CHAPITRE XI
CONSTRUCTIONS A JERUSALEM.
Les édifices de Jérusalem furent l'œuvre de Sa-
lomon la plus admirée, celle qui frappa le plus les
contemporains et la postérité. Les constructions de
David s'étaient bornées à peu de chose ; grâce aux
richesses et à l'activité de son successeur, Jérusa-
lem put rivaliser avec les villes égyptiennes et les
villes phéniciennes les plus brillantes. Rien de
très original ne caractérisa cette éclosion d'art.
L'Egypte donna les modèles; Tyr fournit les tail-
leurs de pierre, les architectes, les ornemanistes,
les fondeurs de bronze. Mais l'époque était bonne.
Un style, sévère dans les ensembles, très élégant
dans les détails, s'était formé en Phénicie, sous
l'influence de l'art égyptien. Des murs lisses, très
soignés, en formaient l'âme. Des revêtements de
bois scuïpté et doré, d'innombrables appliques
128 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAËL. [985 av. J.-C]
d'airain, une vigoureuse polychromie, de riches
tentures, donnaient à ces constructions infiniment
de grâce et de vie d.
Le sous-sol de Jérusalem fournissait des pierres
excellentes, le maléki, caicaire dur, encore si es-
timé aujourd'hui 2. Mais le bois de contruclion que
produisait la Judée était médiocre. Un traité de
commerce fut conclu entre Hiram et Salomon.
Les espèces métalliques étaient rares, et l'échange
direct dominait encore. Il fut convenu que Salomon
fournirait à Hiram des denrées brutes (froment et
huile) pour l'entretien de sa maison, et qu'en re-
tour, Hiram fournirait à Salomon tous les bois de
cèdre et de sapin dont il pourrait avoir besoin. Le
Liban était couvert alors de ces arbres résineux,
dont l'arrivée d'une population plus dense Ta dé-
pouillé depuis quelques siècles 3. C'étaient de
beaucoup les plus beaux matériaux de construction
qu'il y eût au monde. Les Sidoniens * savaient ad-
mirablement les couper, amener les troncs à la mer
et, là, en composer des radeaux, qu'on dirigeait en-
1. Mission de Phénicie, concl.
2. Grandes cavernes sous Jérusalem. De Vogué, le Temple
de Jérusalem, p. 4 etsuiv.
3. Mission de Phén., p. 219 et suiv.
4. Sidonim était encore le nom générique pour désigner les
Phéniciens.
[985 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 1»
suite où l'on voulait. Le travail se fit pour Jéru-
salem sur une grande échelle. Salomon payait le sa-
laire des ouvriers phéniciens, et envoyait pour les
seconderdes escouades d'Israélites, qu'on formait à
cegenre de besogne. Les radeaux était conduits à
un point de la côte voisine de Jérusalem, à JafTa par
exemple. Là, les Phéniciens déliaient le radeau, et
les gens de-Salomon faisaient emporter les troncs.
Tout cela constituait pour Israël de très lourdes
corvées, dont le légendaire Adoniram a porté la
responsabilité historique. A vrai dire, le poids de la
main-d'œuvre devait tomber principalement sur les
populations chananéennes. Les équipes étaient or-
ganisées de façon que les hommes pussent passer,
à tour de rôle, un mois dans le Liban et deux mois
chez eux. Les transports se faisaient à force de
bras *. Des surveillants armés de bâtons activaient
la force nerveuse des malheureux attelés à ce
travail 2.
Pendant ce temps, les tailleurs de pierre perfo-
raient le sous-sol de Jérusalem et des environs 3. La
i. Nombre énorme des bnD \NWJ. I Rois, v, 29.
2. Comparez les bas-reliefs assyriens.
3. 1 Rois, v, 29. Le mot m désigne la montagne île Judée, ou
plutôt d'une façon générale le haut pays, opposé à la plaine et
aux bords de la mer. Ce n'est pas, en tout cas, le Liban. La pierre
il. 9
130 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [<J85 av. J.-C]
pierre de Judée, comme en général celle de Syrie,
prête à l'extraction de blocs de plusieurs mètres1.
On se servait de ces parallélipipèdes énormes
pour les soubassements et les fondements des édi-
fices. Ils se tiraient principalement des carrières
qui se voient aujourd'hui sous Jérusalem, mais qui
alors étaient hors ville. Les Phéniciens sciaient la
pierre avec un art surprenant2. Les gens de Gébel
en particulier avaient une réputation pour la taille
de ces sortes de blocs, bien équarris et biseautés
sur les angles3. Des Giblites, à ce qu'il semble, di-
rigeaient l'œuvre dans les carrières de Jérusalem.
Sous leurs ordres, travaillaient des Israélites et des
Tyriens. L'élément phénicien dominait; ces gens
parlaient et écrivaient entre eux le phénicien*. Ils
paraissent avoir demeuré sur l'emplacement actuel
du village de Siloam 5.
de Jérusalem vaut mieux que celle du Liban, et, d'ailleurs, on
ne trouve pas, parmi les débris de la vieille Jérusalem, de ma-
tériaux étrangers au sol même du pays.
1. Le grand bloc de Baalbek a plus de vingt-trois mètres de
long. Comp. Jos., Ant., XV, xi, 3.
2. Mission de Phén., index, p. 881.
3. Jbid., p. 170. Lire attentivement I Hois, v, 32 (le passage
prèle à bien des doutes).
4. Voir ci-après, p. 143, 144.
5. Lus nombres d'ouvriers donnés 1 Rois, v, 30, et ix, 23, pa«
••ai -sent fort exagérés.
(98i av. J.-C.] LE ROY A II M i; UNIQUE. 131
La première construction ordonnée par Salomon
fut le palais de la fille de Pharaon. Il semble que le
roi était pressé d'offrir à cette princesse une de-
meure moins indigne d'elle. Puis il reprit les murs
du milloj que David avait laissés inachevés. Il
donna aussi à la ville une enceinte continue,
moyen de défense qui lui avait manqué jusque-là.
La ville, qui, avant le choix de David, étaitbornée
au sommet de la colline orientale, s'étendit rapi-
dement vers l'Ouest, remplit l'intervalle des deux
collines, et couvrit l'autre mamelon, qui était plus
large. Le mur offrait, au Nord, une ligne à peu près
droite allant du temple à la porte d'Angle, qui ré-
pondait à peu près a la porte actuelle de Jafla.
L'angle était sûrement marqué par quelque gros
ouvrage, qu'a remplacé plus tard l'imposante tour
nommée aujourd'hui el-Kalaa. Le mur se dirigeait
ensuite vers le Sud, longeant la naissance des
pentes, jusqu'à l'extrémité de la colline occiden-
tale, qu'il contournait. Le mur descendait alors
et allait rejoindre les dernières pentes de la Ville
de David, vers les tombeaux de la famille royale.
Gela faisait, comme étendue, à peu près la moitié
de la ville actuelle ; mais l'aire de la ville ancienne
ne coïncidait pas avec l'aire de la ville moderne;
car le mur embrassait, au Sud, des parties que
132 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAËL. [985 av. J.-C.J
l'enceinte du moyen âge a laissées en dehors. Un
tel périmètre devait pouvoir contenir une popu-
lation d'environ dix mille habitants.
En même temps que se poursuivaient ces grands
travaux publics, le roi faisait rebâtir entièrement la
maison forte, mais petite, qui avait suffi à la royauté
naissante de David1. Les constructions durèrent
treize ans, dit-on. Certains palais de Karnak, de
Louqsor, surtout de Médinet-Abou2, peuvent en-
core donner quelque idée du palais de Salomon.
D'abord il y avait ce qu'on appelait oulam ha-
ammoudim,ldL «salle des colonnes » sorte de galerie
à piliers avec un perron3. Cette salle servait de
propylées à X oulam hak-kissé, salle du trône, où
le roi rendait la justice et donnait ses audiences
solennelles. Cette dernière salle était lambrissée
de cèdre ouvragé, depuis le plancher jusqu'au
plafond*.
Le trône, posé sur une estrade de six marches,
passait pour une merveille. Il était revêtu d'ivoire,
incrusté d'or et surmonté par derrière d'une sorte
1
i. I Rois, vu, 1 et suiv. On croit que l'angle sud-est du harani
actuel marquait un des angles du palais de Salomon.
2. Descr. de l'Egypte, Antiq., II, pi. 2; III, pi. 1-5, J6-2t>.
3. 1 Rois, vu, 6.
4. Jbid., vu, 7.
|9S5»v. J.X.] LE ROYAUME UNIQUE. 133
de niche ronde. Les bras posaient sur des lions.
Douze autres lions étaient rangés sur les marches,
six de chaque côté. Le buffet du roi n'excitait pas
moins d'admiration. Toute la vaisselle était d'or
pur. « Rien n'était d'argent; l'argent n'était compté
pour rien du temps de Salomon1. »
Voilà la partie en quelque sorte publique,
ouverte à tous. Puis venait, dans une autre cour,
l'habitation du roi, décorée comme la salle du trône;
puis le palais de la reine, fille de Pharaon, ana-
logue aux salles précédentes ; puis le harem, dont
le narrateur, selon l'usage de l'Orient, ne fait au-
cune mention. Le palais de Salomon était entouré,
comme le temple, d'une enceinte formée au moyen
de trois rangées de pierres de taille, surmontées de
poutrelles de cèdre, qui formaient probablement
une espèce d'auvent.
Outre ce grand ensemble de bâtiments, rattachés
les uns aux autres, il y avait ce qu'on appelait « la
forêt du Liban ». Le rez-de-chaussée de ce singulier
édifice présentait, en effet, l'aspect d'une forêt.
Qu'on se figure une cour rectangulaire comme
la grande construction d'Hébron2, en pierres co-
1. IRois, x, 21.
2. Mission de Plién., pi. XL. Rien de plus commun en Phé-
nicie que des murs d'appui, formés le plus souvent de la roche
134 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. |985 av. J-.C.1
lossales, avec une seule porte, presque sans fe-
nêtres. Quatre rangs de colonnes de cèdre, dressées
parallèlement au mur, dessinaient de chaque côté
quatre allées. Ce promenoir, recouvert d'un plan-
cher, servait de support à trois étages de chambres,
qui montaient le long du mur. Il y avait quinze
chambres à chaque étage, en tout quarante-cinq.
Les fenêtres étaient encadrées de linteaux de
cèdre. De telles constructions devaient rappeler
beaucoup les maisons d'Asie-Mineure, construites
en bois entrelacés, avec un gros mur pour appui.
La « forêt du Liban » était un arsenal l. On y con-
servait deux cents grands boucliers2 et trois cents
petits boucliers dorés3, armes de parade destinées
aux gardes, qu'on ne leur livrait que les jours où
ils devaient en faire usage*.
Rien, dans notre art moderne, ne saurait donner
une idée du style de ces constructions bizarres,
verticale, avec des trous pour tes poutres, qui s'amorçaient au-
trefois à une devanture légère. Le rectangle d'Hébron servit
peut-être aussi, dans le principe, à épauler des appentis inté-
rieurs.
1. I Rois, x, 16, 17, 21 ; Isaïe, xxu, 8. C'est, si l'on veut, la
Tour de David du Cantique, iv, 4.
2. Sinna, boucliers rectangulaires, couvrant tout le corps.
Z.Magen, boucliers ronds ou ovales.
4. I Rois, xiv, 26 et suiv
['JS5 „v . i.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 135
présentant le contraste des masses les plus lourdes
et des accessoires les plus légers, sortes d'appen-
tis, parfois à plusieurs étages, accolés à des murs
colossaux1. Les bois de premier ordre que Jérusa-
lem tirait du Liban donnèrent à ces constructions
un caractère que ne connurent ni l'Egypte ni la
Grèce. Un seul bloc de pierre formait toute
l'épaisseur du mur; aussi le bloc était-il lavé sur
toutes ses faces, avec un soin extrême. Il n'y avait
pas de parties négligées. Les bases étaient en
pierres de huit ou dix coudées; les assises supé-
rieures en pierres plus petites, à refend, toutes
égales, rangées selon le mode que les Grecs appe-
laient isodome. Un type parfait de ce genre de
bâtisse est la grande enceinte d'Hébron, qui n'est
peut-être que l'armature extérieure d'un palais2,
analogue à celui que, du temps de Salomon, on
appelait « la forêt du Liban ».
Outre ses grandes constructions de Jérusalem,
Salomon paraît s'être fait bâtir des maisons de plai-
sance dans le Liban3, peut-être dans la vallée du
1. Mission de Phén., p. 8:22 et suiv.
2. L'idée d'y voir une enceinte, entourant les tombeaux des
patriarches, put venir plus tard, quand les constructions légères
eurent disparu.
3. I Rois, IX, 19; Cant.,vn, 5.
136 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [985 av. J.-C]
Jourdain supérieur, du côte de Hasbeya. C'est ce
qu'on appelait « les Délices de Salomon » '. La vie
humaine, la vie sémitique du moins, avait été jus-
que-là si austère, que ce fait d'un homme ne se refu-
sant aucun caprice* parut quelque chose d'étrange,
de nouveau, presque d'impie. On se figura comme
un âge d'or matérialiste, d'éclat trompeur, ce
temps « où l'argent fut à Jérusalem aussi commun
que les pierres, où les cèdres y furent aussi nom-
breux que les sycomores de la plaine ». On accu-
mula comme en un rêve tout ce que le luxe enfan-
tin comporte et aime : or, pierres précieuses, par-
fums,vases ciselés, chevaux, chars, riches vête-
ments. Une légende naquit, pleine à la fois de
colères et de regrets, sur ces quarante ans de vie
profane, où, laissant dormir sa vocation religieuse,
Israël trouva qu'il est bon de jouir.
Le charmant épisode — probablement légen-
daire — de la reine de Saba servit de cadre à cette
première édition des Mille et une Nuits. L'homme,
devenu vieux, aime à se reporter vers un état d'ima-
gination où nulle philosophie n'est encore venue
troubler ses goûts d'adolescent. Un roi, en même
temps sage et voluptueux, un mondain favorisé
i. nvbv pwn.
2. Eccl., ch. il.
[98V. a». -I.-C.] LE ROYAUME UNIQUE. 137
des révélations célestes, une reine qui vient des
extrémités du monde pourvoir sa sagesse et lui
dire tout ce qu'elle a sur le cœur, un sérail hyper-
bolique à côté du premier temple élevé à l'Éternel,
lel a été, avec le Cantique des cantiques, le divertis-
sement et la part du sourire, dans ce grand opéra
sombre qu'a créé le génie hébreu. Il y a des heures,
dans la vie la plus religieuse, où l'on fait une halte
au bord de la route, et où l'on oublie les devoirs
austères, pour s'amuser un moment, comme les
femmes du sérail de Salomon, avec les perles et
les perroquets d'Ophir,
CHAPITRE XII
LE TEMPLE.
Salomon ne compte pas dans l'histoire de la théo-
logie et du sentiment religieux en Israël, et pour-
tant il marque dans l'histoire religieuse un moment
décisif; il donna une maison à Iahvé. Gomme son
père, Salomon tenait Iahvé pour le dieu protecteur
d'Israël ; il l'honorait dans tous les endroits consa-
crés, faisait des offrandes sur les points élevés, y
brûlait de l'encens. Le haut-lieu le plus renommé
à cette époque était celui de Gabaon. Salomon
s'y rendait souvent, y faisait de superbes sacri-
fices *. C'est là que la légende plaça le songe
où Iahvé lui aurait donné la sagesse. Le peuple
1. I Rois, m, 4; II Chron., i, 3, 13. Cf. I Chron., xvi, 39 ; xxi,
29. L'auteur des Chroniques, embarrassé du tabernacle créé par
les additions les plus récentes de l'Hexateuque, prend le parti
bizarre de réléguer ce prétendu temple portatif à Cabaon.
[980 av. J.-C.J LE ROYAUME UNIQUE. 139
sacrifiait de son côté sur tous les hauts-lion \.
La légère tendance raisonnable que David porta
dans le iahvéisme, Salomon parait l'avoir continuée.
Il ne consulte jamais Iahvé par Yurim et tummim
ni par les prophètes. Le songe seul est tenu par lui
pour significatif1. Or le songe, moyen tout person-
nel de se mettre en rapport avec Dieu, supprimait
le lévi et tous les ustensiles des vieux oracles. C'était
la révélation par excellence de l'âge élohiste, tel
qu'il nous est représenté par le livre de Job, âge où
l'homme voyait les visions de Dieu directement,
sans intermédiaire d'homme ni mécanisme quel-
conque. Aussi les prêtres et les prophètes sont-ils
fort abaissés sous Salomon. Les prêtres sont de
simples fonctionnaires du roi; les prophètes sont
réduits à cacher leur mécontentement contre tout
ce qui se fait et à murmurer en secret. Le roi,
comme élu de Iahvé, occupe seul, en religion et en
toute chose, le premier rang dans la nation.
L'arche était toujours à côté du palais royal,
dans une situation provisoire. La tente qui l'abri-
tait devenait, chaque jour, de plus en plus un sanc-
tuaire palatin, où résidait la principale force de la
royauté. Salomon y faisait de beaux sacrifices (ololh
1. I Rois, m, 5 et suiv. Notez v. 15
140 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [980 av. J.-C.]
et selamim); ces sacrifices étaient suivis par les
officiers de la maison ', qui se livraient autour de
l'autel à de somptueux festins. C'était comme une
religion de cour; le peuple, à ce qu'il semble, y
prenait peu de part. Il fallait pour cela forcer les
consignes du palais : ce qui, à aucune époque, n'a
été facile pour le peuple. La politique de la dynastie
ne pouvait manquer d'exploiter, en vue de ses idées
centralisatrices, ce palladium, à l'ombre duquel en
quelque sorte elle était née.
La construction du temple paraît avoir été dé-
cidée du temps de David. Elle fut l'œuvre capi-
tale de Salomon. Le monde, vers l'an 1000 avant
Jésus-Christ, était en train de se couvrir de
temples. Tyr avait l'avance dans les pays sémi-
tiques, et possédait des béthélim-, sans doute
imités des temples égyptiens. L'idée de loger Iahvé
autrement que sous la tente, surtout quand le roi
demeurait dans une maison de grandes pierres,
s'imposait en quelque sorte. L'airain était employé
avec prodigalité dans les temples tyriens de cette
époque. Or David avait conquis, par ses guerres
contre les Araméens et les autres populations de
1. I Rois, m, 15.
2. dVntq = temple. Inscr. phénicienne du Pirée (Revue ar-
chéol., janvier 1888, p. 5, 7).
\m «y. J.-C.] LE ROYAUME UNIQUE. 141
la Cœlésyrie, de grandes richesses métalliques1.
Tout était mûr pour donner à Iahvé la récompense
à laquelle les dieux protecteurs de ce temps-là
tenaient le plus, une maison à part où leur majesté
résidât et où ils fussent seuls adorés.
Pour remplacement de l'édifice, Salomon choi-
sit l'aire de YArevna ou Averna\ sur laquelle il y
avait déjà un autel à Iahvé, érigé à propos d'exha-
laisons pestilentielles qu'on prétendait sortir de ce
lieu3. Ledit emplacement était tout à fait voisin de
la citadelle et du palais. Un terrassement offrit aux
constructions une base solide et exactement nivelée.
On ne visa nullement alors à ce que le temple se
dégageât et lit perspective. L'édifice, en forme de
rectangle, couvrait l'espace actuel de la mosquée
d'Omar. De tous les côtés, il était serré par d'autres
constructions. L'entrée était du côté de l'Orient.
L'édifice se trouvait ainsi très peu en rapport avec
1. Voy. ci-dessus, p. 39, 40.
2. II Sam., xxiv, 16 et suiv. Le ketib du verset 16, porte l'ar-
ticle, ha-averna, pour désigner l'endroit où se tenait l'ange de
mort. Que ce vieux mot eût été changé par les rédacteurs pié—
tistes en celui d'un Jébuséen, cela n'aurait rien d'extraordinaire.
D'autre part, nous avons vu des mots grecs ou latins pénétrera
Jérusalem par influence philistine. Voir ci-dessus, p. 33, 35.
3. Les excavations du rocher Sakhra peuvent remonter à e«
temps.
U% HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [U80 av. J.-C.l
la ville. Au contraire, dans tout l'agencement de
l'œuvre, le lien avec le palais est visible. Le roi
a son escalier à part, son estrade, pendant les sa-
crifices ; tout est disposé pour que le roi trône et
fasse de l'effet. Jamais édifice ne fut moins na-
tional ; c'est un temple domestique, une chapelle
de palais, non le temple d'un grand peuple, ou d'une
cité ayant en elle-même un énergique principe mu-
nicipal. Il faudra des siècles pour que cet édicule
devienne un centre de vie et un objet d'amour.
Les efforts des architectes modernes pour recon-
struire le temple de Jérusalem d'après les données
des livres historiques1, prises comme exactes, ont
échoué, et échoueront toujours. Ces descriptions,
laites de souvenir par des narrateurs étrangers à
toute notion d'architecture, sont pleines d'impos-
sibilités et de contradictions; pas un seul chiffre
n'y est juste2. La physionomie générale du temple,
1. 1 Rois, vi et vu; II Chron., ni et iv. Le texte hébreu du
livre des Rois est très altéré. Ici, comme toujours, les Chroniques
doivent être utilisées avec une extrême réserve. Il en faut dire
auiant de Josèphe. La description d'Ézéchiel xl-xlii, xlvi, I(J-
ii'i, est presque toute idéale et ne peut servir de hase à un véri-
table travail d'architecture.
"2. En général, tous les chill'res delà Bible sont sujets àcaution.
Les Orientaux ne comptent jamais, et néanmoins allèguent tou«
jours un chiffre précis,
[080 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 143
au contraire, apparaît avec certitude. C'était un
temple égyptien, de moyennes dimensions, avec un
vestibule formé par les antes, l'architrave et deux
grosses colonnes d'airain 4.
Ces deux colonnes, œuvre supposée de Hiram le
fondeur 8, en tout cas œuvre tyrienne, frappèrent
les Hébreux et, ainsi qu'il a coutume d'arriver chez
les peuples peu artistes, firent naître beaucoup
d'imaginations singulières. On leur donna des
noms; on les appela Iakin et Boaz. Il n'est pas
impossible que ces deux mots eussent été écrits,
comme des graffiti talismaniques, par les fondeurs
phéniciens, sur les colonnes :
Que [Dieu la] fasse tenir droite par [sa] force5,
1. L'idée de deux colonnes ne portant rien et ayant par elles-
mêmes une valeur symbolique, est tout à fait contraire aux idées
hébraïques. Mettons, que de tels fétiches eussent pu être élevés
sous Salomon ; ils eussent certainement été abattus sousÉzéchias.
Cf. Amos, ix, 1 ; Jér., lu, 17. On n'a trouvé, il est vrai, eu
Egypte aucun temple ayant des colonnes d'airain. Mais ce pou-
vait être là une modification que les fondeurs tyriens auraient
introduite dans le style égyptien. Le portique avait sûrement
deux colonnes pour porter les coupures de l'architrave; or
toutes les colonnes du temple étaient d'airain.
2. On donnait, un peu à tort et à travers, à tous les Tyriens le
nom de Hiram.
i. Feut-être ces mots sont-ils phéniciens, le verbe p étant pris
p*mr le verbe < être ». La phrase, continuée d'une colonne à
144 HISTOIRE DU PEUPLE »'ISRÀEL. [980 av. J.-C.J
et qu'ensuite les deux mots magiques aient été
pris pour les noms des deux colonnes par des per-
sonnes peu au courant des choses phéniciennes.
C'étaient deux colonnes égyptiennes, du galbe
qu'on trouve au Ramesseum de Thèbes', à chapi-
teau treillissé, formé de gerbes de lotus et de gre-
nades2 . Elles étaient creuses; mais l'épaisseur du
métal était de quatre doigts; par conséquent, elles
formaient un appui solide pour l'architrave qui
posait dessus. Peut-être, d'ailleurs, recouvraient-
elles une chaîne intérieure de maçonnerie.
La grande porte était encadrée de linteaux de
bois d'olivier sauvage; les battants étaient en cyprès.
Une petite baie à charnière, pratiquée dans les
grands battants, permettait d'entrer, sans qu'on fût
obligé d'ouvrir ces valves gigantesques. Les boi-
series étaient couvertes d'images de keroubs, de
palmes, de corolles de lotus. Ces sculptures ou, si
l'on veut, ces dessins au trait s'enlevaient en plaqué
d'or sur des fonds probablement revêtus d'une
teinte plate.
La cella (hékal) n'était éclairée que par de petites
l'autre, serait alors l'équivalent de TV3 TP, t qu'elle soit
en force ».
t. Dctcr. de l'Ég., Ant., 11, pi. "28, iig. 1; couij). pi. 30, fig. 4.
î. Cf. H Rois, xxv, 17.
[080av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 145
baies grillagées, placées au haut de l'édifice. Elle
était coupée par un écran, qui laissait au fond un
petit sanctuaire, le debir, appelé plus tard Saint
des saints '. Le plafond était en poutres de cèdre,
recouvertes de planches du même bois. Le parquet
était en bois de cyprès ou de sapin, orné de lignes
d'or. Les murs étaient lambrissés de boiseries de
cèdre, qui allaient du sol aux poutres, si bien qu'on
ne voyait nulle part le mur de pierre. Ces boiseries
étaient couvertes de figures de petits keroubs, de
palmes, d'oves etde fleurs de lotus, gravées au trait
ou sculptées en faible relief. Le tout était recouvert
d'une dorure probablement à plusieurs tons.
On ne sait pas bien comment le debir était éclairé.
A l'intérieur, la hauteur était, ce semble, moindre
que celle du hékal. Peut-être le réduit n'était-il pas
éclairé du tout, comme cela a lieu dans les temples
égyptiens. Il est dit souvent que Iahvé aime l'ombre,
l'obscurité, le mystère 2, par opposition au plein
air des hauts-lieux.
L'objet capital que le debir était destiné à renfer-
mer, c'était l'arche. Ce vieux coffre avait probable-
ment subi bien des restaurations, et il est probable
1. Cette seconde expression paraît postérieure à la captivité.
2. 1 Rois, vin, n.
H. 10
146 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [980 av. J.-C]
qu'il en subit encore sous Salomon. Les keroubs
qui l'ornaient pouvaient paraître mesquins. On y
ajouta, dans le debir, un décor splendide. C'étaient
deux autres keroubs en bois doré, de taille gigan-
tesque, qui remplissaient presque le réduit, leurs
ailes intérieures se joignant sur l'arche, et leurs
ailes extérieures allant toucher le mur.
La baie de communication entre le debir et le
hékal, était fermée par une porte en bois d'olivier
sauvage, où l'art de la sculpture en bois avait été
porté à ses derniers raffinements. Les battants
étaient couverts de figures de keroubs *, de palmes,
de corolles de lotus. Ces légères figures, relevées
en or 2, se détachaient sur le fond olivâtre et de-
vaient être du plus bel effet. Il paraît que la porte
était recouverte d'un rideau, glissant sur des ganses
d'or3.
Devant la baie de communication, se trouvait un
autel de cèdre, revêtu d'or, destiné aux fumiga-
tions d'encens. Sur une table dorée, près de là,
étaient les pains de présentation, que l'on renouve-
lait chaque semaine. Enfin, le long des parois du
1. Comparez le fragment trouvé à Ruad. Mission de Phénicie,
p) IV. fie. 7 et 8.
2. I hois, vi, 32.
3. ïbid • vi, 21 , corrigé d'après le grec.
f3M av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. U7
hé/cal1, s'élevaient dix candélabres à sept branches,
en or pur, cinq de chaque côté. C'étaient de beaux
objets d'orfèvrerie, portant aux extrémités des bras
sept godets, sortant de calices de fleurs. Les bras
étaient articulés, dans leurs courbures semi-circu-
laires, par des boutons de fleur. Des mouchettes
d'or étaient suspendues par des chaînettes.
Le mur extérieur de la cella n'était pas dégagé :
il était entouré, dans presque toute sa hauteur, de
trois étages de chambres, destinées aux prêtres2.
Devant la porte, en plein air, s'élevait l'autel d'ai-
rain où se faisaient les sacrifices. Le roi avait une
tribune à lui, pour présider aux sacrifices qu'il of-
frait3.
Tout cet ensemble était entouré, au moins de
trois côtés, d'une cour peu large *, dont le pourtour
était marqué par trois rangs superposés de gros
blocs équarris5, sur lesquels posait un auvent en
1. I Rois, vu, 49, fera-it croire que c'était devant le debir ; mais,
à la réflexion, on trouve la chose impossible.
2. Il faut se rappeler que les descriptions du temple se rap-
portent à la dernière période de son existence. Peut-être ces
appendices extérieurs ne se développèrent-ils qu'avec les compli-
cations toujours croissantes du système sacerdotal.
3. II Rois, xi, 4; xxiii, 3; IlChron., xxm, 13.
4. I Rois, vin, 64.
5. Comparez l'enceinte de Ramet el-Khalil, près d'ilébro^.
148 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [975 a». J.-C.J
poutrelles de cèdre, procurant de l'ombre à l'inté-
rieur1. Cette cour fut avec le temps réservée aux
prêtres, qui y avaient leurs demeures. Plus tard,
il se forma une seconde cour pour les fidèles et un
second portique extérieur2.
Tel était ce petit édifice, qui a joué dans l'his-
toire un rôle si extraordinaire. On mit, à ce qu'il
paraît, sept ans à le bâtir. Nous pouvons nous le fi-
gurer de la grandeur de Notre-Dame de Lorette, à
Paris, et non sans analogie extérieure avec cette
grande chapelle. L'exécution fut extrêmement soi-
gnée. Les matériaux étaient apportés à pied
d'œuvre, préparés d'avance ; on prétend que, durant
toute la construction, on n'entendit pas une seule
fois le bruit du marteau, ni le bruit de la hache, ni
d'aucun outil de fer.
Le roi, évidemment, s'amusa beaucoup à son
petit chef-d'œuvre; il était presque seul à le prendre
au sérieux; ce qui frappe, en effet, c'est l'absence
du peuple en tout cela. Le temple de Jérusalem
fut un joujou du souverain, non une création
de la nation. Nous voyons bien le plaisir qu'eurent
à le construire quelques amateurs d'art phéni-
1. I Rois, vu, Y'i. Comp. vi, 36. Le palais royal était entouré
d'une enceinte analogue. Voy. ci-dessus, p. 133.
2. 1 mois, vi, 3o, et les raisonnements de Thenius.
[975 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 1 19
cien; nous ne voyons nullement l'enthousiasme des
masses. Pas un acte spontané, pas une indice de
vraie piété. Le roi travaille pour sa dynastie; la
foule se taît et paraît indifférente. L'ancien culte
libre des hauts-lieux en plein air restait évidem-
ment le culte cher à la plus grande partie du
pays. .
On a remarqué que, plusieurs fois dans son
histoire, le peuple juif s'est attaché passionné-
ment à des choses qui lui avaient été d'abord
imposées !. Le temple fut une idée personnelle de
Salomon, une idée toute politique, dont la con-
séquence devait être de mettre l'arche et son
oracle dans la dépendance du palais royal. Au point
de vue israélile pur, le temple devait sembler
une déchéance. Cette localisation de la gloire de
Iahvé était si peu dans le vrai développement d'Is-
raël, que, le temple à peine achevé, nous verrons
les parties les plus vivantes de la nation s'en sé-
parer, et attester par leur schisme que cet édicule
n'appartenait en rien à l'essence du iahvéisme.
Le temple fut d'abord une sorte de Sainte-Cha-
i. L'exemple le plus frappant est la circoncision, qui tient si
peu à l'essence du judaïsme, et que cependant le judaïsme n'a
jamais pu abolir. Dans la circoncision même, l'accessoire a hni
par être mis sur le même pied que le principal
150 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [975 av. J.-C]
pelle, comme celle de saint Louis, non le rendez-
vous de tout Israël. Tout y est fait pour le roi, rien
que pour le roi et ses officiers. Les prophètes, les
vrais fidèles de lahvô, voient ces innovations de
mauvais œil1. Le développement religieux du pro-
phétisme, en Israël et en Juda, se fait hors du
temple, jusqu'au jour où le prophétisme s'empare
du temple et en fait sa forteresse. La première Thora
sera conçue en réaction contre le temple2; le mo-
saïsme n'est, en un sens, qu'une réponse à Salo-
mon8. Plus tard, le grand résumé vivant d'Israël,
Jésus, détestera le temple, voudra le démolir, se
déclarera capable de le rebâtir spirituel. La des-
truction du temple par les Romains sera la con-
dition du progrès religieux et en particulier de
l'établissement du christianisme. Tous les abus du
judaïsme viendront du temple et de son personnel.
Pas un prophète, pas un grand homme ne sortira
de la caste lévitique. Le dernier mot d'Israël sera
une religion sans temple4.
Sûrement cette bâtisse d'un art mondain,
1. C'est à tort, cependant, qu'on voit dans le discours de
Nathan (Il Sam., vil) une opposition de principe contre le temple.
2. Sépher hab-berillt, Exode, .\x, 24 et suiv.
3. Voy. ci-après, p. 374 et suiv.
4. Esséniens, sibyllins, chrétiens, épitre dite de Barnabe. •
[-J7ô av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 161
quand elle sera consacrée par le temps, aura sa
poésie, ses fanatiques, ses fervents. Mais que de
hontes elle subira, avant que ses souillures soient
allées se noyer dans une auréole de sainteté.
Presque tous les dieux de Syrie y seront adorés,
selon le caprice des rois. Iahvé y aura des parèdres
peu dignes de lui. La politique y entrera, avec son
cortège de crimes. Toute l'histoire de cet édifice
portera l'empreinte de ses origines. Œuvre d'un
souverain profane, presque indifférent en religion,
toujours en lutte contre l'esprit général de la na-
tion, le temple de Salomon rappelle un peu l'église
de Ferney : Deo erexit Voltaire, lit-on sur le
fronton d'un édifice devenu un grenier à foin. Le
temple, si nous pouvions le voir, nous apparaîtrait
probablement comme un magasin de décors pou-
dreux; il faudra des siècles pour qu'un véritable
sentiment de piété se produise autour de ces ma-
chines de théâtre. Ce qui consacre une église, ce
sont les saints; or ce temple, tout d'aboi d, les
saints s'en détournèrent; les prophètes ne le béni-
rent pas; les vrais héritiers des anciens patriarches,
les continuateurs de leur esprit simple et fort, vont
bientôt le maudire. Gomme le Saint-Pierre de
Rome de Jules II, il sera l'occasion d'un schisme.
Le vrai iahvéiste, à la vue de ce petit naos, orné
152 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAËL. [975 av . J.-C]
intérieurement à la manière d'un sérail, se dira en
lui-même : « L'autel de pierres non taillées, en
plein air, valait mieux que cela * ! »
1. Sépher hab-berith. Exode, xx, ti et sui».
CHAPITRE XIII
LE CULTE.
L'influence égyptienne, qui est si évidente sous
Salomon, se borna, dans l'ordre des choses reli-
gieuses, à l'idée même du temple et au style de cet
édilice. Certainement, la croyance que Iahvé ré-
sidait dans le debir, entre les keroubs, devait
entraîner des conséquences. Un temple est tou-
jours le principe d'une grande matérialisation du
culte. Le temple suppose au dieu qui y demeure
des besoins plus ou moins humains. Dès que le
dieu a une maison, il est naturel de lui rendre
cette maison commode et agréable. Les pains de
proposition, adoptés par les Hébreux pour leurs
sanctuaires, dès une époque fort ancienne, repré-
sentaient, comme idée première, la nourriture du
dieu, la table richement servie que les Égyptiens
mettaient devant tous les êtres divins. Dans les
154 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [1)70 av. J.-C.J
sacrifices des hauts-lieux, de telles offrandes
n'étaient pas nécessaires; le dieu, c'est-à-dire l'air,
le ciel, le feu cosmique, mangeait directement la
viande de la bête immolée. Le dieu qui demeure
dans un espace cios a a autres Desoins. Mettre
devant lui les pièces de viandes et les y laisser
jour et nuit, eût entraîné d'affreuses putréfactions.
Des pains, symétriquement disposés, remplirent le
même office. Les offrandes des prémices semblent,
à cette époque ancienne, avoir été peu réglées. Il
est possible qu'on les déposât dans la cella, d'où
les prêtres les enlevaient nuitamment.
Les fumigations d'encens étaient aussi un rite
qui ne pouvait guère se développer que dans un
sanctuaire fermé. Il était naturel que la maison du
dieu fût imprégnée d'une bonne odeur, comme la
maison des rois, et que, par conséquent, il s'y
trouvât un réchaud pour y brûler des parfums.
Gela était d'autant plus nécessaire que la cella,
humide et presque sans fenêtres, devait terri-
blement sentir le renfermé.
Il est hors de doute que lepeuple n'entrait jamais
dans le debir. On s'imagina vite que les prêtres eux-
mêmes s'interdisaient d'en franchir le seuil hors
certains cas solennels. Un culte plus froid ne sau-
rait guère se concevoir. A quoi, par exemple, ser-
['.170 av. J.-C.j LE HO Y AU ME UNIQUE. 155
vaicnt les candélabres dans une salle qui ne pou-
vait guère être visitée de nuit que par les chauves-
souris? Au fond, la construction du temple amena
dans le culte très peu de modifications. Ces proces-
sions, ces liturgies variées, qui donnaient tant
d'éclat aux sanctuaires de l'Egypte, restèrent incon-
nues en Israël. Le sacrifice continua d'être, COttirtic
au temps patriarcal, l'essence de la religion, el
sans doute le rite n'en fut pas changé. Les sacri-
fices se passaient, comme toujours, en plein air.
L'autel du temple était un bama entre tant d'autres
à portée du roi et de la cour. L'idée ne vint pas un
moment que ce bama supprimât les autres bamoth;
cette idée-là mettra encore près de quatre cents
ans à mûrir.
Les sacrifices d'animaux nécessitaient une vais-
selle d'airain considérable. C'était la principale
richesse des temples phéniciens *\ Le temple de
Salomon égala sûrement sous ce rapport les plus
riches sanctuaires du temps. Tous les travaux de
ce genre furent mis sur le compte d'un certain
Hiram, homonyme du roi ou des deux rois de Tyr
contemporains de Salomon 2. La légende le sup-
pose issu du mariage d'un Tyrien avec une veuve
1. Corp. inscr. sernit., i" part., a» 5.
2. Voy. ci-dessus, p. 143.
156 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [970 av. J.-C]
Nephtalite, et semble dire qu'il se forma à l'école
de son père dans l'art de travailler les métaux l.
Salomon l'aurait fait venir, et lui aurait confié ses
travaux d'airain.
Tout l'outillage de bronze, œuvre censée de Hi-
ram, fut l'objet d'une universelle admiration. L'i-
magination s'exerça principalement sur le grand
bassin d'airain qu'on appelait Iam mousaq, « la mer
fondue ». C'était une énorme vasque, aux rebords
labiés comme ceux d'une coupe en forme de nénu-
far, décorée d'oves, et portée sur douze bœufs,
répartis en quatres groupes de trois, se présentant
de front. On peut se figurer la forme de la vasque
par la cuve d'Amathonte, au musée du Louvre.
L'appareil était placé devant l'entrée du temple, à
gauche en entrant, non loin de l'autel des sacri-
fices. C'était le réservoir central de l'eau nécessaire
au service du temple. Les esclaves du temple le
remplissaient et y puisaient au moyen de seaux,
en montant sur des marchepieds.
Le transport de l'eau se faisait ensuite au moyen
de petits bassins, qui n'étaient que le cinquantième
de la grande vasque. Ces bassins étaient posés sur
des mekonoth mobiles 2, ou trains à quatre roues,
1. I Rois, vu, 13 et suiv. Comp. II Chron., H, 12-13.
2. n:DD. Serait-ce le mot machina, fuixavijj ? V°xr ci-dessus, p. 33.
[970 av. J.-C] LK ROYAUME UNIQUE. 15T
qu'on conduisait à la main où l'on voulait. Les
trains passaient pour des petits chefs-d'œuvre de
sculpture. Les roues tournantes étaient ajustées à
leurs essieux par le système de leviers coudés le
plus élégant et le plus perfectionné1. Des écussons
sculptés offraient les motifs ordinaires de la décora-
tion salomonienne : lions, bœufs, keroubs, palmes,
guirlandes festonnées. Le récipient des bassins
semblait une sorte de chapiteau évasé. Ces dix
élégants appareils étaient rangés, cinq par cinq,
des deux côtés de l'entrée.
Les autres ustensiles des sacrifices, les pots,
les pelles, les patères, furent faits du même tra-
vail2. Nous n'avons qu'une notice insuffisante sur
quarante-huit colonnes que Hiram aurait en outre
fait fondre pour le temple et pour le palais de Sa-
lomon 3. Ces immenses travaux de fonte d'airain
ne furent pas faits à Jérusalem, où le sol ne s'y
prêtait pas. Ils furent coulés dans le terrain argi-
leux de la vallée du Jourdain, entre Succoth et
Sarthan.
L'orfèvrerie d'or n'était pas moins prodiguée.
1. Comparez les trépieds vivants, ouvrages d'Hépliaestos, dans
Iliade, XVIII, 373 et suiv.
2. I Rois, vu, 23 et suiv. Cf. II Rois, xxv, 13 et suiv.
3. Ibid., vu, 45, selon le grec.
158 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [970 av. J.-C]
Outre les chandeliers d'or, il y avait des léoythes,
des couteaux, des jattes, des plateaux, des étei-
gnoirs en or fin. Les gonds des portes, dit-on,
étaient d'or. De plus, le trésor du temple contenait
les objets précieux que David avait rapportés de
ses expéditions dans l'Aram et le Nord, et qu'il
avait consacrés à lahvé *«
Déjà, on le voit, l'art d'Israël répugnait aux re-
présentations de la figure vivante, aux scènes de la
vie humaine, aux images d'objets réels, bornant vo-
lontairement ses ressources aux fleurs convention-
nelles 2, aux animaux conventionnels aussi, aux
êtres fantastiques. C'est là un fait capital; car il
est bien difficile d'admettre que, sur ce point, le
piétisme du temps d'Ézéchias ait eu un effet rétroac-
tif, et que toutes les œuvres salomoniennes aient
été retouchées d'après les nouvelles idées. On a
ainsi la preuve que le iahvéisme puritain, prêché par
les prophètes, avait ses racines dès l'époque de David
et de Salomon. C'est l'anthropomorphisme, surtout,
qui était redouté. La plastique était admise, pourvu
qu'elle ne s'appliquât à rien d'existant dans la
n;i I ure. Les keroubs étaient un emblème toutpaïen;
1. I Rois, vu, 51. Cf. I Chron., ch.xxix.
2. Comparer les ivoires phéniciens ; par exemple, Mits. de
Phén.} p. 500.
[970 av. J.-C.l LE IlOYAUME UNIQUE. 150
à l'époque de Salomon, c'étaient des sphinx; plus
lard, ce furent des monstres assyriens. Les palmes.
les grenades, les coloquintes, qui formaient les
motifs principaux des décorations murales, avaient
des liens avec le culte du soleil. En admettant que
les piétistes aient pu marteler d'anciens reliefs
plus vivants, il est douteux qu'ils y eussent sub-
stitué une décoration qui elle-même était de na-
ture à soulever dans leur esprit des scrupules
fondés.
Quand le temple fut achevé, l'installation de l'ar-
che s'y fit avec pompe, au mois d'étanim, à la date
du hag qui se faisait en ce mois. Salomon y présida ;
des bêtes innombrables furent tuées en sacrifice.
L'arche fut posée sous les grands keroubs; on con-
serva dans leurs anneaux les longues barres qui
avaient servi autrefois à la porter.
Quels objets contenait l'arche à cette époque?
Voilà ce qu'il est fort difficile de dire. Le nehus-
tan ou serpent d'airain qu'on rapportait à Moïse
s'y trouvait probablement1. Il en était de même
de l'éphod et de quelques téraphim. Si jamais
l'arche renferma des écritures 2, il faut supposer
i. Il Rois, xvm, 4. Le passage I Rois, vm, 9, est bien plus
récent et sans valeur.
?. Voir t. I, p. 384.
160 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [970 av. J.-C.J
qu'on les en retira, au moment où le coffre sacre
fut mis dans le debir.
A partir du moment de l'installation de l'arche,
Iahvé fut censé demeurer dans le debir, assis
entre les ailes des anciens keroubs de l'arche et à
l'ombre des nouveaux keroubs. Là était, dans une
ombre mystérieuse, la gloire de Iahvé; une nuée
permanente était censée remplir le sanctuaire *.
Le dieu résidait au sein de la terreur. Aucun œil
humain ne le voyait. Plus tard, il ne fut permis
qu'au chef des prêtres d'entrer dans le debir, et
cela seulement une fois l'an.
Le service religieux que Salomon établit paraît
avoir été des plus simples. Trois fois par an, aux
l'êtes qui répondaient alors à Pâque, à la Pentecôte
et à la fête des Tentes, il montait avec ses officiers2,
et offrait des oloth et des selamim sur l'autel d'ai-
rain qui était devant le temple. Il entrait dans le
/tékal, s'y prosternait 3, et brûlait de l'encens sur
l'autel doré qui était devant la porte du debir *..
Outre ces trois occasions solennelles, il est pro-
l.I Rois, vin, 11, 12.
2. Circonstance conclue de II Rois, v, 18.
3. Ibidem.
A. I Rois, ix, 25, passage 1res ancien, qui, plus tard, parut em-
barrassant et fut altéré, au moins quant à la ponctuation.
P70av J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 161
bable que le roi offrait souvent des olotk, peut-
être même en offrait-il tous les jours *, ou du
moins aux néoménies et le jour du sabbat2.
Roboam, le fils de Salomon, se rendait au temple
avec ses gardes, armés de leurs boucliers de pa-
rade. Le tour de la phrase semble supposer que
cela arrivait assez fréquemment3. Le sacrifice
journalier du matin et du soir ne fut établi que
bien postérieurement4.
Salomon et ses successeurs immédiats parais-
sent avoir présidé directement aux actes de culte
qui se pratiquaient dans ie temple. Le temple, on
ne peut trop le rappeler, n'est guère, à cette époque,
que le sanctuaire domestique de la royauté. Pour
les sacrifices, cependant, on avait besoin d'hommes
spéciaux, et, d'ailleurs, quand le roi était absent, il
fallait le remplacer. La classe des cohanim* gagnait
ainsi chaque jour en importance. Logés autour du
temple, ils vivaient dans l'oisiveté d'une bombance
perpétuelle, entretenue par les offrandes. Le gros
1. 1 Rois, x, 5.
2. II Rois, iv, 23.
S. I Rois, xiv, 28.
4. Ibid., xvm, 36; II Rois, m, 20; xvi, 15.
5. Le nom de lévites ne paraît pas convenir, dès ces temps
anciens, aux officiers du temple de Jérusalem. 11 était réservé
aux desservants des hauts-lieux de province.
il. 11
162 HISTOIRE DU PEUFLE D'ISRAËL. [970 ar. J.-C]
travail ne leur incombait pas. Ils avaient pour cela
des esclaves, les Gabaonites, attachés au service
de la maison de Dieu comme bûcherons et porteurs
d'eau1 .
Le rôle liturgique d'un « grand prêtre », ayant
une prééminence fonctionnelle sur ses confrères,
n'existait pas à cette date reculée. Le roi avait un
cohen parmi ses hauts fonctionnaires 2, comme,
plus anciennement encore, les gens riches avaient
un lévi à leur service 3: mais c'était là une charge
de cour, non un titre hiérarchique, ni un pontificat
supposant sous lui un clergé organisé. Sadok fut le
premier cohen du temple. Sa postérité est censée
l'avoir desservi jusqu'à l'an 167 avant J.-G. Même
après cette date, l'aristocratie sacerdotale continua
de s'appeler sadokite, et de là vint ce nom de « sad-
ducéen » qui joua un si grand rôle dans les luttes
du christianisme naissant.
Un temple crée toujours un culte compliqué et
des services nombreux. Il était écrit que Jérusalem
serait un grand centre liturgique. Salomon fut la
cause éloignée du cérémonial pompeux qui se
montre cinq cents ans plus tard, lors de la recon-
i . Josué. cli. ix.
2. Voy. ci-dessus, p. 64 et p. 101.
3. Voy. t. I, p. 351 et suiv.
[970 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 163
struction du temple après la captivité. Tout ce qui
se rapporte au costume des prêtres, lequel se borna
d'abord au simple éfod de lin, ces surcharges do
lourds ornements, pour la plupart imités du ves-
tiaire sacré de l'Egypte !, sont des innovations des
grands liturgistes du vie siècle. La musique sacrée
était, dans l'ancien temple, peu développée. Les
détails sur les brigades de chanteurs que David
aurait organisées, ces célébrités musicales d'Asaph,
d'Éthan, de Héman 8, sont des rêves du chroni-
queur ecclésiastique de Jérusalem, transportant au
temple de Salomon ce qui ne fut vrai que du second
temple. La musique était, au temps de Salomon,
l'accompagnement obligé de la vie des palais 3. Il
était naturel qu'on lui donnât une place, comme
aux parfums, dans le palais de Iahvé. Mais il en est
peu question dans les textes anciens* . C'est seule-
ment aux processions qu'on trouve des joueurs
d'instruments et des jeunes filles tambourinaires
(toféfoth) * ; or, justement, le rituel du temple ne
1. Voy. les descriptions de l'Exode et du Lévitique.
2. 1 Chron., xv et xxv. Iduthun est une altération de copiste
pour Ethan.
3. II Sam., xix, 36 (voir ci-dessus, p. 7). Comparez Amos, vi, 5.
4. Amos, v, 23, se rapporte au culte du Nord, vers 800 avant
Jésus-Christ.
5. 11 Sam., vi, 5, 15; Ps. lxviii, 26.
154 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [965 av. J.-c.j
paraît jamais avoir admis de femmes musiciennes.
Que devint Yurim et tummim dans toutes ces
transformations? On peut le supposer gisant au
fond de l'arche. Ce qu'il y a de sûr, c'est que,
depuis la construction du temple, on ne le con-
sulta plus. Après la captivité, on le vit reparaître
dans le pectoral du grand prêtre * ; mais, du temps
des rois, l'éclat du prophétisme réduisit tout à fait
l'odieux tourniquet au silence. L'édification du
temple fut le premier acte dans la destruction
successive des scories superstitieuses du vieil Israël.
L'étonnante précocité de l'esprit hébreu a sou-
vent fait apparaître chez les Israélites certains
phénomènes intellectuels et moraux, avant qu'il
fussent mûrs chez les autres peuples. Il n'est pas
déplacé, à propos de Salomon, de parler de raison
et de tolérance. Le fanatisme, du moins, fut tout à
fait absent du caractère de ce roi. On ne trouve
sous son règne aucun de ces massacres nationaux,
vrais sacrifices humains en bloc, qui déshono-
rèrent le temps de Saùl et de David. Parfois Salo-
mon alla même jusqu'à une sorte d'éclectisme
religieux. Les orthodoxes crurent ensuite tout
expliquer en attribuant cette tolérance à l'influence
1. Voy. 1. 1", p. 280 et sûiv.
[965 av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 165
des femmes étrangères1 , qui, selon eux, devint
plus impérieuse sur Salomon, à mesure qu'il vieil-
lissait 2. Ces l'emmes lui auraient inspiré de la froi-
deur pour le culte de Iahvé, et l'auraient entraîné
vers les cultes exotiques. Ainsi les Sidoniennes le
rendirent pieux envers Astarté ; les femmes am-
monites lui firent révérer Milik ou Milkom. C'est
là sans doute une imagination enfantine. La tolé-
rance de Salomon fut la conséquence de toute la
direction de son règne. Dans l'intérieur de Jérusa-
lem, Iahvé, à ce qu'il semble, n'eut pas de concur-
rent. Mais la colline des Oliviers, vis-à-vis de Sion,
compta beaucoup de sanctuaires païens, que l'on
retrouve aujourd'hui 3. Camos, le dieu moabite, eut
aussi son haut-lieu *. De tous les côtés, les femmes
brûlaient de l'encens et sacrifiaient à leurs dieux.
Les nombreux étrangers de Jérusalem, notamment
les ouvriers phéniciens, faisaient de même 5. Aucun
dieu n'était encore assez exclusivement le vrai dieu
pour chasser absolument les autres. A Tyr, le
1. C'est le système favori des historiens piétistes, quand ils
ont à rendre compte d'une défection religieuse. Nombres xxv, 1 et
suiv. ; Néh., xm, 23 et suiv.
2. I Rois, xi, 1 et suiv. ; II Rois, xxiii, 13,
3. De Saulcy, Premier voyage, II, 312-113.
4. Peut-être sur le sommet du mons Ofjfensioni».
5. Vey. ci-dessus, p. 130.
166 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [965 av. J.-C]
temple de Melqarth, dieu aussi jaloux que Iahvé,
n'empêchait pas qu'il n'y eût dans les faubourgs
des chapelles à d'autres dieux, tels qu'Esmoun,
Astoreth. Loin de mettre Iahvé hors de pair, le
temple de Salomon proclamait au fond que Iahvé
n'était qu'un dieu comme un autre, non inférieur,
mais de peu supérieur à tous les autres, au moins
hors de l'espace de terrain qui lui était spécialement
consacré.
CHAPITRE XIV
VIEILLESSE DE SALOMON. — SA LEGENIiE.
Les grands règnes coûtent très cher. Israël
n'avait ni commerce, ni industrie, pour couvrir
ses dépenses. Les bois de construction, les artistes
et les ouvriers, Salomon était obligé de les de-
mander aux Tyriens, qui profitaient du besoin qu'on
avait d'eux. Nous avons déjà vu Salomon s'acquitter
envers Hiram par des livraisons de céréales et de
bestiaux. Vers la fin du règne, il fallut procéder à
des aliénations de territoire. Salomon dut céder à
Hiram vingt villes de la Galilée, à l'ouest du lac
Houle, dans la région de Iaron et de Maron.
C'était ce qu'on appelait le pays de Caboul '. Il
paraît que Hiram fut mécontent du payement.
C'est pourtant un très beau pays, bien supérieur
1. I Rois, ix, 1A-13, récit entièrement faussé dans II Chron.,
VIII, 1-Str
168 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [960 ar. J.-C.]
comme richesse au reste de la Palestine *. La
créance devait évidemment être énorme.
Le mécontentement éclatait de toutes parts. L'op-
position ne s'attaquait pas seulement au gouverne-
ment de Salomon ; elle atteignait la monarchie elle-
même. On faisait d'amères réflexions. On prétendait
savoir les paroles que Samuel prononça, quand le
peuple vint lui dire : « Donne-nous un roi pour nous
gouverner. » Le discours qu'on prêtait au vieux
prophète était la satire anticipée du règne de Sa-
lomon. « Voici, aurait dit Samuel, quelle sera la
conduite du roi qui régnera sur vous. Vos fils, il les
prendra pour cochers, pour palefreniers, pour cou-
rir devant son char, ou bien pour en faire des cente-
niers, des dizeniers, ou bien encore pour labourer
ses champs, pour moissonner ses moissons, pour
construire ses engins de guerre et ses chars. Vos
filles, il les prendra pour en faire des parfu-
meuses, des cuisinières, des boulangères. Ce qu'il
y aura de meilleur dans vos champs, vos vignes,
vos plantations d'oliviers, il le donnera à ses servi-
teurs. De vos semailles et de vos vignes, il prélèvera
la dîme, pour faire des gratifications à ses eunu-
ques et à ses valets. Il prendra vos esclaves et vos
i. Miss, de Phén., p. 750 et suiv.
[960av. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 169
servantes, l'élite de votre jeunesse et vos ânes,
pour les appliquer à ses besognes. Il dîmera vos
troupeaux, et vous serez vous-mêmes ses esclaves.
Je dois vous prévenir, ajoutait Samuel, que, le jour
où, mécontents du roi que vous vous seriez choisi,
vous élèveriez vos cris vers Iahvé, Iahvé ne vous
écouterait pas l ».
On commençait à trouver que Samuel avait eu
raison. A Jérusalem, tout se bornait à des mur-
mures. Les turbulents chefs de bandes du temps de
David, les Abner, les Joab, avaient disparu. La
monarchie absolue avait affaibli les caractères;
personne n'osait lever l'étendard de la rébellion.
Mais le travail matériel n'avait pas encore eu ses
effets abrutissants; l'esprit de fierté et d'indépen-
dance vivait dans les tribus du Nord. Parmi les
ouvriers qui travaillaient à la construction du millo
et du mur de Jérusalem, Salomon remarqua un
vigoureux Éphraïmite, fils d'une veuve de Séréda,
qui s'appelait Jéroboam fils de Nebat. Frappé
de l'air de résolution avec lequel ce jeune homme
faisait sa tâche, il le mit à la tête des travailleurs
de Joseph (c'est-à-dire d'Éphraïm et de Manassé).
Il ne se doutait pas que, ce jour-là, il donnait un
1. 1 Sam., vin.
170 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [9G0 av. J.-C]
chef 11 la révolte l. Les Joséphites ne se voyaient
qu'avec rage assujettis à de durs travaux, qui ne
servaient qu'à la plus grande gloire de Juda et d'un
roi qui leur était étranger. Jéroboam attisa le feu
qui couvait, et partit pour le Nord. A Silo, il se mit
en rapport avec le prophète Ahiah, qui faisait la
guerre la plus déclarée à Salomon. On raconta plus
tard que, le prophète l'ayant rencontré sur la
route, ils se trouvèrent tous deux seuls dans la
campagne, qu'alors Ahiah prit le manteau neuf
qu'il portait, le partagea en douze pièces et dit à
Jéroboam : « Prends-en dix pour toi, » voulant
signifier par là que Juda seul et Benjamin reste-
raient attachés au roi de Jérusalem.
La révolte n'était pas mûre encore. Jéroboam ne
réussit pas à opérer un soulèvement effectif. Salo-
mon essaya de le faire tuer; Jéroboam réussit à se
sauver en Egypte et trouva un asile auprès du roi
Sésonq. Mais les prophètes commençaient à parler
haut. Ahiah de Silo n'était sans doute pas le seul
à battre des mains sur la prochaine ruine de toutes
ces splendeurs et à prédire que les tribus rurales
auraient bientôt leur revanche.
La force d'Israël, en effet, la base même de sa
i. I Hois, XI, "26 et suiv. L'arrangement anecdotique est trop
•ensiblc dans ce récit pour ^a'on l'adopte à la lettre.
,'J55 «t. J.-GJ LE ROYAUME UNIQUE. 171
conviction morale, étaient profondément atteintes.
Cet éclat extérieur n'était obtenu que par des
entassements d'iniquités. La noblesse antique, la
fierté de l'homme libre étaient perdues. Tous
étaient serfs. Il y avait des riches ; mais il y avait
aussi des pauvres. La lutte éternelle allait s'ouvrir;
c'en était fait de l'ancienne fraternité patriarcale.
Et quel était le profit net de la révolution accom-
plie? Que Jérusalem voyait d'assez brillantes pa-
rades; que des milliers d'hommes gémissaient dans
les carrières de Juda, dans les forets du Liban, au
fond des galères de la mer d'Oman, pour procurer
à quelques satisfaits des habitations commodes et
approvisionner les bazars de Jérusalem de joujoux
de harem. C'était trop peu vraiment. Ce n'est pas
Salomon qui a écrit : Vanitas vaiùtatum; mais
vanitas vanitatum est bien le résumé de son règne.
Nul plus que lui n'a contribué à la démonstration
de cette grande vérité, que tout ce qui ne contribue
pas au progrès du bien et du vrai n'est que bulle
de savon et bois pourri.
C'est au milieu de ces graves symptômes de dis-
solution que Salomon mourut, après avoir régné,
comme son père, environ quarante ans. Il fut
enterré k côté de David, dans les grottes royales
situées au pied des rochers de la Ville de David.
172 HISTOIRE DU PEUPLE D ISRAËL. [9S5 av. J.-C.J
Si la destinée d'Israël eût été la richesse, le
commerce, l'industrie, la vie profane en un mot,
Salomon eût été un fondateur; il donna, en effet,
une assez brillante vie matérielle à une petite
nation qui n'avait pas eu d'existence mondaine
avant lui. Mais c'est toujours un rôle ingrat pour
un souverain d'avoir travaillé au rebours de l'his-
toire. L'œuvre de Salomon fut viagère. Il n'en
resta presque rien après lui. De tribus encore pa-
triarcales, il avait voulu tirer sans transition une
culture à la manière de Sidon et de Tyr. Dans
l'état de civilisation d'alors, et surtout avec les
dispositions morales du peuple israélite, cet étalage
de luxe et de caprice excita une terrible réaction.
La mémoire de Salomon resta odieuse dans les
tribus. Son harem fut l'objet d'amères railleries,
et, dans les dialogues d'amour qu'on récitait ou
chantait en certaines occasions, le sujet eta)t tou-
jours le même. Une jeune fille des tribus du Nord,
renfermée de force dans le harem de Salomon,
restait fière, obstinée, et, malgré toutes les séduc-
tions du sérail, gardait sa fidélité à son amant, à
son village, à ses souvenirs de vie champêtre. Dans
ces scènes improvisées, on n'avait pas assez d'en-
thousiasme pour la bergère; on n'épargnait pas la
honte au vieux débauché. D'ordinaire, l'héroïne
[VWav. J.-Ç.] LE ROYAUME UNIQUE. 173
s'appelait Sulamith, et on a pu voir en ce nom une
allusion à Abisag la Sunamite, qui joua un rôle si
touchant dans les derniers jours de David et à l'a-
vènement de Salomon1. Ce qui n'est pas douteux,
c'est que le petit poème, écrit bien plus tard, qu'on
désigne par le nom de Cantique des cantiques,
renferme l'expression des sentiments malveillants
du vrai Israël, resté simple de mœurs, envers un
règne dont il avait payé les dépenses et dont il
avait peu profité.
Le règne de Salomon doit être considéré comme
une erreur dans l'ensemble de l'histoire d'Israël.
La fin de cette opération mal concertée fut une
terrible banqueroute. Mais, en politique, il n'y a
pas d'action perdue. Tout ce qui est grand rapporte
tôt ou tard son bénéfice. Même les grandes fautes
deviennent avec le temps de grandes fortunes ; on
en peut tirer gloire et profit. Louis XIV, la Révo-
lution et Napoléon Ier, qui ont perdu la France,
comptent entre les capitaux les plus assurés de la
France. L'homme, pour se consoler de sa destinée
le plus souvent terne, a besoin d'imaginer, dans le
passé des âges brillants, sortes de feux d'artifice qui
n'ont pas duré, mais ont eu de charmants refleis,
1. Voy. ci-dessus, p. 88-89, 97-98.
174 HIST0RE DU PEUPLE D'ISRAËL. [055 av. J.-C.l
Malgré les anathômes des prophètes et les dénigre-
ment0 des tribus du Nord, Salomon laissa, dans
une partie du peuple, une admiration qui s'ex-
prima, au bout de deux ou trois cents ans, par
l'histoire, à demi légendaire, qui figure dans les
livres des Rois, Les malheurs de la nation ne
firent qu'exciter ces rêves d'un idéal perdu. Salo-
mon devint le pivot de Vagada juive. Pour l'auteur
de l'Ecclésiaste1, il est déjà le plus riche et le plus
puissant des hommes. Dans les Évangiles2, il ré-
sume en lui toute splendeur humaine. Une ample
floraison de mythes se produisit autour de lui.
Mahomet s'en nourrit; puis, sur les ailes de l'islam,
cette volée de fables aux mille couleurs répandit
dans le monde entier le nom magique de Soleyman.
La réalité historique qui se cache derrière ces
récits merveilleux fut a peu près ceci : Un millier
d'années avant Jésus-Christ, régna, dans une
petite acropole de Syrie, un petit souverain, intelli-
gent, dégagé de préjugés nationaux, n'entendant
rien à la vraie vocation de sa race, sage selon
l'opinion du temps, sans qu'on puisse dire qu'il
fût supérieur en moralité à la moyenne des mo-
narques orientaux de tous les temps. L'intelli-
1. Vers 100 avant J.-C.
S. Matth., vi, 29; xii, 27.
|'J55 «v. j.-C] LE ROYAUMK UNIQUE. 17[i
gence, qui évidemment le caractérisa, lui valul de
bonne heure un renom de science et de philo-
sophie. Chaque Age comprit cette science et cette
philosophie selon la mode qui dominait. Salomon
l'ut ainsi tour à tour parabolisle, naturaliste, scep-
tique, magicien, astrologue, alchimiste, cabba-
liste. Un seul passage ancien présente à cet égard
une demi-valeur historique :
Dieu donna à Salomon une science et une sagesse extra-
ordinaires, et un esprit aussi étendu que le sable des rivages
de la mer. El la science de Salomon surpassa celle de
tous les Arabes et toute la science de l'Egypte. Il s'éleva en
sagesse au-dessus de tous les hommes, au-dessus d'Élhan
l'Ezrahite, de Héman1, de Galcol, de Darda fils de Mahol,
et son nom se répandit chez les nations environnantes. Et
Salomon prononça trois mille masal (proverbes ou para-
boles) et composa cinq mille sir (chants lyriques3). Et il
traita de tous les arbres, depuis le cèdre qui croît sur le
Liban, jusqu'à l'hysope qui sort des murailles, et il traita
des quadrupèdes, des oiseaux, des reptiles et des poissons.
Et on venait de tous les pays entendre la science de Salo-
1. L'auteur des Chroniques (I Chron., H, 6; xv, 17, 19; xxv,
1 et suiv.) et les scoliastes qui ont mis les titres des Psaumes
(Ps. l\x.xviii et lxxxix) n'ont fait qu'user de ces noms, qu'ils
ont trouvés dans les livres des Rois. Ils ne possédaient aucune
donnée originale sur ces personnages réels ou supposés.
2. Le texte porte: € mille cinq >. Ce chiffre a quelque chose
de singulier. Je suppose qu'il faut lire D^bx nC'Dlt.
176 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAËL. 1955 ar. J.-C]
mon, de la part des rois qui avaient oui parler de sa sa-
gesse1.
Ce passage a été écrit à une époque où Salomon
était déjà devenu un personnage légendaire et où
l'on ne se refusait à son sujet aucune exagération.
La seule partie de la littérature hébraïque actuel-
lement conservée qu'on pourrait attribuer à Sa-
lomon, c'est la partie du livre des Proverbes qui
s'étend du verset 1" du chapitre x au verset 16
du chapitre xxn. Mais, si ce petit recueil de
proverbes remonte effectivement au temps de Sa-
lomon, ce n'est pas là une œuvre personnelle;
tout au plus, pourrait-on admettre que Salomon
fit faire la collection. Jamais personne n'a com-
posé des proverbes comme un ouvrage suivi et
de propos délibéré. Non seulement nous n'avons
aucun écrit de Salomon; mais il est probable qu'il
n'écrivait pas 2. Nous nous le figurons bien plutôt
comme un khalife de Bagdad, amusé par les lettrés
qui compilaient selon ses idées, comme un Haroun-
al-Raschid, entouré de chanteurs, de conteurs, de
gens d'esprit, avec lesquels il prenait volontiers
le ton de confrère et de collaborateur.
i. I Rois, v, 9 et suiv.
2. Dans le passage précité du livre des Rois, l'auteur n'emplota
pas une seule fois le verbe kalab, € écrire ».
[955 a*. J. -0.1 LE ROYAUME UNIQUE. 177
Un premier recueil de proverbes put être ainsi
composé dans l'entourage de Salomon *. Peut-être
s'y joignit-il une Histoire naturelle enfantine,
description des créatures, en commençant par
les plus grandes et finissant par les plus petites 2,
ou bien des moralités tirées des animaux et des
plantes 3. Les sir, de même, n'ont pu être des
compositions réfléchies, faites artificiellement dans
le loisir de l'homme de lettres. L'essence du sir
était d'être inspiré directement par une circon-
stance déterminée. Ici encore, on pourrait supposer
qu'il est question d'une compilation, et on aime-
rait à croire qu'il s'agit du Iasir ou Iasar, si de
fortes raisons n'invitaient à placer la composition
de ce recueil après le schisme, dans les tribus du
Nord.
Déterminer avec précision l'état de la littérature
hébraïque à cette époque, ou, pour mieux dire,
énumérer ce que l'on possédait d'écritures à Jéru-
salem et en Israël, au moment du schisme, serait
chose impossible. Quand Juda et Israël séparèrent
i. Un recueil du même genre fut exécuté plus tard par les
lettrés d'Ezéchias, Prov., xxv, 1.
2. Comparer, chez les Arabes, les naïves Histoires naturelles de
Damiri et autres.
3. Cf. Prov., xxx.
il. lî
178 HIST01KE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 av. l.-C]
décidément leurs destinées, vers l'an 955 avant
Jésus-Christ, il y avait plusde centans que l'écriture
était d'un usage habituel chez les tribus israélites.
Le règne de David laissa des notes d'histoire mili-
taire d'un étonnant caractère de réalité, dont
quelques-unes sont venues jusqu'à nous1. Il est
plus difficile de reconnaître ce qui vient du règne
de Salomon dans la prose effacée des histoires pos-
térieures. En quel état existaient, mille ans avant
Jésus-Christ, ces Toledoth ou généalogies qui de-
vaient servir de base à la future histoire primitive
de la nation? On l'ignore tout à fait. Les souvenirs
nationaux étaient encore à l'état non écrit. L'ima-
gination se nourrissait des histoires héroïques du
temps des Juges; on récitait les beaux cantiques
de cet âge; on y voyait un genre près de mourir,
que David fut peut-être le dernier à cultiver 2.
Le moment capital pour ces grandes poésies
nationales n'est pas celui où on les écrit; c'est
celui où on les chante. Quand Jsfahani écrivit le
Kitâb el-Aghâni, la vieille poésie arabe était déjà
i. Voy. ci-dessus, p. 68.
2. Certaines déclamations des prophètes ne sont que des trans-
formations de l'ancien sir. Ainsi le chant de Jouas (ils d'Amittaï
contre Moab (Isaïe, XIV, xv) est bien encore un vieux cantique.
Il en esl de même du Psaume de llabacuc ; niais t'est là une imi-
tation de modèles antérieurs.
[055 av. J.-C.l LE H 0 Y A U M E U N I Q U E. 1 79
morte. Certes, il n'est pas impossible que, des
l'époque de Salomon, il existât un divan lyrique;
mais ce n'est pas là le recueil dont des parties con-
sidérables nous ont été conservées l, tandis que
les recueils paraboliques de Salomon paraissent
bien avoir été le noyau des compilations qu'on mit
plus tard sous son nom.
N'existait-il pas aussi, dès le temps de David ou
de Salomon, un commencement d'Histoire sainte?
Le canevas de Hexateuque n'était-il pas déjà tracé
par écrit? Le vieux fond d'idées babyloniennes, que
le peuple portait comme le fond le plus ancien de
son bagage traditionnel, n'était-il pas en partie
fixé par l'écriture? Gela nous semble peu probable,
quoiqu'on ne le puisse dire impossible. L'espèce de
carte de géographie du chapitre x de la Genèse
paraît se rapporter au temps de Salomon. Le
chapitre xiv de la Genèse tranche si forte-
ment sur la prose environnante qu'il faut le sup-
poser antérieur aux plus anciennes rédactions de
l'Histoire sainte. L'Hexateuque le plus ancien,
celui qu'on appelle « jéhoviste », est déjà d'un ton
piétiste qui dépasse fort les sentiments religieux du
temps de David et surtout de Salomon. Le livre des
1. Voy. ci-a^rès, p. !223 et suiv.
180 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 av. J. -G.)
Guerres de lahvé ou le lasar y est cité. L'Histoire
sainte nous apparaît donc tout entière comme une
œuvre pieuse, parallèle aux écrits des prophètes,
appartenant à l'époque exclusivement religieuse
d'Israël, tandis que la littérature du temps de Salo-
mon semble avoir eu un caractère profane. Un
retour vers le passé patriarcal n'était pas dans
l'esprit de ce temps. Des prophètes, qui vivaient de
ces souvenirs, étaient réduits à un rôle secondaire.
La Bible n'était pas commencée: il n'y avait pas
encore de livres saints ; mais les livres saints de
l'avenir engloberont de nombreuses paillettes dues
aux sofer et aux mazkir de ce temps. Si la réputa-
tion littéraire de Salomon a été fort usurpée,
l'importance de son temps dans l'histoire des lettres
hébraïques ne saurait être niée.
Moins fécondes, en un sens, furent les tentatives
de Salomon du côté du commerce et de la naviga-
tion. De telles ambitions constituaient pour Israël
un vrai porte-à-faux. Le pays produisait peu, et
consommait à peu près ses produits. Il n'avait ni
industrie ni métaux. Ses blés et ses huiles n'avaient
de valeur qu'à Tyr. La race, d'ailleurs, n'avait
alors aucune aptitude aux besognes lucratives.
L'immense majorité voulait, par principe religieux,
rester dans l'ancienne ^ie peu favorable au déve-
S
J955 w. J.-C] LE ROYAUME UNIQUE. 181
loppement de la richesse, mais faite pour assurer
le bonheur de l'homme libre. Nous verrons les
tentatives de la navigation de la mer Rouge renou-
velées plus tard en Juda par Josaphat. Les habi-
tudes de faste et de vie tyrienne seront reprises, en
Israël, par la maison d'Achab. Mais tout ira se
briser contre les instincts profonds du peuple de
Iahvé. Ce peuple a une mission; jusqu'à ce qu'elle
soit remplie, rien ne saurait le distraire. Après
cela, il pourra lui arriver de se livrer à des exer-
cices tout opposes.
Ce qu'il y a de singulier, en effet, c'est que ce
Salomon, si peu en accord avec l'âme d'Israël
dans les temps antiques, s'est trouvé, au contraire,
la complète personnification de l'esprit juif, tel
que les siècles modernes l'ont connu. Quand Israël
aura terminé ou à peu près le cycle de sa période
religieuse, quand le parti épicurien et jouisseur,
qui a toujours existé en ce peuple à côté du parti
exalté pour la justice et le bonheur de l'humanité,
retrouvera la parole, Salomon sera vengé des in-
jures vomies contre lui par les prophètes et les
piétistes. L'auteur de PEcclésiaste prêtera au vieux
roi des tirades éloquentes, que celui-ci n'eût pas
désavouées, pour exprimer le vide absolu de la
vie, quand on la prend uniquement par le côté
182 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 ay. J.-C.}
personnel. Le sadducéen est juif aussi bien que le
disciple exalté des prophètes. Or, au point de vue
des sadducéens, qui est devenu celui de la plupart
des juifs éclairés des temps modernes, c'est Salo-
mon qui eut raison; ce sont les prophètes qui
perdirent la nation. Le sort des grands hommes
est de passer tour à tour pour des fous et pour des
sages. La gloire est d'être un de ceux que choisit
successivement l'humanité pour les aimer et les
haïr.
CHAPITRE XV
ROBOXM. — DISLOCATION DU ROYAUME.
Si la royauté des Isaïdes était encore mal établie
dans les tribus du Nord, dans le pays qui s'appelait
par excellence Israël, elle était au-dessus de toute
contestation en Juda. L'hérédité, qui avait été vio-
lée de Saùl à David, et qui, de David à Salomon,
n'avait été ni correcte ni sans orage, est mainte-
nant une loi absolue dans la dynastie de Jérusa-
lem. L'aîné du roi isaïde montera désormais sans
rival sur le trône de Sion, pendant quatre cents
ans *. Ce rare privilège fut considéré comme un
don spécial de Iahvé, récompensant ainsi la dynas-
tie qui lui avait érigé une maison stable, au lieu
de la tente précaire où il avait résidé jusque-là.
Roboam, fils de Salomon et de Naama, fille de
i. Au moins selon l'histoire reçue. Voy. ci-après, p. 321 et suiv.
184 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. (955 av. J-Cj
Hanoun, roi des Ammonites ', paraît avoir été un
esprit borné et un caractère obstiné. Il eût fallu
tout le contraire pour maintenir l'œuvre de David.
Il eût fallu surtout exonérer les tribus d'Israël de
la corvée et des charges de toute sorte, qui résul-
taient des dépenses de la cour et des grandes con-
structions de Jérusalem. Le Nord, bien moins
détaché de la vie nomade que Juda et Benjamin,
avait en aversion ces villes et ces palais, dont le
Sud était fier.
A la nouvelle de la mort de S-alomon, Jéroboam
accourut d'Egypte et recommença ses agitations
dans les tribus joséphites. Roboam se rendit à
Sichem, pour recevoir l'investiture des tribus. Là,
le mécontentement éclata. On reconnaissait les
avantages de la royauté, et on en désirait la conti-
nuation; mais on n'en voulait pas les charges.
Roboam se trouva entre des conseils opposés. Il
avait quarante et un ans ; mais il s'était entouré de
jeunes étourdis, qui ne songeaient qu'à jouir du
rèsne nouveau. Les vieux serviteurs de Salomon
conseillaient de céder, du moins en paroles. Au
contraire, la génération de courtisans qui arrivait
au pouvoir avec le nouveau roi voulait le gou-
\ addition du Cod. Vat. après 1 Hois, XII, 24.
[955 av. J.-C.] LE ROYAUME UNIQUE. 185
vernement à outrance. Ils persuadèrent au roi de
résister. On résume ainsi les paroles, à la fois pré-
somptueuses et provocatrices, que l'extravagant
souverain aurait adressées aux tribus : <a Mon petit
doigt est plus gros que la taille de mon père. Mon
père a rendu votre joug pesant; moi, je le rendrai
plus pesant encore. Mon père vous a châtiés avec
des fouets; moi, je vous châtierai avec des scor-
pions !. »
La révolte alors fut ouverte. L'ancien cri des
tribus d'Israël 2 :
Qu'y a-t-il de commun entre nous et David?
Qu'avons-nous à faire avec le fils d'isaï ?
A tes tentes, Israël !
Maintenant soigne ta maison, David!
ce cri, qui avait déjà servi de mot de ralliement à
plus d'une sédition, se fit entendre de toutes
parts. Lefédéralisme et le goût de la vie patriarcale
reprirent le dessus 3. Les Israélites quittèrent Si-
chem avec la résolution de ne plus se prêter à la
corvée. Le roi eut de la peine à remonter dans son
i. Fouets armés de dards.
2. I Rois, xn, 16. Cf. II Sam., xx, i. Voy. ci-dessus, p. 86.
3. Opposition de yhna et "jrTD (passage précité). Notej
II Rois, xiii, 5, DivtaiCS. Cf. Ps. Lxxvm, 55.
186 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 ar. J.-C.J
char et à regagner Jérusalem. La première fois
qu'Adoniram * reparut dans les provinces, il fut
assommé à coups de pierres. Jéroboam, que sa
force corporelle et son courage désignaient pour
la royauté, fut proclamé roi d'Israël par une
assemblée des tribus.
Que faisait pendant ce temps l'armée royale, dont
les chroniqueurs nous racontent tant de merveilles?
La preuve que cette armée n'existait plus sérieu-
sement, c'est qu'elle ne fit rien, quand elle aurait
eu la meilleure raison d'agir. Roboam s'éternisa
en préparatifs pour reconquérir son ascendant sur
les tribus du Nord. Mais la forte génération du
temps de David était bien morte. L'opinion se mon-
trait indifférente. Les hommes de Dieu, réduits au
silence durant tout le règne de Salomon, recom-
mençaient à parler, même du côté de Jérusalem.
Un certain Semaïah, prophète, se leva, en Juda,
disant que Iahvé lui avait révélé ces mots : « Vous
ne vous mettrez point en route pour combattre
Israël votre frère. » Il fut convenu que tout ce
qui était arrivé avait été l'effet de la volonté de
Dieu. A vrai dire, toutes les familles humaines
aiment l'indiscipline, et la force seule établit
1. Ce uom était devenu mythique, pour désigner le préposé aux
corvées.
(955 «v J.-C.l LE ROYAUME UNIQUE. 187
l'unité. L'œuvre politique de David et de Salomon
était condamnée à jamais. Elle avait duré environ
soixante et dix ans.
L'opposition de ces deux dénominations, Juda et
Israël, existait dès le temps de Saùl l. Elle tenait,
comme nous l'avons montré, à des raisons an-
ciennes et profondes. La scission, cette fois, fut ir-
rémédiable. Juda et Benjamin demeurèrent fidèles
à la famille de David. Tout le reste acclama Jéro-
boam. Une ligne passant à la hauteur de Béthel
marqua la limite des deux royaumes. Les efforts
qui seront tentés pour ressouder les deux moitiés
séparées échoueront misérablement. Les alliances
des deux royaumes seront elle-mêmes de courte
durée. Juda traitera Israël d'infidèle; Israël dépré-
ciera David, raillera Salomon. Tout espoir d'un État
sérieux ayant son centre à Jérusalem est perdu sans
retour.
On achète toujours cher l'idéal qu'on aime, cet
idéal fût-il excellent. L'amour de l'indépendance,
de l'autonomie locale, de la vie agricole et pasto-
rale, l'antipathie contre les grandes villes, contre
les grandes organisations centralisées, le dégoût
1. Voy. t. I", p. 436437 ; ci-dessus, p. 8. I Sam., xv, 4 (en
observant l'omission des trois mois £>\X riNl *7X1W aprèi UPN);
xvm, 16.
188 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 av. J.-C.
pour les recherches de l'art et pour tous ces jou-
joux de cuivre et d'or par lesquels Salomon avait
cru honorer Iahvé; c'étaient là des sentiments
hautement louables. Ils firent la grandeur reli-
gieuse d'Israël; mais ils firent aussi sa faiblesse
temporelle. Israël, divisé et incapable d'une forte
résistance, sera le jouet des empires qui se parta-
geront le monde. En revanche, son rôle spirituel,
qu'une puissante royauté profane eût compromis,
est désormais assuré.
L'avenir religieux d'Israël, en effet, dépendait
de la liberté prophétique. Or cette liberté, abso-
lument inconciliable avec l'existence d'un gou-
vernement régulier, cette liberté qui eût péri sans
aucun doute dans un État fort, le royaume josé-
phite, malgré des luttes terribles, la garda tou-
jours. Jérusalem, d'un autre côté, capitale d'un
territoire extrêmement restreint, se trouva ré-
duite au rôle de tête sans corps. Impuissante dans
l'ordre politique et militaire, elle devint une ville
toute religieuse. David, qui pensait ne bâtir qu'une
ville forte, se trouva en réalité avoir bâti une
ville sainte. Salomon, en croyant élever un temple
à la tolérance, bâtit la citadelle du fanatisme.
Le champ clos fut préparé pour une des luttes
les plus surprenantes de l'histoire. Tous les vents
[955 av. J. -CL] LE ROYAUME UNIQUE. 189
conspirent à eniler les voiles de celui qui accom-
plit un mandat divin. Ce qu'on fait contre lui
tourne pour lui; car ce qu'on fait contre lui, sup-
primant son rôle égoïste, le force à se replier
sur son rôle sacré. Si l'œuvre de Salomon eût
réussi, la force d'Israël se fût dissipée dans les
orgies des jeunes fous qui entouraient Roboam ;
il ne serait pas pms question d'Israël et de Juda
que des petites royautés éphémères qui ont vécu
et sont mortes dans les pays voisins. La hardie
sécession des Joséphites détruisit la destinée vul-
gaire et assura la destinée transcendante d'Israël.
Jusqu'ici, en effet, l'histoire d'Israël n'a pas dif-
féré essentiellement de l'histoire des peuples de la
même race et de la même région; désormais cette
histoire va entrer dans une voie particulière et qui
n'a d'analogue chez aucun peuple. Les Moabites,
les Édomites, les Ammonites, les Araméens de
Damas ont eu des David et. des Salomon. Aucun
de ces peuples n'a eu de rôle religieux comme
celui d'Israël. Le peuple hébreu va se développer
d'une façon qui n'appartient qu'à lui. Iahvé ces-
sera bientôt d'être un dieu local ou national ; les
prophètes le proclameront Dieu universel, juste,
unique. Le génie d'Israël fondera ainsi le culte
pur, en esprit et en vérité. Et le monde éprouvera
!90 HISTOIRE DU l'EUPLE D'ISRAËL. [955 «v. J.-ti.t
pour ces oracles étranges un attrait invincible,
fatiguée de ses vieilles chimères religieuses, l'hu-
manité, dans mille ans, trouvera qu'elle n'a rien
de mieux à faire que de s'attacher au principe
obstinément proclamé par les sages d'Israël, d'Ëiie
à Jésus,
LIVRE IV
LF,S DEUX ROYAUMES
CHAPITRE PREMIER
DÉCADENCE POLITIQUE D'ISRAËL.
Un extrême abaissement fut l'effet de la coupure
en deux États rivaux d'un royaume déjà fort petit
par lui-même1. Tous les progrès matériels accom-
plis sous les règnes de David et de Salomon furent
perdus. L'influence extérieure d'Israël se trouva
presque anéantie; sa force défensive elle-même
îut très affaiblie. Si une alliance durable avait
I. La date de la scission des deux royaumes est fort indécise.
Ou peut là placer entre 075 et 950 avant Jésus-Christ. Voy.
Duinker, Oesch. des Alterlhums, II (b* édit.), p. 87, note, et
p. 180, note.
192 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 av. J.-C.1
pu exister entre les deux fractions du peuple, le
mal eût été beaucoup moindre; mais la guerre
des deux royaumes devint un état habituel. Les
règnes de Roboam et de Jéroboam, en particu-
lier, furent une sorte de bataille continue entre
ces deux princes1. Les Philistins, gagnés autant que
domptés par David, ne furent plus, il est vrai, pour
les Israélites, un fléau aussi terrible qu'ils l'avaient
été autrefois. Mais les Araméens, l'Egypte, l'As-
syrie, broyèrent successivement un pays qu'aucune
institution politique ni militaire ne protégeait plus.
La cause qui avait porté les tribus d'Israël à se
séparer du royaume centralisé à Jérusalem avait
été le goût dominant de l'ancienne vie libre. Nous
avons eu souvent l'occasion de remarquer que
l'esprit de tribu, les habitudes de la vie nomade
et patriarcale étaient vivaces encore en Joseph.
Cet esprit ne se prêtait à aucune grande orga-
nisation ni civile, ni militaire, ni religieuse. Aussi
les cinquante premières années dn royaume séparé
d'Israël ressemblent-elles tout à fait aux siècles
des Juges. Pas de capitale ni de ville importante,
pas de sultanat pompeux, desservi par des fonction-
naires, pas de finances, pas de temple central. Le
i. I Hois. \iv. 19, 30; xv. 6: II Cliron., xn, 15.
jB65av.J.-C] LES DEUX ROYAUMES J93
mouvement de séparation des tribus s'était pro-
noncé à Sichem. Jéroboam continua d'y demeurer.
Éphraïm, sa tribu, fut, dans le royaume du Nord,
ce que Juda avait été pour le Sud. Jéroboam lit
quelques constructions à Sichem, niais rien qui
approchât des ouvrages de Jérusalem. Il fortifia
Phanuêl ou Penouël, en Galaad, peut-être pour
tenir ces contrées. Les tribus transjordaniennes, en
effet, longtemps alliées de Juda, étaient comme
suspendues entre les deux royaumes. Peut-êlre,
vers la fin de sa vie, Jéroboam résidait-il déjà à
Thirsa1. Cette petite ville, qui fut, pendant une
cinquantaine d'années, la capitale du royaume
d'Israël, était si peu de chose, qu'on ne sait pas au
juste où elle était située. On la place par conjeoture
à Thalusa, à une ou deux lieues au nord-nord-est
de Sichem.
Le temple de Jérusalem n'était achevé que
depuis quelques années, et il n'avait pas, à cette
époque, le prestige qu'il eut plus tard. Jéroboam
ne crut donc nullement commettre un crime
religieux en réglant, hors de Jérusalem, les lieux
de culte de son royaume. Jéroboam était ado-
rateur de Iahvé; mais sa théologie n'allait pas
loin. Il tint conseil; on lui persuada d'élever deux
1. 1 huis, xiv, 17,
13
194 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [955 av. J.-C..\
veaux d'or à Béthel et à Dan1. Béthel avait un
sanctuaire révéré. A Dan, Jéroboam trouvait le
culte matérialiste de Iahvé établi par Mika et une
famille sacerdotale acceptée2. Béthel et Dan, déjà
sacrés depuis longtemps3, devinrent ainsi les deux
centres principaux de pèlerinage. Silo gardait une
partie de son importance religieuse. La ville rubé-
nite de Nebo, au delà du Jourdain, avait un culte
de Iahvé richement organisé*.
Soit pauvreté, soit goût pour les vieilles formes
du culte, Jéroboam n'éleva pas de temple régu-
lièrement bâti. Les bamoth, ou hauts-lieux à l'an-
cienne manière, subirent cependant quelques
transformations. Jéroboam établit des cohanim à
Béthel et à Dan, sans renfermer ses choix dans
une famille déterminée5. Il fonda une fête
annuelle, analogue à celle qui se célébrait en
Juda, mais à une autre époque de l'année, le
quinzième jour du huitième mois, à l'époque des
vendanges. Lui-même venait à Béthel une fois
1. I Rois, xu, 26 et suiv.; II Rois, x, -29. Cf. Osée, vin, 4 et
suiv. ; x, 5; XIII, 2; xiv, 4, 9; Amos II, 6 et suiv.; iv, I e|
suiv! ; vin, li; Jéréuo., xi.vui, 13.
2. Juges, xviii, 30, 31.
3. Vdy. i. 1 r, p. Il 7- Ml), 351.
4. Inscr. de Mésa, lignes IT-l.S.
5. Fausse représeutation dans 11 Cliron., xi, 13 et suiv.
|955it. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. IX,
l'an, sacrifiait sur l'autel et brûlait de l'encens.
Les sanctuaires de Béthel, de Dan, et quelques
autres, par exemple celui de Nebo \ avaient une
vaisselle d'airain pour les sacrifices et sans doute
un lieu couvert pour les renfermer. Le rite des
pains de proposition y était aussi pratiqué2. Or un
tel rite supposait au moins une theca, une chambre
comme les temples phéniciens taillés dans le roc
en présentent toujours3.
Voilà comment, bien que le royaume du Nord
n'eût pas de temple comparable à celui de Jéru-
salem, il est souvent question, dans les affaires
religieuses de ce pays, d'une « maison de Iahvé»,
sise à Béthel ou à Silo*. L'habitude d'y apporter
les prémices, d'y payer la dîme et d'y venir, trois
fois l'an, célébrer le hag se régularisa peu à peu8.
Silo, en particulier6, fut, pour certaines tribus,
1. Iriser, de Mésa, lignes 17-18, qu'on lise îllîV ^D ou ^N">K
îTîiT. Voy. Journal des savants, mars 1887, p. 160 et suiv.
2. Osée, ix, A.
3. Mission de Phén., p. 62 et suiv. Il est probable que le bama
dressé par Jlésa à Garaos était du même genre. Notez, ligne 3,
V9K1, non pfll; cf. lignes 13, 18.
4. Exode, xxiii, 19 (Livre de l'alliance), voy. ci-après, p. 366,
367, 369, 373.
5. Amos, iv, 4, 5. Cf. Exode, xxn, 28-29, XXHI, 16, 19.
6. Juges, xviii, 31; Jéiéui., vu, 12 et suiv.; xxvi, 6, 9.
Cf. I Sam., i, 3, 9, etc.
196 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISHAËL. (955»v. J.-C.|
une sorte de Jérusalem, où le Jiag se pratiquait
avec solennité. La « maison de Iahvé » du royaume
du Nord avait une porte avec des jambages en bois \
un caphtor ou chapiteau et un saf ou linteau2.
On l'appelait aussi miqdas mélek, « le sanctuaire
du roi », ou beth mamlaka, « le temple royal3'».
Ce fut une formule chronologique de dire : « Du
temps où la maison de Dieu était à Silo4 », et
cette période fut censée durer jusqu'à la fin du
royaume d'Israël5. Nulle idée, on le voit, de l'unité
du lieu de culte. Les montagnes continuaient d'être
adorées. Le Tabor, en particulier, semble avoir été
un lieu de sacrifices rituels fort estimés des tribus
d'Issakar et de Zabulou 6.
Une localité qu'on appelait le Galgal, probable-
ment à cause de quelque monument mégalithique7,
1 . Exode, xxi, 6.
2. Amos, ix, capital.
3. Amos, vu, 13. Le temple de Moab est aussi appelé miqdas
(Isaïe, xvi, 12).
4. Juges, xvin, 31. Cf. Josué, VI, 24; I Sam., i, 7; iv, 3-5;
Il Sam., xn, 20 (passage important : DTl^xn rP3 avant qu'il y
eût aucun temple à Jérusalem).
5. Juges, xvui, 30, 31. Le parallélisme des deux versets ne
permet pas de voir le tabernacle des textes léviliques dans
dtiVn.-i n-o.
6. Deut., xxxin, 19.
7. Voy. t. 1*, p. 23-24.
[955 a*. J.-C] LES DEUX HOYAUMES. 197
datant des anciens temps chananéens, est sou-
vent mise, pour l'importance religieuse, en paral-
lèle avec Béthel. C'était, à ce qu'il paraît, un
point culminant, assez voisin de Silo, d'où l'on
dominait tout le pays. On prétendait que Samuel
y avait fréquemment tenu les assises d'Israël,
et, à beaucoup d'égards, le lieu rappelait Mispa.
On y venait des alentours ; on y offrait des sacri-
fices1. Les pèlerinages étaient fort dans le goût
des tribus israôlites. Comme les légendes patriar-
cales se rapportaient en" grande partie au Né-
geb, en particulier à Beër-Séba, on allait à cette
grande distance, malgré la difficulté de traver-
ser le royaume de Juda, se retremper dans les
vieux souvenirs et chercber le vent du désert1.
Ces fêtes étaient, du reste, accompagnées de
festins; la jeunesse y prenait largement sa part;
si bien que l'on ne distinguait guère entre les fêtes
religieuses et les fêtes profanes. Les pèlerinages
1. Fréquentes mentions chez Amos et Osée, et dans les livres
de Samuel. Comp. II Rois, H, 1, et Deut., xi, 30; Robinson,
Bibl. Res., II, 265-266. Aujourd'hui Djildjilia. Ne pas confondre
avec le Galgal de Josué, vieux centre idolàtrique près du Jour-
dain (Juges, m, 19), ni avec la ville chananéenne de Galgal
Josué, xu, 23), près d'Antipatris.
2. Amos, v, 5; VIII, 14. Comp. Gen., xxi, 25-34 (pris des
Légendes patriarcales).
198 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [950 «y. J.-C]
constituaient, comme au moyen âge, une partie
de la joie de la vie *.
Tout cela faisait du royaume du Nord un champ
beaucoup moins favorable que Jérusalem au déve-
loppement d'un sacerdoce, d'une religion complète.
Les fêtes, en particulier, dans le royaume d'Israël,
restèrent rudimentaires, et la Pâque ne s'y déve-
loppa guère8. Mais le prophétisme trouvait, dans
ces mœurs si peu différentes des mœurs antiques,
un terrain excellent. Les prophètes avaient été con-
traires au temple et favorables au schisme. Béthel
et Silo possédaient un grand nombre de ces inspi-
rés, extrêmement révérés des populations. On par-
lait surtout de cet Ahiah qui avait prédit, dit-on, la
royauté à Jéroboam, et qui resta célèbre dans les
annales prophétiques3. Ces hommes de Dieu
créaient de grands embarras à l'autorité; mais c'est
bien en eux que résidait la tradition vraie de l'esprit.
Écrasé à Jérusalem par l'autorité de la maison de
David, le génie d'Israël se développait surtout dans
le Nord. Les montagnes d'Ephraïm et du Carmel
vont devenir, pendant plus de deux cents ans, le
théâtre du mouvement religieux le plus fécond.
1. Amos, h, 7-8; v, 23; vm, 3, 16, 13-14.
2. iom moèd, iom hag lahvé. Osée, ix, 5.
3. I Hois, xm, M et suiv;. xiv, 1 et suiv.
[950av.J. C] LES DEUX ROYAUMES. 199
Pendant que Jéroboam réagissait ainsi contre
tout ,e qu'avaient l'ait David et Salomon et repla-
çais, .es choses au point où elles étaient du temps de
Saùl, Roboam essayait, dans Jérusalem, de main-
tenir ce qui restait de l'œuvre de son père. La
puissance, plus apparente que réelle, de Salomon
s'évanouissait comme un mirage. Roboam lutta,
pendant dix-sept ans, contre cette décadence.
Prévoyant des invasions du côté de l'Egypte, il
fit fortifier toutes les villes de Juda, et y établit
des dépôts de vivres et d'armes. Ces précautions
ne servirent de rien. La cinquième année du
règne de Roboam (vers 950), le roi Sésonq, le fonda-
teur de la vingt-deuxième dynastie (bubastite), qui
déjà avait donné la preuve de sa malveillance pour
le roi de Jérusalem, en offrant un asile, dans les
derniers temps de Salomon, à Jéroboam révolté,
commença une de ces courses à travers la Syrie dont
les rois d'Egypte avaient comme perdu l'habitude
depuis les Ramsès. Les villes de Juda subirent le
premier effort1. Le roi d'Egypte entra en maître
dans Jérusalem. Il ne détrôna point Roboam2; mais
i. Maspero, Zeitschrift fur œgypt. Spr», 1880, p. 47; Recueil
de trav., t. Vil, p. 100.
2. La liste des villes prises par Sésonq qui se lit sur les
pylône» de Karnak est en très mauvais état, et n'a pas uue
200 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAË L. 1950 av. J.-C]
il s'empara des trésors du temple et du palais royal,
en particulier des boucliers d'or de Satomon, déposés
dans le palais <r Forêt du Liban », et des peltes d'or
des officiers d'Hadadézer, qu'on avai* conservés
comme trophées de la victoire de David ! .
Le royaume d'Israël ne souffrit pas moins que
celui de Juda de l'invasion de Sésonq2. Les villes
de Taanach et de Megiddo furent prises. Sésonq,
à son retour à Thèbes, fit graver sur des tables,
dans son palais deKarnak, l'imagede sa campagne.
Les villes prises, au nombre de cent trente-trois,
sont représentées sous la forme d'un captif engaîné
dans un cartouche ou bouclier obsidional.
Ainsi, cinq ans après la mort de Salomon, Jérusa-
grande valeur. Elle commence par le Nord, et se compose des
listes des conquêtes antérieures, que le scribe adulateur rapporte
à Sésonq. Jérusalem n'y est pas nommée. Le mol Iehoudamélékhu,
où l'on voit d'ordinaire le titre € roi de Juda », est une ville; la
figure placée à côté n'est pas, comme on l'a cru, le portrait de
lloboam ; c'est une image symbolique de ville prise. Pas plus en
égyptien qu'en sémitique, l'interversion de mots Iehouda mélek
pour Mélek Iehouda ne serait possible [Maspero].
i . 1 Mois, xiv, 26; 11 Sam., vin, 7 (grec). Voy. Tbenius, p. 196.
2. Maspero, Hist. anc, p. 340. Ceci écarte l'hypothèse d'une
instigation de Jéroboam, qui serait assurément fort admissible,
surtout si on attachait quelque valeur au texte grec de 1 Rois, XII,
24, d'apréj lequel Jéroboam aurait été gendre du roi d'Egypte.
Voy. cependant Blau, dans la Zcitechrift der d. m. Gcs., 1861,
p. 233 et suiv.; Duncker, Gefch. des AIL, II, p, 181.
945 av. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 201
lem est humiliée, polluée. Ces splendeurs du temple
et des palais, toutes ces belles œuvres, fraîches encore
et à peine terminées, sont déshonorées par le con-
tact du vainqueur. Roboam lit remplacer les bou-
cliers d'or par des boucliers d'airain; ces armes de
parade, qui servaient aux racim, quand ils accompa-
gnaient le roi au temple, furent désormais déposées
non plus au garde-meuble royal, mais à la caserne
des gardes du corps, près de la porte du palais. La
suzeraineté que le roi de Jérusalem avait exercée
pendant plus de trois quarts de siècle sur les pays
voisins de la Palestine avait à peu près cessé. A cinq
ou six lieues de Jérusalem, expirait la puissance du
fils de Salomon.
La maison royale, cependant, continuait d'être
puissante, et, en un sens, elle était mieux organisée
qu'elle ne l'avait été sous les deux premiers règnes.
Roboam eut un sérail de dix-huit femmes, dont plu-
sieurs étaient ses- tantes et ses cousines. La reine
préférée était Maaka, fille d'Àbsalom ' ; son fils
Abiam fut constitué chef de ses frères et destiné à la
royauté. Les autres princes, au nombre de vingt-
sept, reçurent des établissements dans les différents
t. Contradiction de I Rois, xvf 2, 10, et de II Chron., XI, 20;
xin, 2.
202 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. {940 av, J.-C]
districts de Juda et de Benjamin. Les places fortes
où ils demeuraient furent comme des petite*
cours, où l'on déploya un luxe royal et qui euren,
des harems à la façon de Jérusalem ' . Cette orga-
nisation fut probablement imitée sous les règnes
suivants2 , et c'est peut-être pour cela que, depuis
Roboam, la cour des rois de Juda n'offre plus les
drames terribles qui avaient ensanglanté les palais
de Sion sous les règnes de David et de Salomon.
A part la puissance extérieure, le règne de Ro-
boam ne différa pas autant qu'on pourrait le croire
du règne de Salomon. Ce fut Louis XV après
Louis XIV. Le mouvement prophétique paraît avoir
été tout à fait nul. L'espèce de largeur d'esprit, non
sans quelque relâchement moral, qui caractérisa
les dernières années du règne de Salomon, continua
sous Roboam. L'éclectisme religieux couvrit le pays
de hauts-lieux, de cippes sacrés, ftaséroth. Les som-
mets de collines étaient couronnés de ces symboles;
les bocages verts recelaient sous leurs ombrages
des mystères que l'on supposait honteux. Au dire
des rigoristes, toutes les impuretés ehananéennes
flonssaient. L'ignoble hiérodule des temples phéni-
1. II Chron., xi. 18-23.
2. Cf. Psaume xlv, 17.
(935 a». J.-C.) LES DEUX ROYAUMES. 203
ciens, le f/adès, le fatlb (le chien ! ), se rencon-
traient, à ce qu'il parait, dans le voisinage et presque
à l'ombre du sanctuaire de Iahvé. Comme il n'y
avait pas d'inquisition religieuse, de tels abus
durent effectivement se produire ; mais, plus tard,
les historiens orthodoxes exagérèrent tout cela, et
peignirent un état religieux qui n'était pas ceiui de
leur temps sous les plus noires couleurs.
Abiam, fils de Roboam,ne régna que trois ans et
fut toujours en guerre avec Jéroboam. Il différa peu
de son père, eut comme lui un harem considérable,
et fut enterré comme lui dans la sépulture royale de
la Ville de David. Son fils Asa lui succéda. Jéroboam
termina, vers le même temps, sa carrière agitée, et
eut pour successeur son fils ISadab (vers 932).
1. Voy. Corpus inscr. sem., 1" partie, a0 80. Cf. Deuicrouome,
x\in, 18, iy.
CHAPITRE II
FRAVA1L LITTÉRAIRE DANS LR ROYAUME d'ISRARL>
IDYLLES PATRIARCALES.
Au premier coup d'œil,les tribus du Nord, en
se séparant du centre brillant de Jérusalem, por-
tèrent un coup mortel à leur propre développe-
ment. Mais l'histoire d'Israël est en tout si particu-
lière, que ce qui semble ailleurs une décadence est
ici une condition de progrès. L'esprit israélitc,
contrarié par Salomon, reprit ie dessus avec une
élasticité extrême. Les prophètes, qui avaient dé-
clamé contre les travaux de Jérusalem et amené la
sécession, furent maîtres du royaume nouveau. On
se mit à réchauffer les anciennes traditions, à les
rapprocher, a établir entre elles un ordre déter-
miné. La mémoire, jusque-là, s'était chargée de ce
soin ; on commença à éprouver le besoin d'écrire
ces récits et de les coordonner selon un plan suivi.
[930 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 205
L'usage de l'écriture s'était fort répandu sousDavid
et sous Salomon; mais on ne l'avait pas encore
appliquée aux traditions orales. Ces traditions se
défendaient par leur notoriété. On n'écrit pas ce
que tout le monde sait par cœur. La rédaction de
pareilles données ne se fait que quand la mémoire
éprouve déjà quelque fatigue et commence à
fléchir. Dans les âges antiques, la littérature la
plus importante n'était pas toujours celle qu'on
écrivait; c'était celle que la nation tenait dans ses
souvenirs.
Voilà pourquoi, d'ordinaire, la rédaction d'un
ensemble de traditions orales n'est pas, à l'époque
où elle a lieu, un fait aussi capital que nous sommes
portés à nous l'imaginer. Le livre qui ne fait que
fixer un vieux fonds traditionnel n'est jamais, au
moment où il est écrit, un événement de sensible
importance. Les gens au courant de la tradition
ne s'en servent pas et affectent même un certain
dédain pour ces sortes d'aide-mémoire ; les maîtres
s'en soucient peu. Il en fut ainsi pour les Évangiles,
pour les Talmuds, devenus plus tard des livres
d'une si haute importance, et dont l'apparition ne
fit aucune sensation, parce que la génération où ils
parurent en savait d'avance le contenu.
Les traditions orales d'Israël étaient de plusieurs
"lit; HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C.)
sortes. A l'arrière-plan flottaient, dans un lointain
indécis, les récits d'origine babylonienne ou har-
ranienne, ces mylhes sur l'histoire primitive et
le déluge que les Hébreux avaient emportés avec
eux de leur ancien séjour. Les souvenirs d'Our-
Casdim et du mythique Abraham, combinés avec
ceux d'un ancêtre supposé, Abram (le haut père),
fournissaient la vie fabuleuse d'un patriarche, qui
était déjà censé parcourir en nomade le pays de
Ghanaan, surtout la région saharienne de Gérare
et de Beër-Séba. La biographie anecdotique de
deux autres patriarches, Isaacet Jacob, et des fils de
ce dernier, en particulier d'un prétendu Joseph1,
qui traversait, en Egypte, les plus piquantes aven-
tures, remplissait la période suivante. L'imagi-
nation israélite, toujours enivrée des parfums
de la vie pastorale, groupa autour de ces noms
tout ce qu'elle avait de charme et de poésie.
Certes, les traditions sur ce passé lointain étaient
faibles au point de vue de la vérité historique.
Des étymologies fantastiques, de vrais calembours
sur les noms de lieux en faisaient tout le fond.
Les puits, les tas de pierres, les grottes, les autels,
les arbres, dont le pays était couvert, avaient des
1. Ce sont là d'anciens noms de tribus. La forme pleine était
Jacob-el, Jeseph-el, etc. Voy. t. I", p. 107, 112.
[MO av. J.-C] LES DEUX KOYAUMBS, 207
noms; avec ces noms on faisait un mythe. Pour la
couleur, les traditionnistes possédaient un document
capital, la vie nomade telle qu'elle se continuait
chez les Kénites, les Jérahmélites, les Beni-Qédein
ou Saracèncs. C'est là que plus tard l'auteur du
livre de Job puisa les données de son merveilleux
tableau. On peut dire que, de nos jours, cette
grande pièce justiiicative de l'histoire patriarcale
existe encore, la vie nomade ayant le privilège de
rester toujours identique à elle-même et de repro-
duire les mêmes types dans les siècles les plus
divers.
L'histoire vraie, quoique étrangement mêlée de
fables encore, s'ouvrait avec le séjour des tribus
israélites sur les confins de l'Egypte. La protection
particulière de Iahvé sur Israël se montrait en la
manière dont il tira son peuple de la captivité et le
fit subsister dans le désert. La vie du chef légen-
daire qui guida le peuple en cette épreuve, Mosé,
commençait à se dessiner, et sûrement le miracle y
tenait déjà une très grande part; mais l'idée, à ce
qu'il semble, n'était encore venue à personne que ce
Mosé eût été en quoi que ce soit législateur et
qu'aucune loi divine lui eût été révélée. Les souve-
nirs d'Israël prenaient un degré particulier de pré-
cision et de réalité à partir du moment où le
208 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J. G.]
peuple, après avoir traversé le désert, s'approchait
du pays de Chanaan.
De cette double série de traditions résultèrent
deux écrits qui se faisaient suite, ou que peut-être
l'on considérait comme un seul livre. Les idées
d'alors sur l'identité des ouvrages n'étaient nulle-
ment celles de notre temps. L'un de ces écrits fut
une sorte d'histoire patriarcale, qui a été absorbée
parles rédactions postérieures1. Ce livre n'ab-
sorba-t-il pas lui-même des éléments écrits anté-
rieurs2? C'est ce qu'on ne saurait dire et ce qu'il
serait peu intéressant de savoir, puisque ces docu-
ments antérieurs auraient été à peu près contem-
porains de la rédaction du livre lui-même et que
la question d'unité d'auteur, en de telles condi-
tions, n'a pas beaucoup de sens. Le livre dont nous
parlons, autant qu'on peut l'entrevoir à travers
les remaniements des siècles suivants, n'offrait pas
1. C'est le document B ou € second élohiste » des critiques al-
lemands. On en découvre des passages suivis dans les chapi-
tres iv et vi de la Genèse, puis aux chapitres xiv et xv, puis
de longs extraits à partir du chapitre xviu. Voir, pour l'analyse
de détail, le commentaire de Dillmann, résumant ies travaux
antérieurs, en particulier ceux de Wellhausen.
2. Par exemple, le chapitre xiv de la Genèse, où nous voyons
introduit sans préparation < Abram l'Hébreu, qui habitait la Chê-
naie de Mamré l'Amorrhéen. >
(030 «t. J.-C.) LES DEUX ROYAUMES. 20*j
essentiellement le caractère d'un livre sacré. Il
n'avait pas de tendance religieuse précise, bien
que la préférence de Iahvé pour Israël y éclatât
déjà. Dieu y était désigné par le mot Ha-élohim;
la pluralité impliquée dans ce mot perçait encore
en beaucoup d'endroits ; l'envoyé de Dieu s'appe-
lait, maleak Ha-élohim*. L'objet voulu avant tout
était l'intérêt et le charme de la narration. Les
temps primitifs de l'humanité y étaient racontés,
bien qu'on puisse douter qu'il y fût question de la
création et. du déluge. Ces premières pages
paraissent avoir offert beaucoup d'analogie avec
les fables phéniciennes conservées dans les lam-
beaux de Sanchoniathon. De là venaient tant de
passages qui restèrent inintelligibles pour les rédac-
teurs d'un âge plus moderne, et qui sont comme
des trous obscurs dans le texte actuel de la Bible;
par exemple, le IVe chapitre de la Genèse, qui
rappelle les mythes phéniciens sur les premiers
inventeurs; ce chant de Lamech à ses femmes,
problème des plus singuliers; le récit (retouché)
sur l'amour des fils des dieux pour les filles des
hommes, et sur les géants qui sortent de ce com-
(, Gen., xxi, 17; xxxi, 11; Exode, xiv, 19. Dans une foule
d'endroils, le rédacteur jéhoviste a substitué maleak Iahvé,
par exemple, Gen., xxn, 1 1 ; Exode, 111,% 4.
ii. 14
810 HISTOIRE DU PEUPLÉ D'ISRAËL. [930 av. J.-C.|
merce1 ; l'épisode de l'ivresse de Noé et de la malé-
diction de Gham ou Chanaan, et la cantilène ethno-
graphique qui s'y rattache; le chapitre xiv delà
Genèse, sorte de fenêtre ouverte sur la plus haute
antiquité; le chapitre xv du même livre, premier
récit de l'alliance de Iahvé et d'Abram, où le sacri-
fice est raconté avec une étrange sauvagerie.
Et lahvé lui dit : « Je suis Iahvé qui t'ai fait sortir d'Our-
Casdim pour te donner cette terre en possession. » Et il
dit: « Seigneur Iahvé, à quoi connaîtrai-je que je la possé-
derai? ï> Et Iahvé lui dit : « Prends-moi une génisse de trois
ans et un chevreau de trois ans et un bélier de trois ans,
une tourterelle et un pigeon. » Et Abram prit tous ces
[animaux], et les coupa par le milieu, et il plaça les mor-
ceaux vis-à-vis les uns des autres; mais il se garda de couper
les oiseaux. Et les oiseaux de proie descendirent sur les
corps, et Abram les chassait. Et, comme le soleil allait se
coucher, un sommeil tomba sur Abram, et voici qu'une
terreur, une grande obscurité, tomba sur lui... Et, quand
le soleil fut couché et qu'il fit tout à fait sombre, voilà une
fournaise fumante, un brandon de feu qui passe entre les
morceaux.
On peut rapporter à la même source le récit de
la catastrophe de Sodome, amenée par trois élohim
voyageurs, et le très curieux chapitre xx de la
Genèse, contenant la première version de l'aven-
i. Voir t. I-, p. 39.
[î>30 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 211
turc d'Abraham chez Abimclek1. On reconnaît
la trace du môme document dans ce qui concerne
Ismaël - et dans le récit du sacrifice d'Isaac, sacri-
fice inspiré non encore parla foi, mais par la crainte
desélohim3. Ence lointain, lecaraclèred'Abraham,
présenté comme une sorte demoslint respectable et
grandiose, se dessine avec une surprenante ma-
jesté.
La rédaction primitive se retrouve d'une manière
presque continue dans l'histoire d;Isaac, et dans
toute cette légende de Jacob , empreinte d'un
cachet si frappant de mythologie, de sublimité
grossière, d'idéalisme concret et de haute naïveté.
On se sent bien loin de l'époque prophétique en
lisant ces historiettes où Dieu connive aux roueries
les plus avouées et fait même pour son favori
de légères friponneries *. Le Dieu protecteur ne
connaît que l'intérêt de son protégé, 5 et, dans le
choix de son protégé, il se gouverne par l'arbi
traire le plus enfantin; il n'entre dans ses préfé-
I.Notez le pluriel "l"nn, ayant pour sujet DT17X, Geu., xx, 13.
2. La légende d'îsmaël, selon i'ancien document, se trouve
dans Gen., xxi, 9-21.
3. Gen., xxn, 12.
4. Ibid., xxxi entier.
5. Ibid., xxxi, 24, 29, 30, 42; xxxu, 12 ; xxxni, 10-H ; xxxix,
«, 3, 5, 23.
212 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C]
renées aucun motif moral. En revanche, il se dé-
range pour bien peu de chose. Le Dieu deBéthel
se met en mouvement pour une afïaire de chèvres
en chaleur4. L'auteur trouve cela tout naturel;
comme la petite fille, à qui l'on a appris ses prières,
en vient vite à demander au bon Dieu un miracle
pour sa poupée.
Avec cela, un polythéisme mal dissimulé, qui se
trahit à chaque page. L'auteur admet qu'on ren-
contre parfois dans la campagne des camps d'élo-
him; quelques-uns viennent au devant de vous; on
cause avec eux 2. D'autrefois, ils vous visitent en
songe; on lutte péniblement jusqu'au lever de l'au-
rore; dès que la lumière se fait, ils vous quittent
en vous disant adieu 3. L'étonnante beauté de cette
partie de la Genèse vient tout entière du vieux
narrateur oublié du xe siècle. Le fleuron du livre
était ce charmant roman de Joseph, le plus ancien
des romans et le seul qui n'ait pas vieilli. Le plan
général et les parties essentielles de ce délicieux
récit existaient déjà, parfaitement caractérisés,
dans la plus ancienne rédaction des dires légen-
daires du Nord.
i. Gen., xxxi, 10-13.
2. Ibid., xxxn, 2-3 (complété par le grec).
3. Ibid., xxxii, 25 et suiv.
[930 av. J. Cl LES DEUX ROYAUMES. 118
En quel état la légende de Moïse figurait-elle dans
ce récit primitif? C'est ce qu'il est d'autant plus dif-
ficile de conjecturer que nous ne savons pas au
juste si les mentions de Moïse se trouvaient dans le
livre des Légendes patriarcales, dans le livre des
Guerres de Iahvé, dont nous parlerons bientôt, ou
dans les deux. Le singulier passage1 où Iahvé ren-
contre Moïse dans une des gorges du Sinaï, veut
le tuer et ne lâche prise que quand Sippora a cir-
concis son fils avec un silex 2, ce passage apparte-
nait sans doute au plus vieux texte 3. Marie avait
son rôle dans ces antiques récits 4, et peut-être dès
lors lui prêtait-on le vers qui, plus tard, fut déve-
loppé en un cantique entier sur le passage miracu-
leux de la mer Rouge . L'épisode de Jéthro pré-
sente aussi un haut caractère d'antiquité 6.
La théophanie du Horeb7 avait encore des pro-
portions modestes; c'était, à ce qu'il semble, un
1. Exode, iv, 24-26.
2. Voy. t. 1er, p. 125, note 4; 188.
3. Peut-être en était-il de même du passage Nombres, xi, 1-3.
4. Michée, vi, 4.
5. Exode, xv, 20-21.
6. Ibid., xvill.
7. Ibid., m, 2; xvn, 6; xxxm, 18; comp. la légende d'Élio.
1 Rois, xix, 8. Le dentéronomiste reprit cette désignation géo-
graphique. Voir tome Ier, p. 191, note. Le jéhoviste et l'élohiste
préférèrent Sinaï. Voir Dillmann, Exode, p. 24.
214 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C]
simple renouvellement de l'alliance de Iahvé avec
son peuple. Ce qui est sûr, c'est que le caractère
céraunien de Iahvé était fortement accusé. La
foudre, l'éclair, le nuage sombre, la tempête, sont,
en ces vieilles pages, l'accompagnement indis-
pensable des apparitions de Talwé. Dans la tra-
versée du désert, Moïse jouait seulement le rôle
de chef entre plusieurs autres chefs *. Peut-être
quelques données exactes sur la topographie de la
péninsule du Sinaï servaient-elles à enchaîner ces
récits, et, comme le voyage dans la péninsule fut
très court, on arrivait ainsi presque d'un saut à
Hésébon et aux talus de Moab, où l'histoire hé-
roïque commençait.
Le livre était essentiellement un livre israélite,
dans le sens que le schisme des dix tribus avait
consacré2. Le but qu'on s'y proposait était de faire
valoir les légendes israélites, d'expliquer d'une
façon relevée l'origine des lieux saints israélites,
d'attribuer aux ancêtres des tribus, à l'exclusion des
indigènes et des Philistins, toutes les bonnes vieilles
choses du pays, les puits, les bois sacrés, les vieux
térébinthes. Joseph, le père d'Éphraïm et de Ma-
1. Voy. tome I0', p. 167-168, 205.
2. Voir surtout Gen., XL VIII.
('J30 av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. tlô
uassé, est partout exailé1; Éphraïm et Manassé
sont l'objet des bénédictions les plus chaleu-
reuses-; Éphraïm, quoique censé le cadet, est pré
féré à Manassé3. Ruben paraît intentionnellemem
ménagé 4. Bélhel est, aux yeux de l'auteur, le vrai*
sanctuaire d'Israël, et un récit est destiné à établir
le devoir qu'ont tous les descendants de Jacob d'j
payer la dîme 5. Sichem est le centre de la famille
d'Israël G. La région transjordanienne de Galaad
et les déserts du côté de Gérare et de Beër-Séba
tenaient une grande place dans les récits du con-
teur. Beër-Séba surtout, est un lieu saint; ses puits
et son bois de tamaris sont comme le centre d'une
religion que l'on cherche à fonder7. Chaque puits
du désert au sud de Juda a sa légende, commune
presque toujours à Israël et à Ismaël8.
Le pays de Juda, au contraire, était, ce semble,
1. Gen., xlviii, 20, 22. Gomp. Josué, xvu, 14-18) pris du livre
des Guerres).
2. Gen., xlviii, 8 et suiv.
3. Ibid., xlviii, 17 et suiv.
4. Ibid., xxxvii, 21, 29 ; xlii, 22, 37.
5. Ibid., xxviii, 19-22, et xxxv, 15.
6. Ibid., L, 25, comparé à Josué, xxiv, 32.
7. Ibid., XXI, 22-31 (au verset 33, lisez Jl,,?y, au lieu de Q^ïy);
xwi, 25-33. Comp. Amos, v, 5; vin, 14.
8. Genèse, xvi, xxi, xxv-
Î16 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [030 av. J.-C.J
à peine mentionné. L'auteur affectionnait les
légendes locales; il les connaissait à fond, et, s'il
a peu de chose à dire sur Juda, c'est qu'évidem-
ment il tournait un peu volontairement le dos à ce
pays. Il est difficile de ne pas voir une intention
malveillante dans la légende de Thamar ', où Juda
est si complètement sacrifié, et où la famille de ce
patriarche, censée issue du rapt d'une Ghana-
néenne, est présentée comme souillée par tous les
crimes. En religion, les idées de l'auteur étaient
très larges. Déjà se dessine l'antipathie contre les
téraphim, les idoles et les amulettes des païens2.
Mais on ne remarque aucune tendance vers la
centralisation du culte. Les autels à lahvé s'élèvent
de tous côtés, sans que l'auteur voie là autre chose
que le témoignage d'une légitime piété 3.
Le livre des légendes israélites a été le commen-
cement de la Bible, surtout de la Bible telle que
les poètes et les artistes l'entendent. L'empreinte
de la légende populaire y est en quelque sorte à
fleur de coin. On n'y peut comparer que l'homère
des Grecs. L'intérêt que les enfants prennent à ces
-écits est un éloge suprême. Il y a deux livres
î. Gen., xxxvin.
2. Ibid., XXXV, 2 et suiv.
3. Ibid., xxviii, 22; xxxiii, 20.
f930av I.-C.] LES DEUX ROYAUMES. «17
d'enfants par excellence, Homère et la Bible1. Ce
sont les deux seuls livres qui aient été faits pour un
public analogue aux enfants, un publie curieux,
aimable, facile à contenter, n'ayant aucune arrière-
pensée théologique, soit pour affirmer, soit pour
nier.
Si nous possédions l'œuvre entière du conteur
de Béthel ou de Sichem, nous verrions sans doute
que, dans son écrit, résida tout le secret de la
beauté hébraïque, qui a séduit le monde à l'égal
de la beauté grecque. Cet inconnu a créé la moitié
de la poétique de l'humanité. Ses récits sont comme
un souffle du printemps du monde. Leur fraîcheur
exquise n'est égalée que par leur grandiose crudité.
L'homme, quand ces pages étranges furent écrites,
vivait encore dans le mythe - . Les aperceptions sur
le divin étaient à l'état d'hallucination. Les mul-
tiples élohim remplissaient l'air, à l'état de souffles
mystérieux, de bruits inconnus, de terreurs pa-
niques3. L'homme avait avec eux des batailles
nocturnes, d'où il sortait blessé. Élohim appa-
1. On peut ajouter, à quelques égards l'Évangile, l'apparition
du christianisme ayant ramené pour l'humanité une sorto
d'enfance spirituelle et de rajeunissement.
2. Voir surtout les récits sur Jacob.
3. Gen., xxxv, 5. —
218 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [030 av. J.-C]
rail triple1, et ses fils ont avec les femmes des
embrassements féconds2. La morale est à peina
née; les volontés d'Élohim sont capricieuses, par-
fois absurdes. Le inonde est tout petit. On atteint
le ciel avec une échelle ou plutôt une pyramide à
échelons3. Des messagers vont sans cesse de la terre
à l'empyrée. Les théophanies et les angélophanies
sont fréquentes. Les songes sont des révélations
célestes, des visions de Dieu.
Les mythes ethnographiques de notre narrateur
ont surtout une profondeur qui étonne. Sur ce
terrain, il semble faire exprès d'être choquant, de
violer la nature, pour bien avertir que tout se passe
hors de la réalité. Les amours des fils des dieux et
des filles des hommes, celles de Lot et de ses filles,
Gham riant de la nudité de son père, les batailles de
Jacob et d'Ésaù dans le ventre de leur mère, sont
de colossales incongruités, qui ne peuvent blesser
qu'une étroite pruderie, et qui expliquent mieux
qu'aucune formule anthropologique les mystères
cachés des races, leurs sympathies, leur inégalité.
leurs substitutions, leurs mélanges, leurs haines
Toute l'histoire de Jacob le supplantateur et d'Esau
1. Gcn., vi, 1 et suiv.
2. Ibid., XVIII, 1 et suiv.
3. Mythes de Béthel.
l«J30 av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 210
le sauvage est, à cet égard, un chapitre incompara-
ble, le chef-d'oeuvre de l'ethnographie '.L'opposition
de l'homme sédentaire et du chasseur -, le besoin
final qu'aie chasseur, malgré ses superbes captures,
de recourir à l'homme de la tente, l'idée que tous
les chasseurs mourraient de faim, s'il n'y avait pas
des gens tranquilles pour leur préparer un plat de
lentilles, le triomphe final du paisible végétarien
sur le camivore ne sauraient être plus parfaitement
exprimés. Déjà se dessine en Israël un trait décisif,
le goût d'une vie réglée, l'assurance que l'homme
pacifique finira par l'emporter sur le brûlai. L'an-
tipathie contre l'esprit militaire est sensible. Jacob
est d'une couardise avouée; son amour du gain
n'est nullement blâmé, et cet amour va parfois
jusqu'à de petites coquineries 3. Joseph fait admi-
rablement son chemin comme bon intendant et bon
employé.
Et tout cela est clair, analysé en quelque sorte.
Le mythe, qui, chez les Grecs, se montre à nous
tout formé et par conséquent obscur-, nous apparaît
ici dans sa formation même. Le narrateur primitif
1. Gen., xxvi, 22 et suiv.
2. Ibid.,x\\, Qll : « l'un était chasseur, l'autre galant homme. »
Notez la différence de Noé Î1D1N £>\V, et d'Esaù, me U^K.
3. Gen., XXVII, xxx.
220 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 a*. J.-CI
de la Genèse nous fait assister à l'acte créateur
Nous voyons le bouton de la fleur en train de s«
nouer; nous comptons les plis qui s'y superposent»
les significations multiples qui s'y pressent, seloo
l'essence du mythe, qui est de dire trois ou quatre
choses à la fois. Le résultat est grandiose, poétique,
aimable. C'est une mer sans bords, où l'on se
plaît à naufrager.
L'homme rêve toute sa vie des têtes de jeunes
filles qu'il a vues de quinze à dix-huit ans. Une race
vit éternellement de ses souvenirs d'enfance, ou de
ceux qu'une adoption séculaire lui a en quelque
sorte inoculés. Le livre des patriarches eut sur
l'imagination d'Israël une influence incalculable.
Cet écrit primitif donna le ton à ceux qui suivirent,
un ton qui n'est ni celui de l'histoire, ni celui du
roman, ni celui du mythe, ni celui de l'anecdote, et
auquel on ne peut trouver d'analogie que dans cer-
tains récits arabes antéislamiques. Le tour de la
narration hébraïque, juste, fin, piquant, naïf, rap-*
pelant l'improvisation haletante d'un enfant qui
veut dire à la fois tout ce qu'il a vu, était fixé pour
toujours. On en retrouvera la magie jusque dans les
agadas de décadence. Les Évangiles rendront à ce
genre le charme conquérant qu'il a toujours eu sur
la bonhomie aryenne, peu habituée à tant d'audace
ITOO«v.;.-C.j LES DEUX ROYAUMES. «:
dans l'affirmation de fables. On croira la Bible, on
croira l'Évangile, à cause d'une apparence de can-
deur enfantine, et d'après cette fausse idée que la
vérité sort de la bouche des enfants : ce qui sort, en
réalité, de la bouche de l'enfant, c'est le mensonge.
La plus grande erreur de la justice est de croire au
témoignage des enfants. 11 en est de même des
témoins qui se font égorger. Ces témoins, si fort
prisés par Pascal, sont justement ceux dont il faut
se défier.
CHAPITRE 1JI
TRAVAIL LITTÉRAIRE DANS LE ROYAUME D'ISRAËL.
RÉCITS HÉROÏQUES.
A côté de l'idylle ou, si l'on veut, du roman pa-
triarcal, il y avait la tradition héroïque, celle-ci bien
plus près de l'histoire et qui n'était en quelque sorte
que la continuation de la légende des pères. Galeb
et Josué étaient à la tête de ce cycle nouveau, qui
se rattachait ainsi directement à la délivrance
censée accomplie par Moïse1. Ici, les données tra-
ditionnelles abondaient. Un élément capital venait
épauler les traditions populaires et leur donnait
une cohésion, une solidité, qui manquaient tout
à fait pour l'âge patriarcal.
Nous avons, à diverses reprises, développé cette
i. L'influence du récit héroïque se sent dans les Nombres, à
partir de l'exploration de Chanaan (ch. xm). Josué, dans cet
épisode, est désigné parle nom de Hoséa.qui parait être la forme
primitive.
[030 av. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 223
idée fondamentale de la critique, qu'il n'y a pas
d'histoire avant l'écriture. Ce qui existe souvint
avec un grand éclat et un grand développement chez
un peuple illettré, ce sont des chants populaires.
Israël possédait un riche écrin de ces sortes de
chants, remontant à deux ou trois siècles, et se
rapportant le plus souvent à des faits historiques
dont le souvenir direct s'était perdu. Parfois le
chant populaire contenait des indications suffi-
santes pour reconstruire le récit du fait; parfois
ces indications manquaient ou prêtaient au malen-
tendu; alors c'était l'imagination des âges posté-
rieurs qui y suppléait. Le Kitâb el-Aghdni des
Arabes est le type de ces sortes de compilations, où
des chants longtemps gardés parla tradition orale
sont enchâssés dans un texte en prose, qui les
explique. Le principe, en pareil cas, est que la
pièce en vers est antérieure à son préambule en
prose, lequel n'en est que le développement, le
commentaire souvent erroné.
Les plus anciens chants nationaux d'Israël re-
montaient à l'origine même de la vie nationale, à ce
moment où les Beni-Israël, émancipés de l'Egypte,
essayaient de sortir du désert, et contournaient, du
côté de l'Àrnon, le pays de Moab. Le chant relatif
à la source de Beër, le chant sur la prise d'Hésé-
221 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930av. J.-CJ
bon, se perdent, comme des étoiles du matin, dans
ies rayons d'un soleil levant historique. Les petits
masal de Balaam s'y rattachaient de très près. Le
chant sur la bataille de Gabaon1 ne nous est connu
que par un vers, qui donna lieu à une inter-
prétation singulière2. Le beau cantique de Débora,
au contraire, nous a été conservé à peu près dans
son intégrité. Enfin l'élégie sur la mort de Jonathas
et le début de l'élégie sur la mort d'Abner, sont
cités avec un nom d'auteur; ils sont donnés
comme de David.
Sur ces sept ou huit exemples, trois sont rap-
portés par citation expresse à deux livres, l'un in-
titulé : Sépher milhamoth Iahvé, <l le livre des
guerres de Iahvé3 », l'autre Sépher 1iay-yasar,
livre du Iasar ou Iasir*, titre dont le sens nous
échappe tout à fait5. Ces deux livres, à n'en pas
1. Voy. t. I", p. 242-243.
2. Pas aussi singulière cependant pour l'antiquité que pour
nous. Dans les poèmes homériques, le soleil est arrêté pour des
enfantillages. Dans l'Odyssée XXIII, v. 241, Athéné retient Eo»
dans l'Océan et ne lui permet pas d'ajtelcr ses chevaux, pour pro-
longer la nuit d'Ulysse et de Pénélope. Comp. Iliade, II, v. 413,
XVIII, v. 239.
3. Nombres, xxi, 14, 17, 27 etsuiv. (Notez D^&'ID).
4. Josué, x, 13; II Sam., i, 18.
5. La formule 1W TX (Exode, xv, 1; Nombres, xxi, 17) fait
mirage, rien de plu».
[930 «v. J.-C] LES DEUX FIOYaUMES. Ï55
douter, étaient composés, pour la plus grand.'
partie, de chants populaires. C'étaient ou deux
livres se complétant l'un l'autre, ou un même ou-
vrage sous deux titres différents. Pour la commo-
dité de l'exposition, nous adopterons cette seconde
hypothèse, dont l'inexactitude, si inexactitude il y
a, serait de peu de conséquence.
Des citations du Iasar et du Sépher milhamolh
Iahve se trouvant dans des parties très anciennes
de l'Hexateuque1, qui peuvent avoir été écrites
au ixe siècle avant J.-C, il faut en conclure que
le Sépher milhamoth Iahvé, ou Sépher hay-yasary
fut écrit vers le x6 siècle, à la fin même de la pé-
riode dont il s'agissait de recueillir les chants et
les souvenirs.
C'est le propre, en effet, des grands âges hé-
roïques que d'ordinaire l'on commence à se passion-
ner pour eux quand ils sont déjà bien finis. La géné-
ration héroïque meurt toujours sans écrire. Mais
elle a raconté ses prouesses à une génération sou-
vent très pacifique, qui attache d'autant plus de prix
à ces récits épiques qu'elle n'a pour la vertu guerrière
qu'une admiration toute littéraire. Les rudes sou-
dards de Joab et d'Abisaï devaient avoir de longues
1. Nombres, xxi, U et suiv. ; Josué, \, 13.
ii. I>
Î26 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 «t. l.-C]
histoires à défiler1. La vie d'aventures de David,
traversée, comme par un fil d'argent, par l'amitié de
Jonathas, offrait aux conteurs des épisodes char-
mants2. Une foule de chants et d'anecdotes du
temps des Juges, de Saùl et de la jeunesse de David
allaient périr. C'est alors, selon nous, qu'un ou
plusieurs scribes recueillirent cette riche moisson
poétique, qui s'étendait sur trois ou quatre siècles,
depuis les premières approches de l'Arnon, au
sortir du désert, jusqu'à l'avènement de David.
David était le dernier de ces héros aventureux qui
avaient déployé un courage tout profane au nom
de Iahvé 3. Du moment qu'il fut devenu roi, il cessa
de payer de sa personne et de s'exposer dans les
combats. Nous pensons donc que la bataille de
Gelboé et l'élégie sur la mort de Jonathas occu-
paient les dernières pages du livre. Assurément, il
n'y était question ni des derniers temps de David
ni du règne de Salomon.
Tout porte à supposer que le livre des anciennes
chansons héroïques des Hébreux fut écrit dans les
1. Voir I Sam., xxi, xxm.
2. Épisode de Saùl devant la vie à la générosité d« David,
raconlé deux fois (1 Sam., xxiv et xxvi).
3. l'our le sens précis du mot îTirP niDD^D, voir I Srm.,
ivm, 17. Cf. Josué, x, U.
[930 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. ïll
tribus du Nord bien plulôt qu'à Jérusalem1. Le livre
avait le caractère franc, libre, un peu barbare, sobre
et terme, de tout ce qui vient du royaume d'Israël.
Ce qui est presque décisif, c'est que, dans la partie
du livre relative à l'époque des juges*, il n'était
presque pas question de Juda; les aventures héroï-
ques se rapportaient surtout aux tribus du Nord.
Les parties messéantes de l'histoire de David, ce qui
concerne son singulier entourage dans la caverne
d'Adullam, son séjour chez Akis, ses brigandages
avoués, ses campagnes contre Israël, se com-
prennent aussi beaucoup mieux chez un narrateur
du Nord, pour lequel David n'était qu'un aventu-
rier hardi, que chez un narrateur de Jérusalem ou
d'Hébron, pour lequel David était le fondateur de
l'hégémonie de Juda. Peut-être, à vrai dire, la ré-
daction du livre des héros fut-elle double, comme
cela eut lieu plus tard pour l'Histoire sainte. Il y
eut peut-être la rédaction du Nord et la rédaction du
Sud; il serait même loisible de supposer que Se-
pher milhamoth lahvé fut le titre de l'une d'elles;
Sépher hay-yasar, le titre de l'autre. Mais, à cette
\. Notez la locution « Israël et Juda >, I Sam., xv, 4; xvm, 16.
Voy. ci-dessus, p. 187.
2. Cette partie nous est représentée par le livre des Juges do
la Bible actuelle.
228 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C.]
limite, toutes les supposi Lions deviennent arbi-
traires; il vaut mieux ne pas trop s'y arrêter.
On comprend qu'un pareil livre, écrit à un point
de vue simplement héroïque, ait dû paraître scanda-
leux à une époque d'orthodoxie, où le cohen et le
nabi conquirent une importance qu'ils n'avaient pas
eue dans les âges reculés. En usant comme ils de-
vaient du vieux livre épique, les historiographes
d'Israël y firent sans doute de nombreuses coupures
ou retouches. Mais les soucis de l'apologétique n'é-
taient pas, à cette époque, fort rigoureux. Les his-
toriographes laissèrent échapper, surtout dans la
partie des Juges, une foule de détails qui prouvaient
avec la dernière évidence que la législation supposée
de Moïse n'existait pas à cette époque. De la sorte,
l'histoire hébraïque, telle qu'elle nous est parvenue,
s'est trouvée renfermer sa propre réfutation. D'une
part, elle nous affirme que Moïse, avant l'entrée
d'Israël enChanaan, lui donna une législation com-
plète; de l'autre, elle nous raconte une foule d'his-
toires postérieures à l'entrée d'Israël en Chanaan.
qui supposent notoirement que cette législation
n'existait pas.
La même chose est arrivée chez les musulmans.
Malgré leur injuste mépris pour «les temps de l'igno-
rance», ils n'ont pas perdu les souvenirs épiques
[<J30 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. «9
antérieurs à l'islam. Les saints des mosquées ne
lisent pas ces livres de vieille chevalerie; mais
tout vrai Arabe s'en délecte. Le système théolo-
gique du judaïsme n'admit pas heureusement de
« temps de l'ignorance » ; aucun piétisme ne fit
oublier la vie enivrante des gibborim, et ces brillants
récits tout profanes eurent leur place dans l'histoire
de la religion. Grâce à la façon, inattentive par trop
de respect, dont se lisent les volumes sacrés, les
plus pieux protestants, denosjours encore, se nour-
rissent avec ferveur d'aventures dans le goût d'An-
tar, de brigandages héroïques, de petites intrigues
habilement conçues et racontées *.
Moïse et Josué figuraient-ils dans le Sépher mil-
hamoth lahvé ou dans le Iasar? Gela est certain
pour Josué. Le vers du chant sur la bataille de
Gabaon {Josué, chapitre x), extrait du lasar > semble
supposer que Josué était nommé dans le récit en
prose. La vision du sar-saba de lahvé2 est un des
morceaux les plus anciens de la littérature hé-
braïque. Les aventures de Caleb, qui était évidem-
ment un des héros du Sépher milhamoth, ne sont
guères séparables de celles de Josué. Quant à
\. Le chef-d'œuvre du genre est le récit de l'entrée en rela-
tions de David et d'Abigaïl.
2. Josué, v, 13-15.
230 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [030 av. J.-C.l
Moïse, il est bien remarquable qu'il ne figure pas
dans le chant de Beër, chant qui paraît avoir été
l'origine des récits où Moïse fait sourdre l'eau avec
sa baguette. A Beër, nous voyons seulement figu-
rer les sarim, « les chefs », et les nobles du peuple,
îreusant le sable avec leurs bâtons. Ce qui est bien
plus grave, c'est que, dans l'épisode deBalaam, qui
suit l et que nous supposons extrait en grande par-
tie du Sépher milhamoth Iahvé*, Moïse n'est pas
nommé, bien qu'il soit censé encore vivant quand
Balaam entre en scène, et qu'il eût toute raison de
figurer en une telle histoire. Nous n'oserions ce-
pendant pas conclure de là que Moïse ne figurait
pas dans le Sépher milhamoth ou dans le Iasar
comme chef militaire et libérateur du peuple. Le
récit de l'exploration de Chanaan ne se comprend
pas bien sans un chef de la nation, supé-
rieur àJosué et à Galeb. Mais, sûrement, Moïse
n'avait pas dans le Iasar le caractère d'homme de
Dieu et de législateur inspiré qu'il revêtit depuis.
Peut-être les noms des stations du désert fai-
saient-elles partie de cet ancien document? Les épi-
1. Nombres xxi et suiv. Voir tome I, p. 218, note 1.
2. En général, quand les auteurs arabes avouent un emprunt,
ret emprunt a plus d'étendue que leur quotation ne le suppose;
la citation s'applique à ce qui suit, pendant plusieurs pages.
ma «v. }.-C] LES DEUX ROYAUMES. 231
sodés étranges ou analogues aux légendes patriar-
cales, aV fahvé voulant tuer Moïse, du to<w tfamw
ou époux de sang, de Muïse chez Jéthro, de ses rap-
ports avec le cohoi madianite Raguël et sa fille
Sippora, sont peut-être aussi de la même prove-
nance. Certains détails de ces vieux récits puren
sembler obscurs à ceux qui les rédigèrent, et de-
vinrent bientôt, pour la tradition, des énigmes tou'u
à fait inexplicables.
Bien que le Sépher milhamoth lahvé et le Iasar
aient dû se perdre de bonne heure comme livres à
part1, on peut dire cependant que les chapitres
essentiels des deux livres nous ont été conservés. Le
ton général de ces compositions nous est rendu sur-
tout par le livre des Juges, et là est la cause du
caractère particulier qui fait saillir si fortement ce
livre dans l'ensemble du volume biblique. Ce n'est
ni l'histoire ad narrandum, ni l'histoire ad proban-
dum; c'est l'histoire ad delectandum, comme le
Kitâb el-Aghâni et la partie du Kitâb al-ïkd rela-
tive aux Journées des Arabes. C'est l'histoire anec-
dotique d'un âge devenu légendaire, entremêlée
\. Osée (ix, 9; x, 9) rappelle des faits qui maintenant se
trouvent dans le livre des Juges (catastrophe de Gibéa, lévite
d'Ephraïm). Michée (i, 10) fait allusion à l'élégie sur la mort de
Jonathas. Il est difficile de dire s'ils avaient entre les mains
l'ancien recueil ou les arrangements plus modernes.
232 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [030 av. J.-C.]
d'énigmes, de jeux de mots enfantins1, telle qu'elle
pouvait plaire à un âge naïf, dénué de culture ra-
tionnelle. C'est la vie héroïque, peinte en vue d'un
siècle qui l'aime encore, par le récit d'une série
d'aventures possibles seulement dans une vie bril-
lante et libre. L'auteur voulait, avant tout, inté-
resser un peuple agricole et guerrier. Le tour de
toutes ses anecdotes est militaire et idyllique. Il
aime les ruses de guerre, les exploits surprenants,
les détails de la vie pastorale ou rustique. Jamais
un trait gauche ou de faux goût; jamais un trait
piétisle ou de religion réfléchie; toujours le ca-
ractère de la plus belle antiquité. La conscience
humaine a, dans ces récits, la même limpidité
que dans la poésie épique des Grecs. L'homme
n'a pas encore un moment fait retour sur lui-
même, ni trouvé qu'il avait droit de se plaindre de
la vie ou des dieux.
Il est bien probable que, dans le livre hébreu pri-
mitif, les cantiques étaient plus nombreux que dans
le texte actuel de la Bible. Les histoires de Gédéon,
de Samson, surtoutcelle de Jephté, devaient avoir
des parties en vers que le récit actuel a fait dispa-
raître. Ce qui n'a pas changé, c'est le tour de l'a-
l.Les trente ânes de Jaïr; les petites notes, Juges xii, 8 et suiv.
[930 »v. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 233
necdole, cette façon d'aiguiser un récit, de le rendre
vit', parlant, saisissant. C'est ici le don spécial du
narrateur biblique. L'hébreu n'a pas de rythme
narratif. Le parallélisme, seul mécanisme poétique
de l'hébreu, ne convient qu'au genre lyrique et pa-
rabolique. De là cette particularité que les compo-
sitions analogues de l'épopée chez les Sémites, tels
que YAghdni, sont écrites non en un mètre continu,
mais en une prose mêlée de vers. Le récit en prose
tire son ornement du tour heureux de la phrase et
surtout des détails, toujours arrangés de manière à
mettre en vedette l'idée principale.
Ce talent de l'anecdote est aussi ce qui a fait le
succès des conteurs arabes. C'est par là que le récit
sémitique a lutté sans désavantage contre l'entraî-
nement charmant de Yépos grec. Au moyen de sa
métrique savante, Yépos grec atteint à une majesté
que rien n'égale. Mais la narration sémitique a
bien plus de piquant. Elle a l'avantage de n'avoir
pas de texte arrêté. La donnée fondamentale seule
était fixée ; la forme était abandonnée au talent de
l'improvisateur. L'épos aryen n'a jamais eu cette
liberté. Son vers fut toujours d'une facture trop
savante pour pouvoir être abandonné au caprice du
rapsode. Le conteur sémitique, au contraire, Yan-
tari, par exemple, comme le cantistori de Naples et
234 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C]
de Sicile, brode sur un cadre donné1. Gela est sen-
sible, eu particulier, dans l'histoire si épique de
Sarnson, histoire qui nous est parvenue en une di-
zaine de pages, tandis que, évidemment, chacun
des épisodes frappants ou burlesques qui la com-
posent, développés par les conteurs, remplissait des
soirées et des nuits. En fait de récits hébreux, nous
n'avons guère que des canevas, des titres, des in-
dices d'épopées encapsulées. La matière sur laquelle
on écrivait (bandes de cuir, planchettes, papyrus)
n'admettait pas les longs et souvent charmants ba-
vardages, qu'une littérature se permet quand la ma-
tière à écrire est devenue à bon marché. Gomme
la langue des paysans d'Israël était une merveille
de justesse, de finesse et de force, il est résulté de
ces fixés rapides un chef-d'œuvre sans égal.
Israël a donc eu son recueil épique comme la
Grèce, dans ce livre primitif des chants et des gestes
héroïques, dont certaines parties, reconnaissables
encore dans les livres postérieurs, ont fait la for-
tune littéraire de la Bible. Répondant à un même
idéal, la Bible et Homère ne se sont pas sup-
plantés. Ils restent les deux pôles du monde poé-
tique; les arts plastiques continueront indéfini-
1. Clicz les Grecs, la fable ésopique resta ainsi à l'état de
matière de vers, que chacun traitait à sa guise
(030 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 235
ment d'y choisir leurs sujets; car le détail matériel,
sans lequel il n'y a point d'art, y est toujours noble
Les héros de ces belles histoires sont des adoles-
cents, sains et forts, peu superstitieux, passionnés,
simples et grands. Avec les récits exquis de l'à^e
patriarcal, ces anecdotes du temps des juges ont
fait le charme de la Bible. Les narrateurs des
époques postérieures, les romanciers hébreux,
même les narrateurs chrétiens, prendront tous
leurs couleurs sur cette palette magique. Les
deux grandes sources de la beauté inconsciente
et impersonnelle ont été ainsi ouvertes à peu
près en même temps chez les Aryens et chez les
Sémites, vers 900 ans avant Jésus-Christ. Depuis,
on en a vécu. L'histoire littéraire du inonde
est l'histoire d'un double courant qui descend
des honiérides à Virgile, des conteurs bibliques à
Jésus ou, si l'on veut, aux évangélistes. Ces vieux
contes des tribus patriarcales sont restés, à côté
de l'épopée grecque, le grand enchantement des
âges suivants, formés, pour l'esthétique, d'un limon
moins pur.
C'est pour ne s'être pas bien rendu compte de l'im-
portance de cette première étape littéraire d'Israël,
que des critiques, plus habiles aux découvertes
du microscope qu'aux larges vues d'horizon, n'ont
Î36 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C.J
pas eu d'yeux pour voir, en sa grosseur capitale,
ce fait : que les plus anciens rédacteurs del'Hexa-
teuque citent un écrit antérieur, savoir le livre du
Iasar ou des Guerres de Iahvé, composé d'après
d'anciens cantiques. Nous trouvons les membres
épars de ce livre dans les parties dites jéhovistes du
livre des Nombres; nous le retrouvons dans Josué;
selon nous, il fait le fond du livre des Juges, et il a
fourni les plus beaux éléments des livres dits de
Samuel. Le livre des Juges, en effet, et les livres dits
de Samuel nous offrent à la surface la couche de
terrain que, dans les plus anciennes parties de
l'Hexateuque, nous ne rencontrons qu'en filon et
en sous-sol. C'est ce qu'on aurait vu plus tôt, si, au
lieu d'être cultivées par des théologiens, ces études
eussent été entre les mains de savants habitués au
grand air de l'épopée et des chants populaires.
On eût reconnu alors qu'avant la rédaction des
récits entièrement religieux de l'Histoire sainte, il y
eut un épos national, contenant les chants et les
récits héroïques des tribus. Ce livre s'arrêtait, selon
toute apparence, à l'avènement de David *,à la fin
de sa jeunesse aventureuse, quand les brigands de
\. Pour les faits postérieurs à cette époque, le Iasar n'est
plus cité, aucun chant populaire n'est plus allégué.
[930 av. i.-C] LES DEUX ROYAUMES. Î37
Sicéleg sont tous casés et que les aventures des
âges antérieurs font place à des soucis beaucoup
plus pacifiques et à des calculs plus positifs.
Ce n'était pas un livre sacerdotal, c'était un
livre national. Ces histoires furent héroïques et
populaires, avant d'être sacrées. Le mot pro-
fane, serait ici fort déplacé; car ce mot n'a de
sens que par son opposition à ce qui est devenu
religieux. La distinction des deux vies n'était pas
faite; la religion pénétrait tout; comme personne
ne la niait, elle n'avait pas à s'affirmer. Le pié-
tisme israélite, œuvre des prophètes, n'était pas
encore né. Certes Iahvé remplissait déjà ces vieux
récits; mais les dieux remplissent aussi Y Iliade et
YOdyssée, sans que pour cela Y Iliade et Y Odyssée
soient des livres sacrés. Tout, dans Yépos hébreu,
était arrangé pour la plus grande gloire de Iahvé;
mais le but n'était pas l'édification, ni la pro-
pagande, encore moins l'apologétique. On ne
songeait nullement à créer des arguments pour
des thèses de prédicateur. Ces premiers livres
d'Israël étaient des œuvres laïques, comme on
dirait aujourd'hui, où l'on ne se proposait qu'une
seule chose, confier à l'écriture un trop plein de
* souvenirs intéressants au plus haut degré, dont la
mémoire était surchargée.
238 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [930 av. J.-C.]
Nous exposerons, siècle par siècle, les transfor-
mations que subirent ces traditions légendaires et
ces récits historiques, qui font encore aujourd'hui
notre admiration et notre charme. Qu'il nous suffise
pour le moment d'avoir établi que les souvenirs lé-
gendaires de l'âge patriarcal et les souvenirs hé-
roïques de la conquête de Chanaan, du temps des
juges et de la royauté naissante, se fixèrent, vers
900 ans avant Jésus-Christ, en deux écrits dont
nous possédons encore des parties étendues. Ces
deux écrits paraissent avoir été rédigés dans le Nord,
probablement dans quelqu'une des villes antiques
d'Éphraïm. L'un racontait l'histoire mythologique
de l'humanité primitive, puis celle d'xVbraham,
d'Isaac, de Jacob, de Joseph; nous le voyons percer
en quelque sorte sous le texte actuel, souvent
alangui, de la Genèse. L'autre était le Iasar ou le
livre des Guerres de Iahvé, l'épopée de la nation,
expressément citée dans l'Hexateuque et dans les
livres dits de Samuel. Ces œuvres exquises &
parfaites, à la manière des poèmes homériques
de la Grèce, n'étaient point encore des livres
religieux. Quoiqu'ils fussent l'éminente expression
du génie d'Israël, ce n'étaient pas des livres telle-
ment propres à ce peuple que les nations con-
génères, Moab, Édom, Ammon, n'en eussent de
ti»30av. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. Î39
semblables. Ammon et Moab n'ont eu ni prophètes
ni Thora; mais il y a peut-être eu un Sépher mil'
hamoth Milkom, un Sépher milhamoth Kamos,
Ammon et Moab ayant eu leurs souvenirs héroïques
comme Israël, et ayant eu, comme Israël, l'habi-
tude de rattacher ces souvenirs à leur dieu national.
Comment ces récits idylliques et guerriers d'une
petite nation syrienne sont-ils devenus le livre sacré
de tous les peuples? C'est ce qui sera plus tard
expliqué. Nous touchons ici au nœud même de
l'histoire d'Israël, à ce qui constitue son rôle à part,
à ce qui le range parmi les unièa de l'histoire de
l'humanité.
CHAPITRE TV
PREMIER ESSAI D'UN IAHVÉISME MORAL A JÉRUSALEM
SOUSASA.
Asa monta sur le trône de David vers l'an 980
avant Jésus-Christ1. Pendant vingt ans, son père
Abiam et son grand-père Roboam avaient cherché
à continuer, contre la force des choses, le règne de
Salomon. Surunterritoireamoindri, ils avaient con-
servé un appareil de royauté auquel la Palestine en-
tière avait eu peine à suffire. La petite cour de Sion,
avec son harem exagéré, ses princes du sang riche-
ment apanages, son culte de parade, perdait toute
importance réelle2. Jamais années, dans l'histoire
t. 1 Rois, xv, 9et suiv. ; II Chron., xiu eî suiv., historiographie
fort chélive. Ici, comme toujours, les Chroniques ne font pas
autorité, mais ne sauraient être négligées tout à fait.
u2. Jérusalem et Juda ne sont pas nommés dans l'inscription de
Mésa.
/9?5 «v. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. Sil
juive, ne furent aussi stériles que celles-ci. lahvé
semblait endormi dans son temple, sur ses keroubs.
Les cultes chananéens et autres jouissaient d'une
entière liberté. Aucun prophète ne se levait pour
gourmander les rois et les peuples.
Le iahvéisme était de sa nature exclusif et into-
lérant. Le triomphe du Dieu jaloux, qui a lieu sous
Josias (vers 622), est le dernier terme d'une réac-
tion religieuse qui commence sous Asa. Fréquem-
ment interrompue, reprenant ensuite avec un
redoublement d'énergie, cette lutte de trois cents
ans est un des plus beaux développements de
logique fatale que présente l'histoire. Le. ressort
intime qui a fait la Grèce pour le génie, celui qui
a fait Rome pour Vimperium, n'eurent pas plus de
force, plus d'originalité.
Par des motifs qu'il nous est impossible d'appré-
cier, vu l'extrême obscurité de l'histoire israélite au
Xe siècle avant Jésus-Christ, motifs qui tenaient
sans doute à l'influence chaque jour croissante
des « hommes de Dieu », Asa suivit en religion
une ligne de conduite différente de celle de son
père, de son grand-père et de son bisaïeul. Il régna
quarante et un ans, et légua, comme nous verrons,
ses principes à son fils Josaphat, qui régna vingt-
cinq ans. Cette politique religieuse, maintenue
II. 16
242 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [925 av. J.-C]
pendant plus d'un demi-siècle, eut de graves con-
séquences. Le temple prit une signification qu'il
n'avait guère eue à l'origine. De chapelle domes-
tique du palais, il devint le lieu de sainteté par
excellence, le lieu où Iahvé réside et d'où il émet
ses oracles1. Les prophètes et les puritains, qui
l'avaient d'abord vu de mauvais œil, se récon-
cilièrent avec lui. Le temps amène le respect;
chaque jour donnait à l'édicule salomonien un pres-
tige inconnu jusque-là. Le iahvéisme avait créé le
temple ; le temple, à son tour, créait le iahvéisme,
lui servait, en quelque sorte, de moule et de point
d'attache. Personne ne croyait encore que le temple
fut l'unique endroit du monde où l'on put offrir
des sacrifices à Iahvé. Mais le roi n'était plus le
seul à y officier; les prêtres, qui n'existaient pas
devant le roi, prenaient, au contraire, une im-
portance extrême devant le laïque qui se présentait
pour une offrande. Déjà peut-être, des usages, des
règles, premier noyau d'un lévitique, s'établis-
saient. Les prêtres inculquaient aussi très proba-
blement l'idée que les sacrifices offerts dans le
temple avaient plus de force que ceux qu'on offrait
en plein air.
1. A 11)06, I, 2.
pifl av. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 213
Ce en quoi Asa et Josaphat se distinguèrent
nettement de Salomon, de Roboam et d'Abiam,
c'est la guerre constante qu'ils firent aux cultes
étrangers. A la tolérance de Salomon, imitée [mi-
ses deux successeurs, ils substituèrent un régime de
proscription contre ce qui, en fait de pratiques reli-
gieuses, n'était pas Israélite pur. Asa poussa, dit-
on, le rigorisme jusqu'à destituer du rang suprême
qu'elle occupait sa grand'mère Maaka, la femme
préférée de Roboam, à qui son père Abiam avait dû
le trône. Cette petite-fille de David *,qui devait être
fort âgée, avait conservé les idées des princesses du
temps de Salomon. Elle avait chez elle des téra-
phim en bois, avec des détails phalliques, qui scan-
dalisaient fort la pruderie des générations nou-
velles. Asa sacrifia la vieille princesse indévote au
parti piétiste. On abattit à coups de hache l'em-
blème impur, et on le brûla dans la vallée de
Cédron. Les cultes phéniciens furent abolis, les
gedésim chassés des lieux qu'ils souillaient de leur
présence. On fit la guerre aux idoles, aux cippes
sacrés, aux hammanim *.
1. Voy. t. 1", p. 443.
2. Cippes à Baal-Humon , comme on dit chez nous c des
vierges, des christs», pour des statuettes de la Vierge, du Christ.
Conip. baalitn, asérim ou aséroth.
244 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [915 ar. J.-C.|
On n'a rien d'historique sur les prophètes du
temps d'Asa. Tout porte à croire qu'ils avaient déjà
une grande autorité *, qu'ils allaient même jusqu'à
la violence. Plus d'une fois, à ce qu'il semble, le
pieux roi fut obligé de sévir contre ses impérieux
conseillers2. Le manque de suite était extrême;
les idées, cependant, se clarifiaient. Malgré des
excès, inséparables d'une société enfantine, sans
tact ni sentiment des nuances, le petit Etat judaïte
prenait une remarquable solidité. Le souvenir de
David grandissait. Sa race était acceptée comme
une sorte d'institution sanctionnée par Iahvé lui-
même.
Le temple était pour la dynastie une sorte de pal-
ladium. Cette idée de droit divin, acceptée par les
prêtres et les prophètes, écartait les compétiteurs.
Pas un seul des chefs militaires n'eût osé songer à
détrôner celui qu'on tenait pour oint par Dieu lui-
même. Nulle révolution n'était possible sous le ré-
gime d'une pareille théocratie. — Sous ce rapport,
le contraste avec le royaume d'Israël était frappant.
L'idée de légitimité, base du royaume de Juda, ne
put jamais s'établir en Israël. Nadab, fils de Jéro-
boam, régna peu de temps. Un Issacharite, nommé
i. II Chron., xv (à prendre avec réserve).
2. II Chron., xvi, 10.
[910 av. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 215
Baésa, le tua, pendant qu'il faisait le siège de la
ville philistine de Gibbeton. Ce Baésa extermina
ensuite toute la famille de Jéroboam, et fut pro-
clamé roi d'Israël à Thirsa. Il régna vingt-quatre
ans.
L'état religieux des tribus du Nord continuait
d'être un iahvéisme n'excluant ni les images, ni
l'adoration de Dieu sous des noms divers, ni les
superstitions impures du culte d'Astarté. Mais le
monothéisme est quelque chose d'absolu , qui
pousse toujours aux dernières conséquences. Les
prophètes ne cessaient de prêcher un iahvéisme plus
pur que celui dont se contentait la foule. Jéhu fils
de Hanani, relevant le rôle d'Àhiah le Silonite,
passe pour avoir joué, sous Baésa, un rôle analogue
à celui d'Élie et d'Elisée sous Achab * .
Asa et Baésa ne cessèrent de se faire la guerre.
La cause de leurs luttes fut Rama, à deux lieues de
Jérusalem et très près de la frontière des deux
royaumes. Baésa s'en étant emparé, la fortifia, et,
comme Rama domine toutes les routes du Nord , Asa
se trouvait ainsi serré de très près dans sa capitale.
1. I Rois, xvi, 1 et suiv., 7, 12. Ce qui est dit dans II Chron.,
xvi, 7 et suiv. ; xix, 2 ; xx, 34, est tout légendaire et plein
de confusions. Hanani et Jéhu-ben-Hanani sont le même per-
sonnage.
216 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [910 av. J.-C.l
La force de Baésa était son alliance avec le roi de
Damas, Benhadad * , fils de Tabrimmon, fils de
Rézon. A sa prit un singulier parti. Il enleva l'argent
et l'or. qui, depuis le passage de Sésonq, s'était
accumulé dans le temple, surtout par les offrandes
de son père et par les siennes ; il y joignit les trésors
du palais royal et fit porter le tout à Benhadad, pour
qu'il se tournât contre Baésa. Benhadad se laissa
gagner, et envahit en ennemi les districts du Nord,
Iyyon, Dan, Abel-Beth-Maaka, tout le pays de
Nephtali et les environs du lac de Kinneroth.
Quand Baésa apprit ces tristes nouvelles, il inter-
rompit les constructions de Rama et se replia sur
Thirsa. Asa convoqua alors tous les hommes de
Juda; il les conduisit en masse sur Rama; on
enleva les pierres et les bois des constructions de
Baésa, 'et on les employa à fortifier Géba de Benja-
min et Mispa.
Sans les déplorables luttes de Juda et d'Israël, le
règne d'Asa eût été assez prospère8. Il couvrit le
pays de villes fortifiées 3 ; on voit que ses appréhen-
sions étaient continues et qu'il regardait la paix
1. Maspero, Hist. anc. (4S édit.), p. 362. Cf. Schrader, Die
Keil. (2«édit.), p- 200 et suiv.
2. II Chroo., xiv, 5 et suiv., passage oui manque dans les livres
des Hois.
3. Gomp. I Rois, xv, 23.
[910 av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. M7
comme un don bien précaire. Sa petite armée de
Judaïtes1 , armés de grands boucliers et de lances,
et de Benjaminites, armés de petits boucliers et
tirant de l'arc, tint fort bien tête à une invasion
africaine qui envahit le sud de la Palestine. Ces
envahisseurs, qualifiés de Gusim (Gouschites) et de
Lubim (Libyens) 2, et dont le chef est appelé
Zarkfa le Couschite, furent arrêtés et battus près de
Marésa, du côté du pays des Philistins. Asa les
poursuivit jusqu'à Gérare. L'armée judaïte frappa
du même coup les villes arabes voisines de Gérare
et ramena de ce pays un riche butin, qui servit à
refaire les objets consacrés dans le temple, objets
qu'il avait fallu en tirer pour payer l'alliance de
Benhadad3.
Cette prudente conduite ne fut pas, à ce qu'il
paraît, du goût des exaltés. Un prophète en fit de
sanglants reproches au roi ; il provoqua même, ce
semble, un mouvement dans le peuple4; car Asa se
1. Exagérations ridicules dans II Chron., xiv, 7.
-2. 11 Chron., xvi, 8 (sujet à caution). On a identifié Zarkh le
Couschite avec Osorkon, successeur de Sésonq. Masnero, p. 362 ;
Ewald, III (2e édit.), p. 470. Observez que, pour l'expédition de
Sésonq, les peuples nommés sont les mêmes (Il Chron., XII, 3).
3- I Rois, xv, 15, transposé selon moi. C'est une scolie mar-
ginale répondant à xv, 18.
i. 11 Chron., xvi, 7-10.
218 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [905 av. J.-C.J
mit fort en colère et fit emprisonner le prophète
ainsi que ceux qui avaient pris son parti.
Asa mourut de lagoutle dans un âge très avancé1.
Il s'était fait préparer un tombeau dans les caveaux
de sépulture royale de la Ville de David. On l'y en-
terra, après l'avoir embaumé, et on alluma de
grands feux selon l'usage 2 . Il eut pour successeur
son fils Josaphat, qu'il avait eu d'Azouba, fille de
Silhi, et qui était alors âgé de trente-cinq ans.
Josaphat, pendant un long règne, continua avec
une parfaite sagesse le règne de son père Asa. Il
extirpales restesd'hiérodulisme que son père n'avait
pu détruire. Le temple eut tous ses honneurs; il
semble même que Josaphat l'augmenta et y ajouta la
cour extérieure 3. Mais cegrandcentreduiahvéisme
n'éteignit pas les cultes locaux. Aucun haut-lieu ne
fut supprimé. Le peuple continua d'y sacrifier et d'y
brûler de l'encens. Nulle persécution religieuse ne
paraît avoir été pratiquée. Les prêtres et les pro-
phètes ne créaient aucun obstacle à l'exercice de la
prérogative royale. Ceux qui vivaient des souvenirs
1. L'anecdote II Chron., xvi, 12, vient peut-être du nom de
NCN pour rrCN (quem sanat lahveus).
2. Il Chron., xvi, 14; xxi, 19, Comparez Amos, vi, 10, el
Jérémie, xxxiv, 5.
3. 11 Chron., iv, 9; xx, 5.
(905av. i.-C] LES DEDX ROYAUMES. W9
du passé crurent voir revivre les beaux jours de
Salomon1.
Ilyeutunpoint, notamment, sur lequel Josaphat
inaugura une politique excellente. Ce fut en ce qui
louche aux relations des deux royaumes. Il y avait
près de soixante et dix ans que les deux moitiés de
Jacob se faisaient une guerre acharnée. Sous le
règne de Josaphat, non seulement on ne vit aucune
de ces guerres fratricides; mais l'alliance de Juda et
d'Israël fut sincère et solide. La différence reli-
gieuse des deux pays était insignifiante ; la culture
intellectuelle et les intérêts étaient les mêmes; la
langue offrait de part et d'autre la plus complète
identité.
1. Il f,Uron.f XVH, t et suiv.
CHAPITRE V
LA MAISON D'OMRI. — SAMARIE.
Pendant que le royaume de Jérusalem se recon-
stituait assez vigoureusement sous le sceptre d'Asa,
le royaume d'Israël se tordait dans l'anarchie. Éla,
fils de Baésa, ne régna que deux ans à Thirsa. Le
gros de l'armée israélite campait de nouveau devant
Gibbeton; Zimri, un des officiers, resté à Thirsa,
tua le roi dans un festin. Zimri extermina la fa-
mille de Baésa, comme Baésa avait assassiné toute
la famille de Jéroboam. Ces maisons royales, crou-
lant les unes sur les autres et s'abîmant dans le
massacre, excitaient fort l'imagination des pro-
phètes, qui voyaient dans ces effondrements de
justes jugements du ciel. Une défaite était tou-
jours alors un châtiment, l'effet de la colère d'un
dieu \
I. Inser. de Mésa, lignes 5-6.
[900 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. «51
Les tribus israélites de ce temps n'avaient pas
plus que les tribus arabes, à toutes les époques,
le sentiment de la fidélité dynastique. La vie, dans
les cercles où dominaient les idées ambitieuses,
était un tissu de trahisons. Le iahvéisme n'eut pas
plus d'efficacité que n'en eut l'islam, quinze cents
ans après, pour arrêter ces débordements de
crimes. La religion n'empêchait nullement de
commettre des meurtres et des violences abomi-
nables. 11 s'agissait de savoir si l'on était dans la
faveur d'un dieu ; or cette faveur, on l'obtenait non
par la justice et la modération, mais par un culte
exclusif1 . Cela faisait un degré de moralité tout à
fait analogue à celui des mamelouks du Caire, gens
pieux assurément, musulmans très réguliers, mais
qui ne croyaient nullement se brouiller avec Allah
en assassinant leur maître ou en massacrant des
centaines d'innocents. L'assassiné avait toujours
tort; c'était un condamné de Iahvé; on ne pouvait
être bien coupable en exécutant une sentence du
juge suprême. La religion de Iahvé n'avait encore
qu'un lien très faible avec la morale. Il en était de
même de celle de Camos. Les trois fondateurs de
ce temps, David, Omri, Mésa, sont des chefs de
1. Notez le passage I Rois, xvi, 19, où Zimri est tué pour le
trime de schisme, non pour le meurtre du s^n prédécesseur.
S52 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [900 av. l.-C.)
dynasties à la façon des Aboul-Abbas et des Ahmed
ben-Touloun du moyen âge, non des Hugues Gapet,
des Rodolphe de Habsbourg. Nos lourdes et bonnes
races occidentales ont seules su fabriquer ce ciment
à toute épreuve qui a donné à nos maisons royales
une base morale de dix siècles. Le trône de David
dut sa solidité à des motifs d'ordre religieux, non
politiques, qui se développèrent plus tard.
Zimri fut proclamé roi à Thirsa. Mais l'armée qui
éiait devant Gibbeton n'accepta pas cette révolution
de palais. Elle proclama roi Omri, son chef, qui
vint assiéger Thirsa. Zimri, voyant la ville prise, se
retira dans la partie haute du palais, y mit le feu et
mourut. Il n'avait régné que sept jours.
Le peuple et l'armée se partagèrent. Une moitié
suivit Omri; l'autre moitié proclama Tibni, fils
de Ginat. Cette division dura quatre ans. Enfin
Omri devint seul roi, par la mort de Tibni (vers
900 avant J.-C). La durée de son règne est fort
incertaine. D'après le texte biblique actuel, il n'au-
rait régné que six ans; ce qui est peu croyable, vu
la trace extrêmement profonde que son règne laissa.
Selon des combinaisons qui paraissent plus con-
formes à la réalité \ Omri aurait régné vingt-qualre
ans. Ce fut, en tout cas, un véritable créateur, une
I. Duncker, Gesch. des AU., t. II, p. 18-2 et suiv. (5' édit).
(895av. J.-t;.] LES DEUX ROYAUMES. 85b
sorte de David, auquel il ne manqua que le pres-
tige religieux. Sa dynastie ne se maintint qu'une
quarantaine d'années; mais il en resta un souvenir
durable. Le royaume d'Israël n'est jamais appelé
dans les textes assyriens qur>, « le pays d'Omri », ou
<: le pays de la maison d'Omri ' ».
Grâce à la forte organisation de son armée, Omri
put remettre dans sa dépendance les pays qui, de-
puis Salomon, s'étaient soustraits au joug d'Is-
raël2. Il vainquit Gamosgad, roi de Moab, et rédui-
sit Moab à l'état de vassalité, «. car Gamos était
irrité contre sa terre3 ». Ses grandes luttes furent
avec Benhadad, roi de Damas, à qui il fut obligé de
céder quelques villes, en particulier Ramolh-Galaad
et les villes des pays de Tob, de Iaïr 4 . Il paraît
même qu'il dut accorder quelques franchises aux
Damasquins dans l'intérieur de la ville nouvelle
qu'il bâtissait et qui devint très vite un centre
de première importance en Syrie 5 .
Le principal service, en effet, qu'Omri rendit
au royaume d'Israël fut de lui donner ce qui
1. Schrader, p. 188, 189 et suiv. ; inscr. de Mésa, lignes 7 of
suiv. Cf. Il Rois, vm, 18 et 27.
2. 1 Rois, \vi, 27.
3. Inscr. de Mésa, commencement et lignes 7-8,
4. 1 Rois, xx, 1 et suiv.
5. Ibid., xx, 34.
254 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [895av. J.-C.J
lui manquait le plus, une capitale. La misé-
rable bicoque de Thirsa ne pouvait s'appeler de ce
nom, bien qu'elle eût un palais royal1 , et qu'on
ait pu, dans les poésies populaires, la mettre en
parallèle avec Jérusalem 2. Jezraël, dans sa riche
plaine, semblait désignée pour lui succéder; mais
Jezraël n'avaikpas ce qui était essentiel à une capi-
tale d'alors, je veux dire une acropole susceptible
d'être fortifiée. Omri acheta deux talents d'argent
une colline située à deux ou trois lieues de Si-
chem, vers le nord-ouest, dans une position stra-
tégique très avantageuse. Il l'appela Someron 3, « la
Garde », voulant en faire le point central de sa
royauté. Effectivement, pendant deux cents ans,
Someron, que, selon l'usage, nous appellerons
Samarie, va être la Jérusalem du Nord. Mais le
Nord ne donna jamais à son roi des pouvoirs assez
étendus pour que cette ville nouvelle ait pu riva-
liser avec Sion. Nous ne savons rien de ses con-
structions, et les traces en ont à peu près disparu
sous les ruines romaines de la moderne Sébastic.
Le règne d'Omri et celui de son fils Achab *
1. I Rois, xvi, 4, 9, 18.
2. Cant. des Cant., vi, 4.
3. Peut-être la colline portait-elle déjà ce nom.
4. On confondit souvent Omri et Acliab. II Rois, VIII, 26.
C f. inscr. de Mésa, lignes 7-9.
[895 «t. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. t'ob
offrent beaucoup d'analogie avec le règne de Salo-
mon à Jérusalem. Les tribus du Nord, restées
étrangères à la civilisation matérielle, s'y ouvrent
tout à coup. Tyr, qui était à ce moment la plus
haute expression de la Phénicie, et qui, par son
voisinage, devait exercer sur le royaume d'Israël la
plus grande influence, devient le modèle qu'on
admire et qu'on imite. Le luxe, l'industrie, le goût
des grandes constructions, des chars de parade et de
guerre, pénètrent dans ces montagnes, où l'on avait,
jusque-là, continué la vie pastorale et agricole des
jours anciens. Avec la royauté sérieusement orga-
nisée, naissent les privilèges : la récolte de la pre-
mière fenaison est réservée pour la cavalerie
royale ' ; des amendes, des impôts plus ou moins
avoués, prennent, aux yeux de ces populations
simples, une apparence de prélèvements indus2 .
Gomme cela s'était vu sous Salomon, un attié-
dissement religieux fut, dans le monde officiel, la
conséquence de ce développement du luxe et des
rapports avec l'étranger. Iahvé, c'était la nation;
le culte de Iahvé baissait, quand l'esprit national
faiblissait; le Baal phénicien lui était alors préféré.
Nous verrons la réaction que cet amoindrissement
1. Amos, vil, 1.
2. Amos, il, 7, 8; v, 11, 12. Comp. I Rois, x, 25; Habacuc, n, 5
Î56 HISTOIRE DU PEUIlE D'ISRAËL. [890 av. j.-C.J
du iahvéisme produisit dans les entrailles reli-
gieuses d'Israël.
Omri fut enterré dans les grottes sépulcrales qu'il
avait fait creuser aux flancs des rochers voisins de
sa ville de Samarie. Achab, son fils, qui lui succéda
à l'âge de dix-huit ans1, est le plus mal famé de
tous les rois soit d'Israël, soit de Juda, aux yeux
de la tradition iahvéiste . Il passa pour l'ennemi
personnel de Iahvé; sa race maudite fut, pour les
historiens juifs orthodoxes, le repoussoir destiné à
faire ressortir par le contraste la lumière pure de la
maison de David 3.
Nul doute qu'il n'y ait, dans cette manière de
présenter les choses, beaucoup de partialité. Achab,
comme Salomon, ne paraît avoir été coupable que
d'un seul crime, mais d'un crime irrémissible aux
yeux des fanatiques, la tolérance. Il fit la plus dan-
gereuse chose que pût faire un Israélite selon les
prophètes iahvéistes; il s'allia à Ethbaal, roi des
Sidoniens (c'est-à-dire de Sidon et de Tyr réunis)
et épousa sa fille Izébel ou Jézabel *. Ce mariage
1. Inscr. de Mésa, ligne 8.
2. 1 Rois, xxi, 25-26.
3. Michée, vi, 16.
4. Sur ce nom, <|ui parait une forme écourtée (Je Baaleibel
(quacum Baal cohabitavit), voyez Corpus inscr. ternit.. Impar-
tie, n" 158.
p»8i «y. J.-O.l LES DEUX ROYAUMES. 157
l'entraîna, dil-on, au culte de Baal, ou plutôt des
Baalim (Baal adoré sous différents noms, Baal-
Hamon, Baal-samuïm, etc.). Ce qu'il y a devrai,
sans doute, c'est que, pour l'usage d'Izébel et de
ses Tyriens, il éleva un temple de Baal à Sama-
rie *. Les sacrifices s'y faisaient sur un autel placé
devant le temple, et cette circonstance était d'au-
tant plus frappante, que Iahvé n'eut jamais, à ce
qu'il semble, de temple à Samarie.
Dans la même ville, s'éleva bientôt un aséra ou
as tarte ion. « Les quatre cent cinquante prophètes
de Baal et les quatre cents prophètes d'Astarté, qui
mangenl à la table d'Izébel 2 », sont sûrement une
exagération. Mais on conçoit que ces sacerdoces
tyriens, organisés avec pompe, aient causé aux
partisans de Iahvé d'étranges colères. Le culte
de Iahvé (et c'était là sa beauté) avait quelque
chose de rustique, qui devait déplaire à des per-
sonnes d'un sens religieux superficiel . Ethbaal ,
le père d'Izébel, avait, à ce qu'il paraît, été prêtre
d'Astarté3; la fille put être accompagnée à Sa-
marie par toute une clientèle sacerdotale. Les
1. II Rois, x, 21 et suiv.
2. I Rois, xvm, 19.
3. Méjnamlrc d'Éphèse, dans Jos., Contre Apion, I, 18. Comp.
inscription do Ta! nith, Revue arche ol., juillet-août 1887, p. 2.
u. 17
258 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [885 av. J.-C]
iabvéistes d'Israël, opposés aux applications de l'art
à la religion, continuaient de combattre l'idée d'un
temple. Us avaient pour principe fondamental que
l'autel doit être en plein air et formé de pierres
non dégrossies *. D'autres fois, l'autel n'était qu'un
entassement de mottes de terre 2. Le sacrifice se
pratiquait librement; on tuait la bête sur le tertre;
on la brûlait avec les bois de l'attelage, et on la
mangeait en famille3. Ce culte, d'une extrême
simplicité, excluait les biérodules, les longues files
de prêtres, les pratiques bizarres telles que la ton-
sure et les cheveux tailladés 4. Dans les sacrifices,
les prêtres de Baal se faisaient des incisions en la
chair avec des épées et des piques; ils se donnaient
des coups de canif et de rasoir 5. Cela indignait les
iahvéistes, qui tournaient également en ridicule
l'habitude qu'avaient les prêtres exotiques de danser
et de sauter pendant les sacrifices0. Déjà, à Jéru-
salem, les iahvéistes du Nord éprouvaient un vif
1. Livre de l'Alliance, ci-après, p. 37 i. Cf. I Rois, XVM, 31
et suiv.
2. I Rois, xvm, 30, 32.
3. Ibid., xvm, 23.
\. Inscription de Larnaka, Corpus inscr. scmit., lre partie,
n* 86, A, lignes 12, 15; U, ligne 10.
5. I Rois, wiii, 20-28.
6. Ibid.
JKn.i.-C] LES DEUX HOYAUMBS! «6»
mécontentement quand ils passaient devant le
temple de Ialné. Quel devait être leur sentiment
en voyant, sur la terre iahvéiste pur excellence, un
édifice dédié à Baal!
Ce nom de Baal n'avait par lui-même rien de
messéant pour la Divinité, puisqu'il signifie simple-
ment « le Seigneur », et que des familles israé-
lites l'avaient admis dans leurs noms propres
théophores; mais l'antithèse de Baal et de Iahvé
s'accentuait chaque jour davantage. Baal devint
pour les iahvéistes une sorte de mol obscène. On
s'habitua, dans les noms propres, à le remplacer
par le mot boset, « ignominie ». L'association du
culte deBaal à celui de Iahvé, qui avait été jusque-
là très fréquente, devint, aux yeux des piétistes, le
pire des crimes.
Ce crime, Achab le commettait évidemment tous
les jours. Ce ne fut nullement un renégat du culte de
Iahvé. Gomme Gedéon, comme Saul, comme plu-
sieurs personnes de la maison de David, il honora
simultanément les deux vocables divins, ou du moins
il les laissa honorer autour de lui. Samarie fut, de
son temps, une ville éclectique en religion. On y
put dire plus d'une fois :
J'ai mon Dieu, que je sers; vous servirez le vôtre.
Ce sont deux puissants dieux
ICC HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [886 w. J.-C.]
C'est ce qu'on appelait: « boiter », ou plutôt
t danser ' sur les deux jambes », être tour à tour
à ïahvé et à Baal. Il y avait des prophètes par Baal
et Astarté, comme il y avait des prophètes par
ïahvé; peut-être les mêmes prophètes prophéti-
saient-ils tour à tour par Baal et par ïahvé 2.
Une anecdote du temps, bien que dénuée de valeur
historique, fait parfaitement comprendre ce singu-
lier état religieux. Un certain Naaman 3, premier
ministre du roi de Damas, est amené, par des rai-
sons bonnes ou mauvaises, à cette conclusion qu'il
n'y a de vrai dieu sur la terre qu'en Israël; ce qui
le conduit à l'idée bizarre de prendre la charge de
deux mulets de terre israôlite pour la transporter à
Damas, vu que désormais il ne veut plus faire ni
sacrifice, ni holocauste à d'autre dieu que ïahvé.
Il se convertit donc au iahvéisme, avec une réserve
cependant : c'est que ïahvé lui pardonnera, si, pour
accomplir les devoirs de sa fonction, il accom-
pagne son maître au temple de Rimmon, et y fait
avec lui les prostrations d'usage. Cetle cote mal
taillée est acceptée. On admettait dès lors une
catégorie religieuse qui, plus tard, jouera un rôle
1. noî). I Itois, xvim, 21.
2. Jérômie, xxill, 13. Cf. Ezech., \in, 17.
3. 11 Rois, v.
,(830 â>. J.-C] LES DEUX KOYAUMES. ICI
.considérable, je veux dire les païens craignant
Dieu1, des étrangers qui, sans être iahvéistes à la
façon de l'Israélite, révéraient Iahvé et s'affiliaient
à son culte.
C'est donc une erreur de se figurer Achab
comme un adversaire direct du iahvéisme; ce fut
tout simplement un souverain tolérant. Dans les
légendes prophétiques, Achab est donné pour une
sorte d'enragé, poursuivant avec acharnement les
serviteurs du vrai Dieu. Dans une autre série de
documents, au contraire, on le voit en bonnes rela-
tions avec les prophètes de Iahvé 2. On ne songe
pas assez que cet Achab, supposé le type de la
haine contre Iahvé, donne à ses enfants les noms
de Ieho-ram, Ahaz-iah, Atal-iah3, impliquant le
culte de Iahvé. Enfin, le plus indéniable des docu-
1. Comp. l'épisode de la veuve de Sarepta. I Rois, xvn.
2. I Rois, xxn, 5 etsuiv. En général, les chap. xx et xxn n'im-
pliquent nullement une hostilité entre Achab et les iahvéistes.
Sur les deux catégories de documents concernant le règne
d'Achab, voy. ci-après, p. "282-283, note.
3. Il y a des doutes pour Athalie. Comme nom de femme, c'est
peut-être le féminin de ^Pif (Esdr. x, 28). Là forme "in^ny
serait alors une erreur de scribe, facile à expliquer. Le n peut
être pour H; la forme phénicienne serait P'jpy. Comparez
ciysAis, « Castellum Athaliœ? ». Les noms de femmes où entre
le nom de Iahvé sous la forme finale î"P sont rares. n?73,i nom
de la mère d'Ozias, peut être également un adjectif féminin.
262 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [885 av. J.-C]
ments, l'inscription de Mésa, contemporaine
d'Achat), nous présente Iahvé comme le dieu natio-
nal du royaume d'Israël au même titre que Camos
est le dieu national de Moab1 .
En réalité, le mécontentement de l'élément pro-
phétique, représentant l'esprit israélite pur, contre
la dynastie d'Omri et d'Achab, venait surtout de
causes morales. Le vieux parti israélite voulait
continuer, en face des sociétés bien plus civilisées
de Tyr et de Damas, les mœurs d'une époque
simple et pauvre. La richesse des uns paraissait
aux partisans de ces idées anciennes un vol fait aux
autres; toute complication sociale, rendant assez
obscure la justification de la Providence, leur
semblait une iniquité . Omri, Achab et tout leur
entourage aspiraient à la civilisation, dans le sens
complexe que nous attribuons à ce mot. Leur
antipathie pour le paysan israélite était extrême;
le chef de famille qui tenait obstinément au champ
de ses pères, et se faisait tuer plutôt que d'accepter
les nouvelles lois sur l'expropriation pour cause
d'utilité publique, leur paraissait un rustre à l'es-
prit borné 3. C'étaient des gens du monde, épris
i. Lignes 17-18.
2. Voy. surtout Amos, premiers chapitres.
3. Affaire de Naboth.
[880 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 2G3
d'un certain brillant profane, n'ayant plus la solide
moralité des vieux âges, mais comprenant mieux
les nécessités du temps et les transformations
nécessaires des sociétés.
Le luxe et le goût des arts, qui caractérisaient la
nouvelle dynastie, étaient le plus grave des re-
proches aux yeux d'un peuple encore grossier, qui
mettait son point d'honneur à rester le plus près
possible de la vie patriarcale. Izébel avait apporté
avec elle, de Tyr à Samarie, des parures, des bi-
joux, des téraphim de prix ; peut-être des ouvriers
habiles l'avaienl-ils suivie. On ne peut affirmer
qu'il s'agisse d'elle dans un épithalame hébreu qui
nous a été conservé *. Mais c'est bien à propos de
l'entrée d'une fille de roi comme elle dans le
sérail de Samarie qu'un poète de cour improvisa
ce beau sir.
Mon cœur bouillonne un beau cantique;
C'est à un roi que s'adressent mes vers ;
Ma langue est le burin du rapide sopher.
[Au roi].
Tu es le plus beau des fils de l'homme ;
La grâce est répandue sur tes lèvres ;
Aussi Dieu t'a-t-il béni pour toujours.
1. Psaume xlv. Notez, dans ce morceau, l'absenec du nom de
lahvé.
!64 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880ay. I. C]
Ceins ton glaive sur ta cuisse, ô gibborf
Ton glaive, ta gloire et ta parure ;
Avance porté sur le char de foi et de justice ;
Quelles belles choses ta droite va t'apprendro 1
Flèches aiguës !...
Les peuples tombent sous toi !...
Au cœur des ennemis du roi l.
Dieu t'a intronisé pour l'éternité ;
C'est un sceptre de droiture que ton bâton royaL
Tu as aimé la justice et haï l'iniquité ;
Voilà pourquoi ton Dieu t'a oint
D'une huile de joie, de préférence à tes pairs.
Myrrhe, aloès et cinname s'exhalent de tes vêtement» ;
Du sein des palais d'ivoire' des concerts te réjouissent.
Des filles de rois comptent parmi tes joyaux;
La reine est à ta droite, parée de l'or d'Ophir.
[A la reine].
Écoute, ma tille, et regarde, et incline ton oreille,
Oublie ton peuple et la maison de ton père ;
Et le roi deviendra amoureux de ta beauté,
Car il est ton maître ; tombe devant lui.
i. Images qui semblent empruntées au bas-relief triomphal
é"un roi égyptien.
2. Comparez le beth has-sen de Samarie (I Rois, xxn, 39, et
Amos m, 15).
S80.v.;.-C.] LES DEUX ROYAUMES. »f»5
Et la ville de Tyr t'apportera des présents,
Les gens les plus opulents rechercheront ta faveur.
Toute resplendissante est cette fdle de roi ;
Son manteau est lamé d'or.
En robe brodée, elle est introduite auprès du roi:
Derrière elle sont les vierges ses compagnes...
[Au roi] C'est pour toi qu'on les amène.
On les introduit avec des cris de joie et des danses;
Elles entrent dans le palais du roi.
[Au roi].
À la place de tes pères seront tes fils ;
Tu les établiras princes sur tout le pays1.
On célébrera ton nom de génération en génération;
Les peuples te loueront à jamais.
Samarie vit ainsi, cent ans après Jérusalem, une
riche floraison de vie profane. La base de la poli-
tique des Omrides fut la paix des deux royaumes et
la bonne entente d'abord avec Asa, puis avec Josa-
phat. Tout cela promettait à Israël un bel avenir.
Samarie et Jérusalem allaient rivaliser avec Tyr et
Sidon. La civilisation allait triompher dans un pays
qui n'avait connu jusque-là que la barbarie. Mais
l'homme qui a une vocation n'est pas bon h autre
chose. Israël portait dans son sein l'avenir reli-
1. Cf. ci-dessus, p. -201-202.
S6Ô HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 a*. J.-C.j
gieux du monde. Dès qu'il était tenté de s'oublier
dans les voies vulgaires des autres peuples, une
sorte de génie sombre lui montrait l'envers de
toute chose, et, avec des accents d'amère ironie,
proclamait que la justice à l'ancienne manière ne
devait jamais être sacrifiée,
CHAPITRE VI
PRÉPONDÉRANCE DD ROLE DES PROPHÈTES EN I8RAËL.
PROGRES DU MONOTHÉISME. — MOSAÏSMK.
Plus que jamais les prophètes , prédicateurs
de ces grands dogmes réactionnaires, devenaient
les interprètes des vrais sentiments de la nation.
Une triple haie de préjugés religieux, moraux,
sociaux, éloignait Israël de tout ce que les autres
peuples regardaient comme le progrès. Son idéal
était en arrière, dans une vie qu'il considérait
comme seule digne de l'homme libre, vie pastorale
ou agricole, sans grandes villes, sans armée régu-
lière, sans pouvoir central, sans cour ni aristocratie
princière, sans luxe ni commerce, avec un culte
simple, sans temple ni autel bâti, sans sacerdoce
formant caste ; à la base de tout cela, une philo-
sophie d'une clarté enfantine et une théologie tout
à fait contradictoire. Le premier fond et le plus vrai
268 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 av. J. -C]
de cette théologie avait été l'idée vague de forces
multiples (les élohim), agissant parfois comme un
être unique (El ou Elohim), et produisant tous les
phénomènes de l'ordre physique elde l'ordre moral.
Élohim fait du bien à l'homme qui lui plaît, du mal
à l'homme qui lui déplaît, le plus souvent se réglant
dans ses sympathies et ses antipathies par des con-
sidérations de mérite et de démérite, mais souvent
aussi ne donnant aucune raison de son choix. Ce
déisme inconscient avait été oblitéré, à une époque
ancienne, par le culte d'un dieu particulier, nommé
ïahvé, qui était devenu le dieu national d'Israëif.
Ce dieu particulier était nécessairement un grand
égoïste. Il avait des préférences personnelles diffi-
ciles à expliquer1. Il y a tel qu'il connaît par son
nom, tel qu'il ignore2. L'essentiel était d'être dans
ses bonnes grâces, et souvent il réservait ses faveurs
à des scélérats dévoués à son culte. « J'accorde
des faveurs à qui je veux, et j'aime qui je veux 3. »
Pour faire réussir son peuple d'Israël, il commet-
tait et conseillait d'horribles barbaries, il perdait
des nations entières, il endurcissait les cœurs*. I)
1. Exode, xxxin, 12 et suiv.
2. lbid., 12, 17.
3. Ibid., 19.
4. lbid.t iv, 21-23.
1880 av. i.-C.] LES DEUX ROYAUMES. *C>9
avait un tel goût pour la terre palestinienne, qu'on
se figurait qu'en transportant de cette terre au loin,
on pouvait lui offrir des sacrifices aussi agréables
que dans le pays même d'Israël *.
Malgré ces grosses imperfections, inhérentes à
sa qualité de dieu national, Iahvé prenait forcé-
ment tous les contours de la conscience ethnique
qui l'avait adopté; or le trait essentiel de cette
conscience ethnique était l'élohisme, le goût pour
des dieux censés justes, gouvernant le monde en
honnêtes gens. Iahvé, qui avait commencé par être
un assez méchant dieu , s'était ainsi amélioré
avec les siècles. Comme le primitif El-Élion ou
Élohim, il en était venu à aimer le bien et à haïr
le mal. Le dieu protecteur national devient faci-
lement le Dieu unique ; car il est messéant d'avoir
plusieurs protecteurs, et l'adulation, inhérente au
culte de dulie, ne sait pas s'arrêter. Quand on a
proclamé que le dieu national est le seul vrai Dieu,
que les autres dieux ne sont rien à côté de lui, on
est bien près de proclamer qu'il est l'El suprême,
qui a fait le ciel et la terre. En réalité, ni en Juda,
ni en Israël, on ne faisait plus grande différence
entre Iahvé et Élohim. Les deux mots étaient deve-
1. 11 Roi», v, 17.
270 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 av. J.-C.|
nus absolument synonymes. On rapportait, en
général, la révélation du nom de Iahvé à Moïse;
plusieurs voulaient, cependant, que l'emploi de
ce mot comme terme d'adoration fût antérieur au
déluge et remontât aux origines de l'humanité *. Un
très solide monothéisme se constituait ainsi. Non
seulement les Élohim se fondaient irrévocablement
en un seul être; mais tous ces Élohim, massés
et conglutinés ensemble, avaient un nom propre,
Iahvé. Élohim était traité comme un singulier2 ;
on disait : Élohim bara..., comme on disait Iahvé
tara... A supposer que, à une époque plus an-
cienne, le mot Élohim ou ha-Élohim eût été con-
struit avec le pluriel3, les textes écrits n'en pou-
vaient offrir la trace, puisque la distinction du
singulier bara et du pluriel bareou n'avait pas lieu
dans l'ancienne orthographe, où aucune voyelle ne
s'écrivait.
On s'affermissait ainsi dans l'idée que les évé-
nements du monde n'ont qu'une seule cause, la
1. Gen., iv, -20.
2. Comp. t. Ier, p. 'iO. Autre exemple de Elim employé comme
singulier en phénicien, dans la nouvelle inscription du Pirée
(Revue archéol., janv. 1888, p. 7).
:;. Voyez notamment Gen., xvm, xix, où une idée monothéiste
a recouver!, plus tard, la pluralité des clulriut. Le pluriel a per-
sisté dans Gen., xx, 13.
[880 av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 271
volonté d'un être unique qui se mêle de tout, si
bien que tout ce qui arrive est exécuté par lui,
voulu par lui. Cela est faux assurément. On n'a
jamais constaté qu'un être supérieur intervienne
dans le mécanisme de l'univers. Mais cette idée
d'une providence permanente avait une efficacité
morale que ne pouvaient avoir les volontés capri-
cieuses des dieux du paganisme. Et puis la super-
stition avait infiniment moins de marge avec ce mo-
narque absolu qu'avec d'innombrables petits dieux.
Plus tard, c'est par les saints, qui sont des petits
dieux à leur manière, que la superstition réussit
à se réintroduire dans la religion.
L'Être supérieur, parfaitement unifié, portait
dans le gouvernement du monde une unité de plan
dont les anciens élohim n'étaient guère capables.
L'Histoire sainte prenait, dans les deux parties de
la famille de Jacob, une suite, une fermeté extra-
ordinaire. La création du monde en devenait le
préambule obligé; la vocation d'Abraham se dessi-
nait avec une précision absolue. Plusieurs préceptes
se rattachaient à cet événement capital. Mais ce qui
grandissait le plus, c'était Moïse et la légende du
Sinaï. Cet épisode devenait la pierre angulaire de la
religion. Déjà on s'habituait à rapporter à Moïse
toutes les lois fondamentales, toutes les prescrip-
Î7* HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 av. J.-C.J
lions religieuses, tous les rêves théocratiques
qu'enfantait le génie national. Le monothéisme,
définitivement fondé, engendrait la Thora. Sans
être régulièrement écrits, les récits se fixaient en
longues laisses orales, permettant à l'imagination
Béatrice un jeu encore très libre, et offrant de
larges pages blanches nu goût que les sages d'Israël
eurent toujours pour les utopies, pour les codes
censés révélés.
Quand il voulait se mettre en rapport avec son
peuple, Iahvé se servait surtout du ministère des na-
bis. L'essence de Iahvé fut toujours d'être un dieu qui
rend des oracles. « Chercher Iahvé », avoir recours à
Iahvé, était ce qui caractérisait le croyant iahvéistc.
Dans les temps anciens, la consultation se faisait
par l'énigmatique machine qui répondait urim et
tummim. Vurim et lummim avait à peu près disparu
depuis Salomon. La croyance aux songes révélateurs
s'était affaiblie. Le prophète avait ainsi remplacé
presque toutes les antiques façons de tirer les sorts.
C'est ici l'originalité propre d'Israël. Les peuples
voisins d'Israël et liés avec lui par la plus évidente
fraternité, Édom, Ammon, Moab, eurent certaine-
ment des littératures, et il est probable que, vers le
temps de David et de Mésa, l'observateur le plus
attentif n'eût pas remarqué en Israël une appré-
(880 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 278
ciable supériorité du génie. L'inscription de Mésa
est, à cet égard, un monument décisif. Mésa et
David, quoique séparés par un intervalle de plus
d'un siècle, ont absolument les mêmes limites in-
tellectuelles, les mômes idées religieuses, les mêmes
tours de langage et d'imagination. Les cantiques,
les proverbes, les récits de Moab et d'Édom devaient,
vers 900 ans avant Jésus-Christ, peu difïérer de
ceux d'Israël. Le caractère propre d'Israël com-
mence avec les prophètes. Les Ëdomites, les
Moabites, les Ammonites, eurent sûrement des
nabis sorciers, comme furent les premiers nabis
d'Israël1. Mais ce germe fut chez eux infécond.
Une littérature, une religion, une révolution ra-
dicale ne sortirent pas de ces nabis non israélites.
En Israël, au contraire, les nabis prirent de bonne
heure une haute influence morale. La lutte s'é-
tablit entre eux et les rois; nous verrons qu'ils l'em-
portèrent. C'est par le prophétisme qu'Israël oc-
cupe une place à part dans l'histoire du monde. La
création de la religion pure a été l'œuvre, non pas
des prêtres, mais de libres inspirés. Les cokanim
de Jérusalem, de Béthel, n'ont été en rien supé-
rieurs à ceux du reste du monde: souvent même
i. Se rappeler l'épisode de Balaam,
Ï74 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 a*. J.-C.|
l'œuvre essenlielle d'Israël a été retardée, contra-
riée par eux.
Ce développement extraordinaire du prophé-
tisme, qui est comme le tronc de l'histoire reli-
gieuse de l'humanité, eut lieu surtout dans le
royaume de Samarie, sous cette dynastie d'Achab,
qui, en cherchant à faire dévier Israël du côté de la
civilisation profane, ne fit qu'exalter son idéalisme.
L'absence de temple et de dynastie légitime don-
nait carte blanche à l'inspiration individuelle.
A Jérusalem, le trône de David était environné
d'un tel prestige, que la conscience religieuse de
la nation en était éblouie; à peu près comme le
souvenir de saint Louis, surtout depuis sa cano-
nisation, donna à la maison do France une force
extraordinaire contre le sacerdoce. Le rôle reli-
gieux de David grandissait chaque jour. Ses
descendants pouvaient prendre contre les hommes
de Dieu des mesures qui, en Israël, eussent été
taxées d'impiété. On permet au roi légitime contre
le clergé des répressions où échouent les répu-
blicains et les libéraux.
La dynastie de Samarie, n'ayant pas de caractère
religieux, fut toujours minée par les envoyés de
Dieu. On semblait revenir aux derniers temps des
juges, avant que la royauté eût en partie accaparé,
[880 av. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 475
en partie éteint le don de l'inspiration libre. Les
phénomènes caractéristiques du prophétisme qui
perdit Saùl et que David fit taire, ces phéno-
mènes, dis-je, reparaissaient avec plus de force
que jamais. Les écoles de prophètes, sortes de
collèges où le fanatisme s'exaltait par l'adjonction
à quelques zélateurs sincères de foules grossières
et passionnées, couvraient toute la région du Carmcl
de leurs essaims fougueux. C'est là un des vices
endémiques des pays sémitiques ou sémitisés. Le
grand obstacle à la civilisation française en Algérie
est aujourd'hui celui même que rencontra la maison
d'Achab, ces Khouan, si analogues aux écoles de
prophètes, ces troupes de marabouts errants, de-
mandant à la mendicité religieuse l'exemption de
ce que ces pays abhorrent, le travail régulier. Il ne
faut pas se dissimuler, en effet, que la paresse était
un des facteurs essentiels de ce goût obstiné pour
l'ancienne vie et de cette opposition aux mœurs
tyriennes. On tenait à maintenir la sainteté d'un
ordre social où l'homme était considéré comme
ennobli par la faculté de ne rien faire.
En résumé, deux choses constituaient l'essence
du prophétisme du Nord â cette époque reculée :
d'abord, le goût décidé pour la vie patriarcale,
l'antipathie pour la richesse et la civilisation; puis
276 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 ar. J..C.J
un iahvéisme ardent, une théocratie absolue, une
proclamation frénétique de ce principe que l'homme
n'a qu'un seul maître, qui est Dieu. Ces doctrines,
nous le répétons, auraient pu difficilement se pro-
duire à Jérusalem, où le roi davidique tenait en
respect les manifestations trop hardies de l'enthou-
siasme individuel. Tout était possible, au contraire,
dans le Nord, qui n'avait pas de dynastie sainte. Des
chefs militaires, faiseurs de coups d'État et de
conspirations de palais, laissaient le champ libre
aux hommes de Dieu. Sous Jéroboam Ier, qui était
imbu d'une forte antipathie contre les idées de
Salomon, et dont le pouvoir ne fut jamais une
royauté bien dessinée, l'opposition des prophètes
ne fut pas très sensible. Il n'en fut plus de même
depuis qu'Omri eût créé à Samarie le centre d'un
pouvoir fort, organisé militairement. Achab et
Izébel firent déborder la haine. Leur luxe, leurs
habitudes païennes, leur hésitation entre Baal et
Iahvé, provoquèrent dans le royaume d'Israël un
mouvement de réaction qui emporta la dynastie,
et avec elle tout espoir de long avenir.
CHAPITRE VU
ÉLIE ET ELISÉE.
Ainsi que nous l'avons dit, Baal et Astarté
avaient, comme Iahvé, leurs prophètes. Les
temples d'Egypte et de Phénieie voyaient serrées
autour d'eux ces troupes de gérim ou « voisins »
du dieu, auxquels celui-ci, naturellement, réser-
vait ce qu'il avait à dire. Ces faux dieux ne parais-
sent jamais avoir fait à leurs familiers aucune con-
fidence digne de mémoire. Iahvé eut, sous ce
rapport, une incontestable supériorité. Ceux qu'il
honore de ses dictées n'ont rien du sacrifîcule. C'est
loin des temples, dans le creux des vallées et les
cavernes des montagnes, que le plus vrai, le plus
juste, le plus démocratique des dieux de ce temps
inspira des sentiments profonds, des soulèvements
de cœur, des colères, qui ont compté parmi les
pulsations vitales du cœur de l'humanité.
278 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [8S0 av. J.-C]
L'apparence extérieure des écoles de prophètes
du temps d'Achab ressemblait fort à ce qu'on avait
vu, deux cents ans auparavant, vers le temps de Sa-
muel ; mais la portée du phénomène fut, cette fois,
bien plus haute. Le nombre des prophètes d'Israël
allait jusqu'à quatre cents1 .L'expression hitnabbé
c faire le prophète » devint de plus en plus syno-
nyme d'un état de folie 2. Le bon sens laïque affec-
tait de confondre ces enthousiastes avec les aliénés3,
et, de fait, la différence était peu de chose. Des
bandes d'énergumènes couraient le pays, peu dif-
férents de ces moines des environs d'Antioche
qu'on vit, douze ou treize cents ans plus tard, pié-
tiner « comme des éléphants », le nord de la Syrie
pour détruire la civilisation gréco-romaine. Ce*-
prophètes étaient avant tout des iahvéistes fou-
gueux, acharnés contre le culte de Baal. Mais ce
n'était pas seulement un mot qui les mettait en de
telles rages. Leur véritable grief était l'intrusion
de la civilisation tyrienne, qu'un gouvernement
imprudent aspirait à établir, sans préparation
suffisante, dans un pays resté obstinément rustique
et pastoral.
\. I Rois, xxii, 6, passage ancien, très bon.
2. Il Rois, ix, 1 ! ; Jér., xxix, 26.
3. Osée, ix, 7 ; Vôy. Gesenius, au mot N3Jnn.
[880 av. J -C.J LES 1>EUX ROYAUMES. «79
Ce qui faisait la principale force du prophétisme
iahvéiste, c'était son organisation en corporation,
avec des adeptes et des novices, qu'on appelait « tils
de prophètes » . Quoique mariés 2, ils vivaient
dans des cellules 3, mangeaient ensemble, se réu-
nissaient dans des salles pour leurs exercices en
commun, surtout pour écouler leur maître *. Le
chef faisait des voyages d'inspection de côté et
d'autre 5; les affiliés se divisaient en petites bri-
gades errantes, analogues aux promenades pieuses
que faisaient les franciscains primitifs pour édifier
les populations de leur extérieur pieux. On les con-
fondait souvent avec les nazirs 6. Le centre du
mouvement était le haut Carmel 7 et la plaine de
Jezraël, presque en vue de Tyr. Le pays de Galaad,
les bords du Jourdain et la localité de Galgal
(d'Éphraïm 8) paraissent aussi avoir été le théâtre
de ces étranges manifestations.
1. II Rois, il, 7, 15 et suiv. ; iv, 38 ;v, 22; vi, 1.
2. Ibid., iv, 1.
3. Navoth, voy. tome Ier, p. 378 et suiv.
4. Il lîois, VI, 1 et suiv.
5. Ibid., iv, 38 et suiv.
6. Amos, il, 11-12.
7. Non le promontoire, qui fut toujours un centre de culte
païen. Inscription phénicienne, Arch. des miss, scient., 3" série,
t. XI, p. 173 et planche I, 1 (Clermont-Ganneau).
8. II Rois, il, l et suiv. Voir ci-dessus, p. 196-197.
Î80 HISTOIRE DU PEUPLE D'.ISRAËL. [880 av. J.-C.»
L'inspiration, chez les prophètes du royaume
d'Israël, comme chez les prophètes du temps de
Samuel, était excitée par des moyens extérieurs,
des danses, des procédés orgiastiques, analogues à
ceux des derviches et des aïssaouas. La musique*,
surtout la musique des instruments à corde1, est
présentée comme une condition nécessaire de
l'extase; si bien que le prophète lui-même réclame
un harpiste, « pour que la main de Iahvé le touche » .
Les éructations du Voyant n'étaient plus conçues
dans le beau style parabolique de Balaam ; elles
n'atteignaient pas encore la grande rhétorique
sonore des prophètes du vinc siècle. Quoique l'écri-
ture fût déjà fort employée, les prophètes du temps
des Omrides n'écrivaient pas. La parole leur parais-
sait même un moyen insuffisant pour l'expression
de leur pensée. Souvent ils recouraient au langage
symbolique, à des faits parlants, pour l'intelligence
desquels il suffisait d'avoir des yeux2. Quelquefois
ils ne reculaient pas devant ces charges ou façons
bizarres d'accrocher l'œil, qui sont le procédé
fondamental de nos affiches et réclames à effet.
L'ancien Voyant était à peine thaumaturge.
C'était un maudisseur puissant, un jeteur de sorts.
i 11 Rois, m, 15.
2. t Frappe-moi », et le singulier récit, Il Rois, xm, U-20.
|880 «». J.-C] LES DEUX ROYAUMES. «81
La thaumaturgie des prophètes du temps d'Isaïe se
réduira également à peu de chose. A l'époque où
nous sommes, au contraire, les hommes de Dieu
sont bien plus des thaumaturges, de puissants vékils
du ciel, que des prophètes au sens ordinaire. On les
suppose revêtus d'un pouvoir absolu sur la nature1.
Ils ont des recettes, des procédés, qui laissent
douter si la base de leur pouvoir est dans l'ordre
surnaturel, ou dans des connaissances secrètes2,
des tours de prestidigitation, des passes de magné-
tiseurs3. Le miracle est considéré comme la mani-
festation essentielle de la Divinité; ce qui n'em-
pêche pas (singulière inconséquence!) que l'ac-
tion thaumaturgique est toujours accompagnée de
moyens naturels4, qui semblent la réduire à une
magie savante. Sûrement, il faut faire, dans ces
choquants récits5, la part d'une rédaction tardive
1. II Rois, v, s.
"2. Contre-poisons, art de bonifier les sources par des sels
(II Rois, il, 19-22).
3. L'enfant ressuscité d'Élie et d'Elisée.
4. II Rois, iv, 38 et suiv. Guérison de la lèpre, fait de
Naainan, Il Rois, v; l'Abana et le Pharphar, II Rois, v, lu2.
— Singulier récii, II Rois, XIII, 14 et suiv.
5. Choquants, surtout si l'on songe que la thaumaturgie d'Élie
et d'Elisée a été le type de la thaumaturgie évangélique, qui
fut la grande tache du christianisme naissant. Les récits dé-
veloppés de miracles, dans les Évangiles, viennent de là.
282 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. |880 av J.-C.)
et conçue dans un esprit singulièrement hyperbo-
lique. Il paraît, cependant, que le miracle, avec
son accompagnement ordinaire d'imposture et de
simagrées, fut un élément de ce prophétisme du
temps des Omrides, où le mal et le bien se mêlent
en parts presque égales. Babylone et l'Egypte n'é-
taient pas plus exemptes que le peuple d'Israël de
ces chimères. L'idée de dons surnaturels conférés à
certains hommes est l'erreur commune des races
les plus élevées comme des races les plus déprimées
de l'antiquité.
A l'époque, relativement moderne, où s'écrivit
la légende de ce mouvement extraordinaire, on tint
essentiellement à centraliser l'action prophétique
entre les mains de deux chefs, dont l'un, fonda-
teur surhumain, sorte de second Moïse, déposi-
taire des pouvoirs divins en son temps sur la terre,
était censé avoir transmis à l'autre, avec son man-
teau, ses dons surnaturels1. Presque tout ce que
nous lisons sur Ëlie et Elisée, dans les livres des
Hois, est tiré de ces Vies de prophètes, empreintes
d'un caractère fanatique et d'un dédain absolu
de la réalité \ où se complut l'école théocratique.
1. Il Hois, il.
2. Les parties relatives à Élie el Elisée, extraites de l'agada
prophétique, sont : I Hois, xvn, xvm, xix ; Il liois, i (moins la
(880 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 283
Tout cela a été écrit longtemps après les faits. Ces
centaines de prophètes tués, fugitifs, cachés dans
les montagnes et les cavernes1, cette espèce de
^éant en qui se résume tout un âge du génie prophé-
tique d'Israël, sentent manifestement la légende.
Le rôle d'Élie surtout, a peu d'attaches sérieuses
avec les données authentiques de l'historiographie
israélite. Son nom « Iah est mon dieu » semble
le résumé de son rôle 2. On ne donne pas le nom
de son père. Il n'est de nulle part; car ce nom de,
première phrase et la dernière), n, iv, v, vi, vu, vin (jus-
qu'au v. 15), ix (jusqu'au v. 13), x (de 18 à 30), xm (v. 20-21);
II Chron., xxi (v. 12-15). Il y a, outre cela, des parues nou
extraites de l'agada, et où il est question d'Élie : I Rois, xm
(Nabolh) ; II Rois, m (Mésa, Elisée); allusion à la mort de
Jézabel, II Ilois, ix (cf. I Rois, xxi, 23). Le passage xm, 14 et
suiv., est tout à fait énigmatique et d'une source à part. Notez
que, dans le chapitre xx, qui n'est pas de l'agada, et où il est
beaucoup question de prophètes, Élie n'est pas nommé. Même
observation pour le chapitre XXII. L'historiographe des chapitres
xx et xxn exclut Élie. Achab, en ces chapitres, n'est pas trop
mal avec les prophètes. La consultation xxn, 5 et suiv., est
inconciliable avec les récits sur Élie. Les exagérations et les
impossibilités surabondent en ces récits. La *ie d'Elisée manque
de topographie précise (II Rois, v, 24, VîVH ; vi, inil.) ; l'ono-
mastique y est vague (le roi de Syrie, le roi d'Israël) ; l'auteur
évite les noms propres.
1. I Rois, xvm, 4, 13; xix, 10-14. Tous sont tués excepté
Élie. xvm, 22 ; xix, 14. Cf. Il Rois, ix, 7.
2. Notez que le préfet du palais, comparse d'Élie, s'appelle
tussi ObadiahoUé
284 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. (880 av. J -C.j
Thesbite, supposant une localité de Thisbé, qui n'a
jamais existé, n'est que le résultat d'une erreur de
copiste1. Sa vie, enfin, semble par moment, n'être
qu'un décalque de celle d'Elisée2. 11 y a donc peu
d'histoire à extraire de ces fables grandioses. Êlie
est, en un sens général, une personnification idéale
du prophète puritain de Iahvé, en opposition avec
l'éclectisme religieux, dont Salomon avait donné
l'exemple en Juda et qu'en Israël Achab s'efforçait
d'imiter.
Dans le cas d'Élie, comme dans le cas de Jésus,
c'est surtout la légende qui fut féconde. Cette bio-
graphie sombre et sans charme, à la fois sublime
et côtoyant le ridicule, grotesque même parfois,
autant que la haute antiquité permet l'emploi d'un
tel mot, resta comme le levain puissant des révo-
lutions futures. Moïse n'est qu'un ministre de Dieu,
un porte-parole agréé de l'Éternel. Élie est maître
1. 'QlCnn est une variante redoublée de ^a^DD qui est à côté.
1 Rois, xvn, 1. Voy. Tobie, I, verset 1.
2. Comparez II Rois, II, 13 et suiv., à II Rois, H, 8; — II Rois,
vin, I, à I Rois, xvn, 1 ; XVIII, 1 ; — II Rois, vu, 1 et suiv., à
1 Rois, XVIII, 44 et suiv. ; — II Rois, vin, 10, à II Rois, I, 4; —
II Rois, ix, 7 et suiv., à I Rois, xxi, 21 et suiv. ; — II Rois, iv,
2 et suiv., à I Rois, xvn, 1 i et suiv ; — II Rois, iv, 8 et suiv., à
) Rois, xvn, 17 et suiv. ; — il Rois, il, 23 et suiv., à 11 Rois, I,
10 et suiv.
[880 a». J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 285
des saisons, de la rosée, de la pluie1. Il fait peser
sur des pays entiers des années de sécheresse,
d'affreuses famines. 11 vit en ascète dans le désert,
de l'eau de ruisseaux qui ne tarissent pas, nourri
par les corbeaux, qui lui apportent sa portion jour-
nalière. Son vêtement est une peau de bête avec
ses poils, retenue par une ceinture de cuir2. Sa
thaumaturgie est étrange et pourtant vise à être à
demi raisonnable; il ressuscite les morts en se col-
lant sur eux et leur passant son fluide de vie,
comme par un courant d'induction. Sa présence
est encore plus redoutable que bienfaisante. Elle
rappelle les péchés d'une maison, et, le malheur
étant la suite du péché, elle porte malheur. Traqué
comme une bête fauve par les rois3 , il est avec eux
d'une impertinence suprême4. Ses défis aux prêtres
de Baal sur le Carmel5 sont le comble de l'orgueil
théologique. Il ne meurt pas 6; enlevé au ciel sur
un char de feu, il est réservé pour les fables fu-
tures, bien plus hardies encore. Élie sera la base
1. I Rois, xvn, 1 et suit.
2. II Rois, I, 8.
3. I Rois, xvin, 7 et suit,
i. Il Rois, 1.
5. I Rois, xvill.
6. II Rois. u.
286 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 av. J.-C.)
des mythologies juive, chrétienne et musulmane4.
Il sera le grand agent divin du messianisme, le
préparateur des apparitions célestes2, le prophète
des derniers jours. Jean-Baptiste ne sera qu'un
reflet de lui. Jésus, qui ne lui ressembla guère,
s'autorisa, dit-on, pour augmenter son prestige, de
colloques secrets qu'il aurait eus, sur des mon-
tagnes invisibles, avec lui.
On croit seniir, en effet, un souffle anticipé de
l'Évangile dans le récit de la vision d'Élie sur le
Iloreb. Découragé de la mission que Dieu lui a
imposée, Élie demande la mort. L'Éternel, pour le
reconforter, met à la portée de sa tête un pain et
une cruche d'eau. Avec la force que cette nourri-
ture lui donne, il marche quarante jours et qua-
rante nuits, jusqu'à « la montagne de Dieu, le
Iloreb ». Il entre dans la caverne3, et y passe la
nuit. Une voix l'avertit que Iahvé, dans sa gloire,
va passer; il sort pour voir... D'abord, c'est une
tempête violente qui fend les montagnes et brise
les rochers devant Iahvé; mais Iahvé n'est pas dans
la tempête. — Après la tempête, c'est un trem-
blement de terre; Iahvé n'est pas dans le tremble-
i. Les légendes arabes du Hodhr se concentrèrent sur lui.
2. Malaki, dernier chapitre.
3. Comparez Exode, xxxm, 22.
[880 «v J.-6.] LES DEUX ROYAUMES. Ml
ment de terre. — Après le tremblement de terre,
c'est un feu; Iahvé n'est pas dans le feu. — Après
le feu, c'est un petit bruit doux et léger. A ce
signe, Ëlie reconnaît Iahvé et se voile la face avec
son manteau '. Le dernier compilateur de ces his-
toires a si peu le sentiment de l'unité de son ré-
cit, qu'il oublie les louanges accordées, quelques
pages plus haut, à d'affreux massacres censés
commandés par ce môme prophète, à qui Iahvé
donne ici une si admirable leçon de douceur.
La légende, en ce qui concerne Ëlie, a-t-elle
tout à fait travaillé dans le vide? Nous ne le pen-
sons pas plus qu'en ce qui concerne Jésus. Le pro-
phétisme d'Amos et d'Osée, que nous connaissons
par des documents directs, n'est postérieur que de
soixante ans à Élie et Elisée. Or le ton en est aussi
violent que celui que les agadas prêtent à Élie
et à Elisée. Gomme Élie et Elisée, Amos arrête les
fléaux divins2. Le rédacteur dit jéhoviste de l'Hexa-
teuque montre par moments 3 une férocité com-
parable à celle qu'on prête à Élie. Elisée est cer-
tainement un personnage historique, et il était
f. I Rois, xix.
2. Amos, vu, 3, 6.
3. Exodo, xxiu, -29 ; sa 'héoric sur l'extermination des
Channnéens.
i88 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 av. J.-C.j
question de lui dans les annales sérieuses d'Israël*.
Ëlie paraît aussi avoir été un prophète réel, celui
qui intervint dans l'épisode de Naboth et dontl'ana-
thôme fut censé avoir amené la ruine de la maison
d'Achab. Il était, à ce qu'il semble, originaire du
pays deGalaad, et demeurait habituellement dans
les crevasses profondes du torrent de Crith, à l'est
du Jourdain 2. Sous Jéhu, le souvenir de son op-
position le grandit outre mesure. Le prophctisme
vainqueur le tint pour son héros; la légende le
choisit pour représenter à lui seul l'âge où l'on se
figurait que l'esprit prophétique avait été porté à
son plus haut point de puissance 3.
C'était le temps où la légende de Moïse attei-
gnait ses proportions colossales. Le géant du Sina*
paraît une création de l'école d'Élie. Les deux lé-
gendes se compénétrèrent. Élie a dans le Horeb1
des visions qui ont avec celles de Moïse, au même
lieu, les plus grandes ressemblances.
1. Voy. ci-après, p. 306, 411.
2. Aujourd'hui Wadi Adjlun.
3. Le premier noyau de la légende d'Élie a dû être rédigé en
Israël avant 722. Un Judaïte du temps de Josias devait trouver
tout cela scandaleux, surtout l'autel dont il est question I ftois,
xviu. Notez aussi 1 Kois, xix, 10. Les Chroniques, livre tout
hiérosolymite, omettent à peu près ce qui concerne Élie.
A. Voir ci-dessus, p. 280-287.
av. l.-C] LES DEUX ROYAUMES. Î89
L'Orient a toujours connu ces types bizarres,
dont les derviches musulmans, se livrant impu-
nément à toutes les aberrations de l'inspiration
individuelle, sont les représentants de nos jours.
Au ixc siècle avant Jésus-Christ, le naziréat, con-
sistant dans l'abstinence de liqueurs fermentées
et dans l'interdiction de se couper les cheveux
(symbole de la force de la vie sauvage primi-
tive 4) était déjà répandu2. Vers le temps même
d'Élie, et dans ces régions transjordaniennes qui
paraissent avoir été son pays, se produisit un
institut fort analogue au collège ascétique des pro-
phètes du Garmel. De même que le moyen âge,
travaillé du désir de revenir à l'idéal primitif du
christianisme, créa les ordres mendiants ; de
même l'exaltation patriarcale du royaume d'Israël
créa de vrais moines, un ordre religieux dans
toute la force du terme. Nous avons déjà remarqué
que, chaque fois qu'un avenir de civilisation maté-
rielle s'ouvrait pour Israël, la conscience de ce
peuple singulier refluait vers un passé idéal de vie
nomade. Des gens en vinrent à faire de la vie
nomade un vœu, une perfection religieuse. Un
certain Jonadab, fils de Rékab, appartenant à ce
1. Samson.
2. Amos, K, 11-12.
U. [g
Î90 HISTOIKE DU PEUPLE D'ISRAËL. [880 «t. J.-C.]
qu'il semble à la tribu arabe des Kénites, amis
d'Israël * , donna pour prescription à sa famille
d'observer toujours les règles de l'ancienne vie, de
demeurer sous la tente, de ne pas cultiver la terre,
de s'abstenir de vin 2. Les Rékabites choisirent
pour mener ce genre de vie un des cantons fores-
tiers de la Palestine, du côté du Hauran. L'ana-
logie de leur institut avec celui d'Élie donne lieu
de se demander si la légende d'Élie n'est pas une
légende rékabite. Nous trouverons bientôt Jonadab
jouant, auprès de Jéhu, un rôle analogue à celui
des prophètes et travaillant dans le sens du mono-
théisme le plus pur. Les nazirs et les nabis de-
vinrent dès lors des catégories de personnes ana-
logues, souvent associées3.
Une vraie pensée religieuse, très grossière encore
et empoisonnée par un fanatisme sombre, animait
ces redoutables champions qui assurèrent défini-
tivement la victoire de Iahvé. Les prophètes de
cette nouvelle école sont bien supérieurs à l'ancien
sorcier, qui, propriétaire de sa faculté prophé-
tique, l'exploitait à sa guise, et qu'on ne pouvait
i. I Giron., il, 55.
2. Jérémie, xxxv. Cf. Diodore de Sicile, passage sur les Naba-
téens nomades, XIX, 94.
3. Amos, il, 12, nazir en parallélisme avec nabi.
[880 av. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 891
aborder qu'une pièce de monnaie à la main.
Ceux-ci ne reçoivent rien pour les services sur-
naturels qu'ils rendent; leur entourage également
ne doit rien accepter *. L'opposition qu'ils font
aux cultes impurs de la Phénicie repose sur
un grand sérieux moral. On est ému de les voir
prendre la défense du faible et protester à la face
du roi contre l'assassinat d'un pauvre homme2.
Iahvé, dans l'opinion de ces ardents seclaires, est
encore, au plus haut degré, un dieu local. II
n'aime que la Palestine3; il a un nom; il est quel-
qu'un et non pas un autre. L'égoïsme farouche
d'un nationalisme exclusif qui confisque la Divinité
à son profit est loin assurément de l'idéal de la vé-
rité religieuse. Mais la pauvre humanité est ainsi
faite qu'elle n'obtient le bien qu'au prix du mal, la
vérité qu'en traversant l'erreur. Qui peut mainte-
nant accepter sans réserve l'héritage de Calvin, de
Henri VIII et de Jean de Leyde? Et pourtant le pro-
testantisme du xvie siècle marqua certainement
dans le progrès religieux un pas décisif.
1. Elisée et Naaman, fait de Géhasi, II Rois, IV et 7.
2. I Rois, xxi, 17 et suiv. (bonae nolae).
3. Épisode de Naaman.
CHAPITRE VIII
RÈGNES D'ACHAB ET DE JOSAPHAT.
Les détails authentiques nous manquent sur la
lutte entre la dynastie omride et les écoles pro-
phétiques1. La légende a de beaucoup forcé les
choses en ce qui concerne l'étendue des persécu-
tions et le fanatisme de la résistance, au moins
sous le règne d'Achab. Il n'est pas douteux,
cependant, que les hommes de Dieu n'aient fait à
Achab et à Jézabel une guerre ardente. Quand on
voit un homme aussi pieux qu'Asa obligé de sévir
contre les prophètes, on ne s'étonne guère que le
fils d'Omri ait eu besoin de recourir à des rigueurs
1. Les agadas prophétiques insérés dans les livres des Rois
sont empreints d'une énorme exagération. Il est remarquable,
cependant, que Michée (vi, 16), vers 725, présente les Omrides
comme les fondateurs de l'idolâtrie en Israël. L'opinion était
donc faite à cet égard avant la destruction du royaume de
Samarie.
[875 av. J.-C] LBS DEUX ROYAUMES. «93
contre ces corporations puissantes, qui défendaient
les anciennes mœurs. La royauté avait des exi-
gences; les prophètes les trouvaient exorbitantes et
opposaient aux raisons d'État l'individualisme pri-
mitif, intraitable sur le droit personnel. Ils ren-
daient ainsi tout progrès impossible et forçaient
l'autorité à des actes odieux. C'est la tactique
ordinaire des partis cléricaux. Ils poussent à
bout l'autorité civile, puis présentent les actes de
fermeté qu'ils ont provoqués comme d'atroces vio-
lences. Le naïf anarchisme des Arabes ne sait pas
distinguer entre les nécessités de l'État et l'égoïsme
du souverain1. Une expropiation pour cause d'uti-
lité publique leur paraît un vol. On prétendit qu'un
certain Naboth de Jezraël, qui refusa, par amour
du patrimoine héréditaire, de céder son champ
pour l'agrandissement des jardins royaux, périt
victime d'odieuses machinations. On raconta plus
tard les menaces terribles que le prophète Élie
aurait proférées, à ce sujet, contre Achab et
Jézabel a. Naturellement, l'étrangère portait plus
lourdement encore que son mari le poids de l'im-
1. Se rappeler le discours de Samuel contre la royauté.
2. 1 Rois, xxi. Ce chapitre n'appartient pas à l'agada prophé»
tique. Il a une certaine précision historique (v. 22; comp. IRois,
xiv, 7 ; xvi, 4).
294 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [875 ar. J.-".J
popularité créée par les déclamations des pro-
phètes de Iahvé.
Et pourtant, sans aspirer à un rôle au-dessus de
ses forces, cette dynastie de Samarie avait, dans le
monde syrien, une tenue très ferme et très hono-
rable. Le pays de Moab lui paya tribut et fut stricte-
ment maintenu dans la sujétion '. Les Ammonites
paraissent aussi lui avoir obéi 2. Le mariage d'Achab
avec Jézabel le mettait en rapport avec la famille
régnante de Tyr. Le royaume de Damas avait pris,
depuis un siècle, une grande importance. Damas
était un centre de civilisation industrielle très
brillant. « Le bien-être de Damas » était pro-
verbial3. On disait dès lors « un damas » pour
désigner de riches couvertures damassées *. Rézon,
Tabrimmon, Benhadad Ier n'avaient plié qu'un mo-
ment devant David. La guerre entre Damas et Is-
raël était presque continuelle, et la division des
deux royaumes Israélites favorisait singulièrement
les armes damasquines. Benhadad II5 envahit le
1. II Rois, ni, 18. Inscr. de Mésa, lignes 8-9. Voy. Journ. des
la»., mars 1887.
2. Duncker, Gesch. des Alt., p. 186.
3. p»D1 31t3 l?D. II Rois, vin, 9.
4-. Anios, III, 12.
5. Son vrai nom peut avoir été Hadadézer (Schrader, p. 201),
par la loi d'atavisme des noms propres.
[875 »*. J.-C] LES DEUX KO Y A UNE S. W5
royaume du Nord avec une des armées les plus
fortes qu'on eût vues en ces parages. Il avait
trente-deux rois dans son armée et une cavale-
rie redoutable. Benhadad marcha victorieusement
sur Samarie. Achab parlementa, accepta d'abord
d'assez rudes conditions. Les prophètes s'en mê-
lèrent. Une vigoureuse sortie des gens de Samarie
décida du sort de la première campagne.
Benhadad se retira, bien décidé à revenir et a
engager la lutte, non dans les régions montagneuses
comme Samarie, où sa cavalerie ne pouvait se
déployer, mais dans la plaine de Jezraël. « Leurs
dieux sont des dieux de montagnes, lui dirent ses
officiers; c'est pour cela qu'ils nous ont vaincus,
Attaquons-les dans la plaine; sûrement nous les
vaincrons. » On lui donna un conseil beaucoup plus
politique, en l'engageant à remplacer ses trente-
six rois par autant de pahot, ou fonctionnaires
sous ses ordres, c'est-à-dire à fortifier son organi-
sation militaire, à peu près comme nous l'avons
vu faire de nos jours dans l'empire allemand.
Un an après, en effet, Benhadad marcha de nou-
veau avec ses Araméens et prit positions dansAfeq,
près de Jezraël *, où résidait Achab. La plaine, iar-
i. On doute de l'idendité des deux Aphek, I Sam., xxix, \, et
296 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [875 av. J.-C.J -
gemeni ouverte en cet endroit, était favorable aux
Araméens; les Israélites furent pris de grandes hési-
tations. Les prophètes iahvéistes soutenaient que
Iahvé était un dieu de plaine aussi bien qu'un dieu
de montagnes, et poussaient à la bataille. Achab,
plus prudent, traita sur la base du statu quo ante
bellum. Benhadad II rendit les places que son père
avait prises à Omri, et donna aux Samaritains dans
Damas des quartiers francs comme les Damasquins
en avaient dans Samarie. Les prophètes, ou plutôt
les affiliés de cette congrégation dangereuse, furent
mécontents et signifièrent au roi par divers apo-
logues en action qu'il avait mal fait de ne pas exter-
miner tous les Syriens *.
Josaphat, à Jérusalem, était dans de bien meil
leurs termes avec les hommes de Dieu. Il eut en
même temps le grand bon sens de vivre en paix
avec le roi de Samarie. L'alliance des deux rois fut-
scellée par le mariage d'Athalie, lille d'Omri, avec
Joram, fils de Josaphat 2. Trois ans s'étaient écou-
I Rois, xx, 26, 30. La circonstance alléguée par les prophètes
porte à croire qne l'Aphek ici en question était dans la plaine de
Jezraël. C'était l'endroit ordinaire des rencontres entre les Israé-
lites et les Damasquins. Il Rois, xin, 17.
1. I Rois, xx, 35-43, ancien.
2. II Rois, vin, 18, 26; Il Cbron., xxn, 2. Voir ci-après,
p. 310, note.
(875 av. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 297
lés depuis la deuxième campagne de Benhadad*.
Il paraît que celui-ci avait mal rempli ses pro-
messes en ce qui concerne la restitution des villes
du Galaad 2. Josaphat vint visiter le roi d'Israël
a Samarie. Ils résolurent de marcher ensemble
contre Benhadad. L'objectif de la campagne fut la
reprise de Bamoth-Galaad. Une communion reli-
gieuse sans réserve régnait entre les deux rois.
1. I Bois, xxn, ancien. Josaphat et Achab y professent la
même religion; Achab y est assez bien avec les prophètes de
Iahvé; Élie ne figure pas. Notez le mil1 t!m comme aux temps
anciens. On peut voir dans ce chapitre un extrait de la Vie de
Josaphat par Jéhu fils de Hanani, Il Ghron., xx, 34.
2. C'est ici, d'après M. Schrader et la plupart des assyriologues,
qu'il faudrait placer la bataille de Karkar, livrée, en l'an 854, selon
la chronologie assyrienne, par Salmanasar II, à une ligue de rois
de Syrie, parmi lesquels figureraient Benhadad et Achab (Schrader,
Keilinschr. und Gesch., p. 356 et suiv., Keilinschr. und das
A. T., p. 193 et suiv.). Je pense, comme M. Wellhausen, qu'il
est très difficile d'admettre une alliance de Benhadad et du roi
d'Israël à cette date. La Palestine n'a connu l'Assyrie conquérante
que cent ans plus tard. En outre, il n'est pas possible qu'un fait
aussi important que l'expédition de Salmanasar II n'eût pas laissé
de traces dans les annales d'Israël, tout écourtées qu'elles sont.
Ces listes assyriennes peuvent, comme les listes égyptiennes des
campagnes de Syrie, être des bulletins mensongers, composés a
priori, où l'on prenait d'office les noms de villes pour en faire des
vaincus. Bemarquez que les plus anciens prophètes ne parlent
jamais d'Assur ; or, dès qu'Assur apparaît dans les affaires de
Syrie, on en sent le contre-coup chez les prophètes. Bien de plus
facile que de classer les prophètes en antérieurs ou posté rieurs à
l'entrée en scène des Assyriens (vers 750 avant J.-C),
298 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [875 av. J.-C.J
Aehab rassembla ses prophètes au nombre de quatre
cents, et leur demanda s'il fallait marcher contre
Ramoth-Galaad. Ils répondirent affirmativement.
Josaphat eut des doutes. Alors se passa une scène
étrange, dont le vivant tableau nous a été conservé1;
nous nous bornerons à le traduire.
« N'y a-t-il pas, demanda Josaphat, d'autre prophète de
Iahvé que nous puissions consulter? — Il y a bien encore
quelqu'un, répondit le roi d'Israël, par qui on peut consul-
ter Iahvé; mais je le hais, par ce qu'il ne me prophétise
jamais que du mal; c'est Mikaïahou, filsd'Imla ». Et Josa-
phat dit: « Que le roi ne parle pas ainsi. » Alors le roi d'Is-
raël appela un ennuque et lui dit : « Fais vite venir Mikaïa-
hou fils d'Imla ! » Or, pendant que le roi d'Israël et le roi
de Juda étaient assis chacun sur un siège, revêtus de leurs
costumes, sur la place à l'entrée de la porte de Samarie, et
que tous les prophètes prophétisaient devant eux, Sidkiah
fils de Kenaana, qui s'était fait des cornes de fer au front,
apparut et s'écria : « Voici ce que dit Iahvé : « Avec ceci [mon-
» Irant les cornes], tu écraseras les Araméens jusqu'au der-
» nier. » Et tous les prophètes prophétisaient de même,
disant : « Marche contre Ramoth-Galaad et triomphe ! Iahvé
la livrera au roi! » Cependant le messager qui était allé
appeler Mikaïahou lui parla en ces termes : « Voilà que les
prophètes à l'unanimité ont prédit du bien au roi; que ta
parole ne soit pas en désaccord avec la leur; prédis aussi
du bien ! » Mais Mikaïahou répondit : « Par la vie de Iahvé 1
ce (jue Iahvé me commandera, je le dirai. »
Lorsqu'il fut venu auprès du roi, celui-ci l'apostropha :
i. I Rois, xxn, 7 et suiv.
1875 av. i.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 2'J9
« Mikalahoul devons-nous aller à la guerre contre Ramoth-
Galaad, ou bien devons-nous n'en rien faire? » Mikaiahou lui
répondit [en reprenant ironiquement les paroles des autres
prophètes] : « Marche et triomphe : l'Eternel livrera tout au
roi. » Le roi continua : « Combien de fois dois-je le supplier
de ne me dire que la vérité au nom de Iahvé? » Mikaiahou
[rentrant alors dans le sérieux de son rôle] dit : « J'ai vu
tout Israël dispersé sur les hauteurs, comme un troupeau
sans berger... — Ne t'avais-je pas bien dit, reprit Achab,
qu'il ne me prédirait rien de bon? » Mikaiahou ajouta [sur
un ton plus haut encore] : « Écoute donc la parole de Iahvé.
J'ai vu Iahvé assis sur son trône et toute l'armée du ciel '
debout autour de lui, à droite et à gauche. Et Iahvé di-
sait : « Qui est-ce qui saura égarer Achab, de façon qu'il
» marche contre Ramolh<-Galaad et qu'il y périsse? » Et l'un
disait ceci, l'autre disait cela. Alors l'Esprit ' sortit [des
rangs], et se présenta devant Iahvé, et dit : « C'est moi qui
» l'égaierai ! » Et Iahvé lui dit : « Comment cela? » Et l'Es-
prit répondit: <r Je sortirai, et je serai un esprit de meii-
» songe dans la bouche de tous ses prophètes. » Et Iahvé dit :
« Va, sors et fais ainsi ! » Et maintenant, donc, Iahvé a mis un
esprit de mensonge dans la bouche de tous tes prophètes que
voilà ; c'est le malheur, en réalité, qu'il a décrété conlre toi ! »
Alors Sidkiah fils de Kenaana s'approcha et frappa Mi-
kaiahou sur la joue, en disant : « Par quelle route l'Esprit
de Iahvé a-t-il passé pour aller de moi à toi ? » Et Mi-
kaiahou répondit : « Tu le verras bien, le jour où tu cour-
ras de chambre en chambre pour te cacher3. » Achab or-
J. OTOVI! N3S.
2. L'Esprit [saint], source de l'inspiration des prophètes.
3. Le document primitif contenait sans doute l'anecdote
répondant à cette prophétie.
300 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [875 av. J.-C.)
donna de saisir Mikaïahou et de le remettre à Amon, le
commandant de la ville, et à Joas, grand vizir du roi, avec
cet ordre : « Mettez cet homme en prison, et donnez-lui la
ration de pain et d'eau qu'on donne en temps de détresse,
jusqu'à ce que je revienne en bonne santé. » Et Mikaïahou
dit : « Si jamais tu reviens en bonne santé, ce n'est pas
Iahvé qui aura parlé par moi*. »
Achab et Josaphat marchèrent ensemble contre
Ramoth-Galaad. Benhadad en voulait particuliè-
rement à Achab, et ordonna à ses trente-deux chefs
de char de diriger toutes leurs attaques contre lui.
Achab alla au combat déguisé, ce qui faillit faire
périr Josaphat, qu'on prit pour lui. Les deux rois
montrèrent le plus grand courage; mais, au plus
fort de l'action, Achab fut atteint d'une flèche au
défaut de la cuirasse. Il n'en resta pas moins debout
dans son char2, faisant face aux Araméens. Vers
le coucher du soleil, les Israélites faiblirent, le cri
Is el iro,
Is el arso.
t Chacun à sa ville ! chacun à sa terre ! » courait
dans les rangs. Achab mourut dans la soirée; le
1 . La fin du verset 28 dans l'hébreu a été ajoutée pour rattacher
ici Michée, i, 2, et identifier les deux prophètes de ce nom.
2. Se figurer cette manière héroïque d'aller en char au combat
sur le modèle que les poèmes homériques et l'archéologie grecque
nous ont rendu familier.
187$ tv. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 301
fond de son char fut trouvé plein de sang. On
rapporta son corps à Samarie1. Il avait régné vingt-
deux ans, et n'avait que quarante ans2.
Josaphat regagna Jérusalem presque seul. Les
prophètes trouvèrent moyen de prouver que l'ex-
pédition avait été entreprise malgré leur avis. Le
danger de désobéir aux prophètes fut ainsi établi
par une nouvelle et terrible leçon.
Achab, tant calomn té par les historiens iahvéistes,
fut, en somme, un remarquable souverain, brave,
intelligent, modéré, dévoué aux idées de civilisa-
tion. Il égala Salomon par l'ouverture d'esprit et
la « sagesse ». Il le surpassa par la valeur militaire
et par la justesse de ses vues générales. Il bâtit
plusieurs villes, développa Samarie, embellit le
palais commencé par son père, et construisit la
demeure appelée Beth has-seu3, <a la maison
d'ivoire », à cause de la profusion qu'on y fit de
cette matière précieuse, dans le travail de laquelle
les Phéniciens excellaient. Jezraël prit grâce à lui
1. Ce qui suit,, v. 38, a été ajouté pour montrer tant bien que
mal l'accomplissement de la prophétie d'Élie.
2. Inscr. de Mésa, ligne 8. Voy. ci-après, p. 303.
3. 1 Rois, xxii, 39. On doute si la maison d'ivoire était à Sa-
marie ou à Jezraël. Cf. Amos, m, 15; Ps. xlv, 9; Cant., vu, 5.
Corn p. Odyssée, IV, 72, et ci-dessus, p. 264.
302 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [875 av. J.-C.)
de grands développements, et devint comme la
seconde capitale d'Israël. La poésie paraît aussi,
sous son règne, avoir jeté quelque éclat1.
Achab eut pour successeur son fils Ahaziah ou
Ochozias, qui, gouverné par sa mère Jézabel, pra-
tiqua le même éclectisme que son père, adorant
Iahvé, mais tolérant pour Baal. La malheureuse
expédition d' Achab pour reprendre Ramoth-Galaad
fut suivie d'un grand affaiblissement; Moab en pro-
fita pour se délivrer entièrement de la vassalité
d'Israël et pour se soustraire, en particulier, au
tribut de bêtes à laine qu'il payait2.
Moab avait alors un souverain d'une remarquable
capacité, Mésa, fils de Gamosgad3, sorte de David,
qui ramena Moab à ses anciennes limites en con-
quérant une à une toutes les villes au nord de l'Ar-
non, sur les Gadites*. Lui-même érigea dans sa
ville de Daibon un monument de ses victoires qui
nous a été conservé5. Voici la traduction de cette
1. Psaume xlv. Voir ci-dessus, p. 263-2G5.
2. II Rois, I, i ; m, 4- ; Mésa, ligne 8 ; Voir ci-après.
'.'>. Le premier composant de ce nom est seul çerlain.
4. Inscr. de Mésa ; voy. ci-après. Les lUibénites s'étaient presque
fondus avec les Moabiles, à cette époque.
5. La date de l'inscription de Mésa paraît tomber entre la mort
d'Achab (897, chronologie reçue) et la campagne de Joram d'Is-
raël et de Josaphat (vers 895, chronologie reçue). Il est probable
(875 «v. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 303
pièce, le plus ancien document certain que nous
ayons sur l'histoire vers 875 ans1 avant J.-C.
C'est moi qui suis Mésa, fils de Camosgad, roi de Moao,
le Daibonite. Mon père a régné sur Moab trente années, et
moi j'ai régné après mon père. Et j'ai fait ce bâmat pour
Qamos dans Qarha2, en souvenir de ma délivrance3; car il
m'a sauvé de tous les agresseurs et m'a permis de regarder
avec dédain tous mes ennemis.
Omri fut roi d'Israël, et opprima Moab pendant de longs
jours, parce que Camos était irrité contre sa terre. Et son
fils lui succéda, et il dit, lui aussi : « J'opprimerai Moab en
mes jours, je lui commanderai et je l'humilierai, lui et sa
maison. » Et Israël a été ruiné, ruiné pour toujours. Et
Omri s'était emparé de la terre de Mé-deba, et il y demeura,
[lui et son fils, et] son fils vécut quarante ans, et Camos l'a
[fait périr] de mon temps4.
Alors je bâtis Baal-Méon, et j'y fis des piscines, et je
construisis Qirialhaïm.
Et les hommes de Gad demeuraient dans le pays d'Ata-
qu'elle est du règne d'Ochozias d'Israël. Inutile de rappeler que
la chronologie reçue paraît avoir besoin, pour cette époque, d'une
assez forte correction.
1. Clermont-Ganneau, La stèle de Dhiban (Paris, 1870).
Voir Catal. des monnm. de la Palest. au musée du Louvre
(Paris, 1876). La dernière édition est celle de MM. Sinend et Socin
(Fribourg en Drisgau, 1886). Dans un article du Journal des sa-
vants, mars 1887, on a rectifié plusieurs des prétendues cor-
rections de ces deux savants.
2. Citadelle de Uaibon.
3. ,Jeu de mots : Mésa veut dire c délivrance ».
4. Il s'agit ici de la bataille de Ramoth-Galaad,
304 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [875 av. J.-C]
roth depuis un temps immémorial, et le roi d'Israël avait
construit pour lui la ville d'Ataroth. J'attaquai la ville et je
la pris, et je tuai tout le peuple de la ville, en spectacle à
Camos et à Moab, et j'emportai de là l'Ariel de Davdo1, et
je le traînai à terre devant la face de Camos à Qerioth, et
j'y transportai les hommes de Saron et les hommes de
Maharouth.
Et Camos me dit : « Va ! prends Nébo sur Israël. » Et j'allai
de nuit, et je combattis contre la ville depuis le lever de
l'aube jusqu'à midi, et je la pris ; et je tuai tout, savoir sept
mille hommes et enfants, et des femmes libres, et des jeunes
filles, et des esclaves, que je consacrai à Astar-Camos2; et
j'emportai de là les vases de Iahvé, et je les traînai à terre
devant la face de Camos.
Et le roi d'Israël avait bâti ïahas, et il y résidait lors de sa
guerre contre moi. Et Camos le chassa de devant ma face :
je pris de Moab deux cents hommes en tout ; je les fis monter
à Iahas, et je la pris pour ajouter à Daibon.
C'est moi qui ai construit (jarfis. le mur des forêts et le
mur de la colline. J'ai bâti ses portes, «t j'ai bâti ses tours.
J'ai bâti le palais du roi, et j'ai construit les réservoirs d'eau
dans l'intérieur de la ville.
El il n'y avait pas de citerne dans l'intérieur de la ville,
dans Qarha; et je dis à tout le peuple : « Faites-vous une
citerne chacun dans sa maison, » et j'ai creusé les conduits
d'eau pour Qarha, avec des captifs d'Israël.
C'est moi qui ai construit Aroër, et qui ai fait la route de
l'Arnon. C'est moi qui ai construit Beth-Bamoth, qui élail
détruite. C'est moi qui ai construit Bosor, qui était en ruine. . ,
1. Énigme. Comp. II Sam., xxm, W. Voir ci-dessus, p. fcO.
8. La vue de l'hiérodulie ou prostitution sacrée.
(870 «v. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 805
Daibon... cinquante, car tout Daibon m'est soumis. Et j'ai
rempli le nombre de cent avec les villes que j'ai ajoutée
la terre [de Moab].
El l 'est moi qui ai construit... Betb-Diblalhaïm et Beth-
Baal-Meon, et j'ai élevé là le la terre. Et Horonaïm, où
résidait Et Camos inédit : « Descends et combats contre
Horonaïm » Camos, dans mes jours l'année
Le reste de cet incomparable monument se perd
dans la nuit.
Ochozias d'Israël mourut d'accident après un
règne d'un an et quelquesmois. Il tomba par une
fenêtre de son palais et languit longtemps. Il
envoya, dit-on, interroger l'oracle de Baal-Zebonb,
de la ville philistine d'Ekron, ce qui blessa fort le
patriotisme israélite. « On dirait qu'il n'y a pas en
Israël de dieu à consulter! » murmurèrent les pro-
phètes. La mort du jeune roi d'Israël fut natu-
rellement tenue pour une vengeance de Iahvé1.
Comme il n'avait pas de fils, il eut pour successeur
son frère Joram, qui continua pendant douze ans la
ligne de conduite de son père et de sa mère. Il dé-
truisit bien un cippe de Ba;il ymassëbat hab Baal-)
1. II Rois, i. Plus tard, on mêla Élie à ces événements, par
une suture maladroite.
-_;. Comparez les ^sqdtîD 2ÏJ îles Phéniciens. Corpus inscr.
ternit., 1» part., 8, 123, 123 bis, 11". 194, 193, 380; Journ,
tuiat. , août-sept. I8T11, p. 253-270 (Bercer).
Il- 20
806 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [870 ty. J.-C]
que son père avait élevé. Mais il ne satisfit pas les
puritains. L'opposition du corps prophétique contra
la royauté fut de son temps plus forte que jamais.
Joram d'Israël ne manquait pourtant pas d'éner-
gie. Sa première entreprise fut pour arrêter la for-
tune toujours grandissante de Mésa, roi de Moab.
Il fit pour cela alliance avec Josaphat, qui, cette
fois encore, montra l'esprit le plus large. L'armée
combinée des deux rois prit par le sud de la mer
Morte. Ils entraînèrent avec eux le roi d'Édom, qui
avait dû récemment recevoir son investiture de Jo-
saphat1. Jusque-là, Édom n'avait eu qu'un simple
préfet ou nissab, dépendant de Jérusalem.
Le prophète Elisée, fils de Saphat, d'Abel-Mehola,
en Issachar2, qui, dit-on, avait été le disciple d'Elie
et était considéré comme son successeur, accom-
pagnait l'armée. S'il faut en croire les récits légen-
daires, mais non entièrement fabuleux3, que nous
avons à ce sujet, le prophète d'Israël, plein d'égards
pour Josaphat, aurait été on ne peut plus dur pour
Joram i. Les couleurs du récit ont été ici faussées
i. Comparez I llois, XXU, 48, à II Rois, III.
2. Abel-M hola, du côté de Belh-San, est presque vis-à-vis du
Oitli, et dans la région ou s'exerça l 'activité d'Elie. Voy. ei-dessus,
p. 288.
o. ii liais, m.
4. La façon dédaigneuse dont il renvoie Joram c aux pro-
t av . j..C] US DEUX ROYAUMES. SOI
par les préjugés d'un autre âge et par le dé>ii
(.ramener un nouvel exemple de la thaumaturgie
matérialiste et grossière d'Elisée. Maison sent que
l'antipathie des prophètes de Iahvé contre la maison
d'Achab allait s'accentuant de plus en plus et que
Jérusalem deviendrait un jour le centre d'attrac-
tion du iahvéisme militant.
Les Moabites montrèrent beaucoup de courage
pour résister à l'agression des trois rois, et se
portèrent en masse aux frontières, dans les ouadis
au sud de la mer Morte. Ils comptaient que la
désunion se mettrait entre les alliés et que les
trois rois se battraient entre eux. Il n'en fut rien.
L'armée confédérée s'avança victorieuse dans
l'intérieur du pays, semant des pierres sur les
champs cultivés, bouchant les sources, coupant
les arbres fruitiers1. Les coalisés arrivèrent ainsi
jusqu'à Kir-Haréset ou Qir-Moab 2, capitale mi-
litaire du pays, défendue par des remparts for-
midables. Les frondeurs commençaient déjà à lan-
phètes de son père et de sa mère » ne saurait être vrai 3. Les
prophètes d'Achab étaient hien des prophètes de Iahvé. I Ilois,
xx, 13; xxn, 5 et suiv. Notre récit est d'un temps où l'on s'ima-
ginait Achab et Jézaltcl comme fanatiquement voués au culte de
«liaal.
1. Comp. Deutér., xx, 19-20.
.. Aujourd'hui Kérak.
308 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [870 av. J.-C.)
ccr des pierres dans la ville. Mésa, qui y était ren-
fermé, vit que l'attaque était trop forte pour qu'il
y pût résister. Il voulut tenter une sortie avec sept
cents hommes du côté du camp des Édomites. Mais
il ne put réussir. Mésa prit alors le parti déses-
péré qui était dans les mœurs religieuses de ces
races. Un jour, on vit monter sur la muraille de Qir-
Haréset une fumée vers le ciel. C'était un holo-
causte à Gamos, et la victime n'était autre que le fils
aîné de Mésa, son héritier présomptif. Les Israé-
lites, quoique ne pratiquant pas ces sortes de sacri-
fices, croyaient à leur haute efficacité. Cette fumée
humaine les frappa de terreur; quelques accidents
qui survinrent parmi eux furent pris pour des effets
d'une colère divine1 . Ils levèrent le siège précipi-
tamment et retournèrent chez eux.
Josaphat alla, peu après, rejoindre ses ancêtres
dans les caveaux de la Ville de David. Ce fut un bon
souverain, brave et assez heureux à la guerre8.
Renonçant à la chimère de reconquérir le royaume
du Nord, il s'appliqua judicieusement à maintenir
la suzeraineté de Jérusalem surÉdom et les pays du
1. F)ïp. 1, 'embarras du narrateur est sensible.
2. 1 Rois, xxu, 46. Le chapitre II Ghron., xvn, est mêlé de
vrai et de faux. L'invasion ammonite, moabite, séirile, racontée
II Chron., xx, est douteuse.
(865 a». J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 30!>
Sud. Le royaume de Jérusalem comprenait, a litre
de vassalité, tout le Négeb et le Ouadi Ara bah jus-
qu'à Asiongaber et la mer Rouge. C'est là proba-
blement ce qui inspira l'idée de reprendre les pro-
jets de Salomon pour les navigations des mers de
l'Inde. Josaphat lit préparer une flotte à Asiongaber
en vue des voyages d'Ophir. Ochozias d'Israël de-
manda que ses gens pussent prendre place à côté
de ceux de Josaphat sur ces vaisseaux; mais Josa-
phat refusa 1. L'entreprise, du reste, n'eut pas de
suite; car les vaisseaux se brisèrent à Asiongaber.
On dit qu'un prophète, Éliézer fils de Dodiahou,
battit des mains sur cet accident, et le présenta
comme une suite de l'alliance coupable avec les rois
d'Israël2. Ce prophète eut une idée plus juste, s'il
vit que le développement de richesses qu'amènerait
un commerce lointain empocherait ce grand en-
thousiasme pour le droit des pauvres qui a donné à
la voix du peuple hébreu une sonorité sans égale
entre les voix de tous les peuples.
Josaphat eut pour successeur son fils Joram.
Pendant quatre ou cinq ans, les deux royaumes
eurent ainsi des souverains portant le même nom.
Joram de Juda, comme nous l'avons dit, avait
1. On lit tout le contraire dans II Chron., xx, 35 et suit.
2. II Chron., xx, 37.
310 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [865 av. j.-i '.]
épousé Athalie, fille d'Oniri \ profondément imbue
des idées de sa famille, en fait de religion et de
civilisation. L'influence de cette femme altière
et ambitieuse fit abandonner à Joram la ligne de
conduite qu'avaient suivie son père et son grand-
père. Il régna à Jérusalem selon les maximes
d'Achab, que continuait à Samarie son homo-
nyme, Joram d'Israël. De son temps, les Édomites
secouèrent le joug de Juda et se donnèrent un
roi2. La campagne de Joram contre eux fut mal-
heureuse. Cerné par l'ennemi, il réussit à s'échap-
per de nuit; mais Édom avait reconquis son indé-
1. Athalie est dite, II Rois, vin, 18, fille d'Achab, et, vin, 26,
lille d'Omri. Ce second passage est le locus classicus, celui qui
compte. Cf. II Chron., xxn, 2. Athalie avait de quarante à qua-
rante-deux ans quand elle fit son coup d'État en 884, selon la
chronologie reçue (cela résulte de II Rois, VIII, 26). Elle naquit
donc de 926 à 924. A cette date, Omri n'était encore que roi
partiel d'Israël. L'inscription de Mésa paraît dire qu'Achab avait
quarante ans quand il mourut [en 897]; il naquit donc en 937. Il
n'a donc pas pu être le père d'Athalie. Dans aucun cas, celle-ci
n'a pu être fille d'Izébel, puisque Achab épousa Izébel après son
avènement au trône (I Rois, xvi, 31), en 918. Il est bien plus
probable qu'Athalie fut fille d'Omri. C'est ce qui explique son
ascendant et même son mariage. En toute hypothèse, en effet
(les chiffres du texte reçu acceptés), Athalie était plus âgée que
Joram de Juda de quatre ou cinq ans (II Rois, vin, 17). Peut-
être le chiffre 32, donné pour l'âge de Joram de Juda quand
il parvint au trône, est-il trop faible.
2. H Rois, vin, 20.
[865 av. i.-C) LES DEUX ROYAUMES. 311
pendance, que les rois de Juda ne réussirent plus
à lui enlever ,. La ville chananéenne de Libna,
près du pays des Philistins, fut du même coup per-
due pour Juda. Il y eut enfin sous ce règne des
invasions de Philistins et d'Arabes, dont l'im-
portance parait avoir été exagérée*.
Joram de Juda régna peu d'années et laissa le
trône de Jérusalem à son fils Ochozias, âgé de vingt-
deux ans. Ce règne fut plus court encore que celui
de Joram. Athalie paraît avoir dirigé les affaires.
Ochozias de Juda s'allia à Joram d'Israël contre
Hazaël, roi de Damas. La reprise de Ramoth-Galaad
était toujours le but de ces expéditions, inspirées par
un désir de revanche, généreux mais peu éclairé. La
dynastie de Damas avait l'avantage de régner sur un
pays bien plus riche que la Palestine et qui n'était
pas travaillé par le fanatisme religieux. La région
orientale du territoire de Manassé comprenait des
cantons que les souverains de Damas ont toujours
possédés. Benhadad II avait été remplacé par son
premier ministre Hazaël, suspect de l'avoir étouffé
sous une couverture mouillée 3 . Ce Hazaël para?»
avoir été un homme de grande capacité. Il fut
i. Joël, iv, 19 ; Amos, i, 11, 12.
2. II Chron., xxi, 16-17.
3. il Rois, vin, 7-1-5.
312 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [865 av. J.-C.j
sans cesse en guerre avec Israël *. L'expédition des
deux rois israélites contre Ramoth-Galaad ne lut
pas heureuse. Joram d'Israël fut blessé et retourna
se faire soigner à Jezraël. Ochozias de Juda vint
l'y visiter. Le camp devant Ramoth-Galaad se
trouva ainsi momentanément presque abandonné.
Cette imprudence eut les conséquences les plus
graves; il en résulta une révolution, qui changea de
fond en comble la situation du royaume d'Israël.
1. Ces guerres araméennes tiennent une grande place dans la
légende d'Elisée, agada qui n'a aucune valeur historique, mais
qui montre bien l'importance desdites guerres durant la premiers
Dioilié du ixe siècle.
CHAPITRE IX
VICTOIRE DU PROPHÉTISME. — JÉHU.
Pendant que les deux rois se préparaient, h
Jezraël, à recommencer la lutte, une conspiration
militaire, dont le chef était Jéhu, fils de Nimsi,
éclata dans Tannée qui était restée autour de
Ramoth-Galaad. Il ne parait pas douteux que ce
mouvement n'ait eu pour excitateurs les prophètes.
Leur haine contre la dynastie d'Achab était à son
comble; la mort de Joram était probablement
prévue; il s'agissait d'empêcher qu'aucun des
nombreux fils ou petits-fils d'Achab qui étaient à
Samarie ne fût proclamé. Selon certains récits,
le prophète Elisée aurait envoyé un de ses dis-
ciples, un fils de prophète, à Rumolh pour y ver-
ser l'huile sur la tête de Jéhu1. Ailleurs, c'est
1. II Rois, ix, 2 et suiv., source relativement historique
314 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1800 av. J.-C]
Élie lui-même qui désigne Jéhu pour l'onction
sainte4. Partout où entrent Élie et Elisée, la fable
entre avec eux. Elisée cependant pouvait vivre
encore, et le récit qui lui attribue une part dans
l'avènement de la nouvelle dynastie paraît avoir
sa part de vérité2.
Jéhu, sûr de la connivence des officiers de l'ar-
mée de Ramoth-Galaad, partit pour Jezraël et
fit en toute hâte sur son char les huit ou neuf
lieues qui l'en séparaient. Aucun bruit de la
conspiration n'était arrivé en cette ville. Ce fut
la sentinelle de la tour qui signala l'approche du
danger. Les deux rois sortirent sur leurs chars,
et, au moment où Joram d'Israël criait à son allié :
« Trahison, Ochozias ! » Jéhu banda son arc et
frappa le souverain d'Israël, en pleine poitrine,
d'une flèche qui lui traversa le corps. Joram s'af-
faissa et mourut sur-le-champ.
S'il n'y avait eu dans la conspiration que le fait
1. I Rois, xix, 18, source agadique.
2. Si ailleurs le fait est attribué à Élie, c'est que la biographie
d'Élie n'est souvent qu'un décalque de celle d'Elisée. Il n'est
même pas impossible que ces deux biographies légendaires n'en
aient d'abord fait qu'une, dont le héros, dans certaines rédactions,
s'appelait Éliah et dans d'autres Élisa. En tout cas, les deux
récits, I Rois, xix, 16 et II Rois, ix, 2, ne viennent pas de la
même souroe.
[860 av. J.-C.] LES DEUX R0 s' AU M ES. 315
d'un militaire déloyal, voulant se défaire de son
maître pour régner à sa place, Jéhu se fût arrêté
après l'heureux coup de flèche qui lui assurait le
trône d'Israël. Ce qui montre bien que la haine
des prophètes contre la maison d'Achab se cachait
derrière l'ambition de Jéhu, c'est que celui-ci, qui
pourtant ne pouvait aspirer à la royauté de Jérusa-
lem, voulut à tout prix tuer Ochozias. Après la
mort de son cousin, près de Jezraël, Ochozias s'en-
fuit vers le Carmel. 11 fut blessé sur la hauteur de
Gour, qui est du côté de Ibleam, et mourut à
Megiddo. On amena son corps dans son char à
Jérusalem, et on l'ensevelit dans la sépulture
ordinaire des rois de Juda.
Jéhu, après l'assassinat des deux rois, entra dans
Jezraël. Jézabel, qui savait la mort de son fils, fut
héroïque de fierté. Elle se fit mettre du fard aux
yeux, se para la tête et se mit ainsi à une des
fenêtres du palais. Quand Jéhu entra monté sur
son char dans la cour, elle lui cria : c Gomment se
porte Ziniri, l'assassin de son maître? » Jéhu re-
garda aux fenêtres, en criant : « Qui est pour moi ?
Qui ? » Ses yeux se rencontrèrent d'une façon
significative avec ceux de deux ou trois eunuques
qui étaient près de leur maîtresse. Il leur cria ;
t Jetez-la en bas. » Ce fut vite fait; le sang jaillit
316 ÏIISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [860 av. J.-C.)
contre les murs et sur l'équipage. Jéhu fit piétiner
la vieille reine par les chevaux de son char.
Jéhu entra dans le palais, mangea et but. Puis
il dit : « Occupez-vous de cette maudite, et donnez-
lui la sépulture; car elle est fille de roi. » On alla
chercher le cadavre; mais on ne trouva que le
crâne, les pieds et les paumes des mains. Le reste
avait été réduit en fumier par les chevaux.
Jéhu se préoccupait naturellement des survivants
nombreux de la famille d'Achab qui étaient à Sa-
marie. Entre fils et petits-fils, cela faisait soixante-
dix personnes. Il écrivit aux principaux de la ville
une lettre hypocrite : «... Or donc, quand cette
lettre vous parviendra, puisque vous avez entre les
mains les fils de votre maître et ses chars et ses
chevaux, une ville fortifiée et l'arsenal, choisissez
parmi les fils de votre maître le meilleur et le plus
convenable, et mettez-le sur le trône de son père,
et puis battez-vous pour la maison de votre maître. »
La cruauté sournoise qui faisait le caractère de
Jéhu donnait à cette lettre un accent terrible. Le
préfet du palais, le préfet de la ville, les anciens et
les omenim ou pédagogues des jeunes princes en-
voyèrent faire leur soumission. Jéhu leur écrivit
une seconde lettre : « Si vraiment vous êtes pour
moi et que vous vouliez être mes sujets, prenez les
[860 it. j.-r..i LES DE 01 ROYAUMES. 317
têles des fils de votre maître, et venez nie voir à
Jezraël demain à pareille heure1. » Les soixante-dix
jeunes princes étaient chez les notables de la ville,
qui les élevaient. Chacun de ces estimables bour-
geois prit son pensionnaire royal et lui coupa la
tète. Puis on mit les têtes dans des paniers, et on
les envoya à Jezraël. Jéhu donna ordre de les ranger
sur deux piles à l'entrée du palais. Le lendemain
matin, il sortit, prit place à la porte et dit au
peuple : « Vous êtes justes. C'est vrai, j'ai conspiré
contre mon maître, et je l'ai tué. Mais tous ceux-ci,
qui les a tués? Reconnaissez donc que pas une
parole de Iahvé ne tombe à terre... » Quand on est
persuadé que le malheureux est nécessairement un
disgracié de Dieu, le fait accompli est toujours
facile à légitimer.
De Jezraël, Jéhu se rendit à Samarie, qui,
malgré l'importance acquise par Jezraël, restait
la capitale du royaume. A l'endroit du chemin
qui s'appelait Équed ha-roïm, il rencontra une
troupe de frères d'Ochozias de Juda, qui venaient
de Jérusalem à Jezraël voir les princes de leur
i. Ce récit n'a rien que de conforme aux mœurs du temps et
de l'Orient. Ce qui peut faire douter de l'exactitude des détails,
c'est que. plus bas, \, 17, les massacres de princes ont lieu
après l'entrée de Jéhu à Samarie.
318 HISTOIRE DU PËUPLK D'ISRAËL. \m sy. JL-C.J
famille. Ils ignoraient les sanglantes catastrophes
qui s'étaient passées. Jéhu fit saisir la bande
entière composée de quarante-deux personnes.
Tous furent égorgés et jetés dans une citerne à
Equed ha-roïm.
Une rencontre plus singulière qu'il fit, dit-on, à
ce moment, fut celle de Jonadab, fils de Rékab,
qui venait au-devant de lui1. Jéhu le salua etlui dit:
« Ton cœur est-il d'accord avec le mien, comme le
mien l'est avec le tien? — Oui, répondit Jonadab. —
Eh bien, si cela est, donne-moi ta main. » Et il la
lui donna, et Jéhu le fit monter sur son char et lui
dit : « Viens avec moi, et tu verras mon zèle pour
Iahvô. » Et il l'emmena sur son char. Et, étant
arrivé à Samarie, Jéhu fit mourir ce qui restait
de la famille d'Àchab, jusqu'à ce qu'il eût tout exter-
miné, « selon la parole de Iahvé dite à Élie ». Les
Rékabites, en effet, paraissent avoir été en rapports
directs avec l'école d'Elie.
Ainsi, fort de l'appui de tous les piétistes, Jéhu,
dont les sentiments personnels restent dans
l'ombre, procéda à de terribles épurations. Le
narrateur théocrate, selon lequel ces massacres
sont hautement louables et valent à Jéhu laplus
i. Voir «•i-ilrssus, ».. <2X'.)-"2'.)0.
[800 «y. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 319
enviée des récompenses, celle de faire dynastie*,
les a sûrement exagérés, croyant par là relever
son héros. Il parait bien cependant que Jéhu
porta en tout ceci la perfidie cruelle qui fait de
lui, dans l'histoire, un des précurseurs de Phi-
lippe II. Selon le récit qui nous est parvenu, il
convoqua une grande panégyre pour une fête à
I>aal, et, quand les adorateurs et prêtres de ce
Dieu furent réunis dans les cours du temple à
Samarie, il fit tout massacrer par les soldats de
sa garde. Puis la troupe envahit le temple de Baal,
en tira les cippes sacrés, les masséboth en bois,
et les brûla. Le temple fut démoli et converti
en latrines publiques2. Jonadab fils de Rékab
assista, dit-on, à toutes ces violences, à côté de
Jéhu 3.
Dans le vieux iahvéisme grossier, le vaincu a
toujours tort, la défaite est toujours un châtiment
de Iahvé. A partir de ces sanglantes catastrophes,
on trouva que tout ce qui était arrivé à la maison
d'Achab était juste et avait été prédit par les pro-
phètes. C'était la punition des goûts profanes de
i. II Hois, x, 30.
2. Si cela est vrai, il fuut supposer que les sanctuaires païen
se rebâtirent. Àmos, vin, 14.
3. 11 Rois, x, 23.
320 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 av. J.-C]
ces princes, de leurs alliances étrangères, de
leur peu d'égards et même, disait-on, de leurs vio-
lences envers les hommes de Dieu. On se rappela
l'histoire de ce Naboth dont Achab avait expro-
prié la vigne, pour agrandir sa résidence de Jez-
-aël, et que Jézabel avait, dit-on, fait périr par son
astuce. On rapprocha les lieux, on crut que le
corps de Joram avait été jeté sur le champ de
ce Naboth. On cita des paroles des prophètes
et en particulier d'Élie, annonçant que Ton verrait
Achab, Jézabel et toute leur race périr misérable-
ment, que les chiens lécheraient leur sang, se dis-
puteraient les lambeaux de leur chair. Les pro-
phètes étaient victorieux sur toute la ligne. Iahvé
triomphait avec eux.
Ces révolutions terribles de Jezraël et de Sama-
rie purent se passer assez rapidement pour qu'on
n'en ait été informé à Jérusalem qu'après leur ac-
complissement. A la nouvelle simultanée de la
mort de son fils, de son neveu et de presque tous
les princes des deux familles royales, Athalie fit
comme Jézabel. Elle s'arma d'esprit royal, et fit
face au danger avec une audace extraordinaire.
Mais, en se parant de faux cheveux et se peignant
les yeux avec le kohol, Jézabel savait qu'elle allait
a la mort. La situation d' Athalie à Jérusalem était
[855 av. J.-C] LES DEUX II (t Y Ai; M ES. *21
loin d'être aussi désespérée. En partant pour l'ex-
pédition de Ramoth-Galaad, Ocliozias lui avait
laissé la régence; le pouvoir était entre ses mains,
quand les funestes nouvelles arrivèrent.
Les princes frères d'Ochozias avaient été tués
par Jéhu. Il restait néanmoins de la race de David
(sans parler de collatéraux éloignés, rentrés dans
la vie privée) quelques enfants d'Ochozias trop
jeunes pour régner. L'idée d'une royauté féminine
était tout à fait en dehors de l'esprit Israélite.
Le peuple de Juda avait, d'ailleurs, un tel attache-
ment pour la famille de David, qu'il dut s'attacher
avec obstination aux enfants en qui le droit légi-
time vivait encore. Athalie fut reconnue pour ré-
gente, pendant la minorité des princes ses petits-
fils. C'était une femme d'une vraie capacité, qui
avait exercé une grande partie du pouvoir sous
Joram et sous Ochozias. Elle régna, pendant
sept ans, à Jérusalem. Le pays lui fut évidemment
favorable1. Loin de détester la famille d'Omri, les
Iliérosolymites étaient habitués depuis longtemps
à la considérer comme l'alliée fidèle de la maison
de David.
Les difficultés du gouvernement d'Athalie vin-
1. Ce qui concerne Mathan el le temple de Baal à Jérusalem,
paraît une fable. II Rois, XI, 18.
j»- ai
32Î HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [855 a*. J.-v.)
rent des femmes de la famille royale ei surtout de
Joséba, fille du roi Joram et sœur d'Ochozias.
Athalie eût été un miracle en son temps si elle
n'eût fait servir le crime à ses fins politiques. Les
jeunes princes, grandissant, étaient une menace
journalière pour ce pouvoir auquel elle ne pouvait
plus renoncer. Elle l'exerçait en réalité depuis
douze ans; elle avait de quarante ;à quarante-deux
ans. Une abdication à cet âge eût été pour elle un
supplice, et, vu les haines qu'elle avait amassées
contre elle, un trop certain arrêt de mort. On parla
d'assassinat de quelques-uns des jeunes princes;
on prétendait qu'Athalie faisait successivement dis-
paraître ceux qui approchaient de leur majorité.
On se racontait avec horreur une grande scène
de meurtre qui aurait eu lieu dans la « chambre
des lits », sorte de nursery du palais. On arrivait
parfois à se demander s'il restait encore des fils
d'Ochozias. Les massacres de Jéhu avaient habitué
l'imagination populaire k rêver partout des scènes
analogues. L'opinion était inquiète et prête à ac-
cueillir tous les bruits mystérieux.
Or, un jour, Joséba, d'accord peut-être avec
Joïada, le chel des prêtres qui demeuraient dans les
appentis du temple, démasqua une intrigue savam-
ment préparée. Elle annonça qu'elle avait >auvé de
(8M st. J.-c.l LES DEUX ROYAUMES. 323
la mort un enfant nommé .Ions, que son frère Ocho-
zias avait eu d'une Bersabéenne nommée Gibia, et
qu'elle l'avait caché dans les logements qui entou-
raient le temple. Joïada, le commandant des
gardes1, assembla les capitaines des Carim et des
rucim dans le temple, et, après les avoir engagés
par les serments les plus terribles, il leur montra
l'enfant qui représentait la race de David. Les
capitaines le reconnurent. Joïada le militaire con-
vint alors avec eux d'une habile manœuvre, qui
devait les faire trouver massés au temple, en sor-
tant du palais, sans exciter les soupçons d'Àthalie.
La garde descendante n'avait pas coutume d'em-
porter ses armes; on y suppléa au moyen des
armes volives du temple. Au moment solennel, on
dévoila la scène préparée. Le petit roi apparut au
1. Au verset 4 du chapitre xi, Joïada n'est pas prêtre; il agit
en commandant des gardes. Un piètre n'eût pas eu le droit de
convoquer l'armée et de donner des ordres, comme si Athalie
n'eût pas eu de sar-saba. A partir du verset 9, Joïada est prêtre.
On sent ici la duplicité de source. Dans un premier récit, Joïada
était le chef des Carim; dans un autre récit, on trouva commode
de le faire prêtre. Cette transformation était d'autant plus facile
que, dans la suite de l'histoire de Joas, on trouvait un Joïada
hac-coken (xn, 8 et suiv., partie bien plus historique). La pré-
tendue ingratitude de Joas envers son sauveur disparait ain^i.
Il est remarquable que le nom de Joïada ne figure pas dans la
liste des grands prêtres du livre des Chroniques (I Chron., v, 30
et suiv.).
324 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [85i av. J.-C]
peuple entre l'autel des sacrifices et le temple, la
couronne en tête. On le proclama, on l'oignit, on
battit des mains ; on cria « Vive le roi ! » et les
trompettes sonnèrent 1 .
Athalie accourut au bruit en criant : « Trahison!
trahison! » Tout le monde s'écarta d'elle. On la
frappa de l'épée, sous la porte du passage couvert
par lequel on introduisait les chevaux dans le palais.
On mena ensuite le petit roi au palais et on l'intro-
nisa. La populace, toujours favorable aux coups
d'État où on la convie à prendre part, témoigna
beaucoup de joie.
1. Le récit de la conspiration qui renversa Athalie, tel qu'on
le lit au chapitre xi du IIe livre des Rois, est plein d'anacbro-
nismes. Il a sûrement été écrit ou du moins amené à sa forme
actuelle après la captivité. Ce qui est dit de la Thora et du pacte
(versets 12, 17) est sûrement postérieur au Deutéronome (Deut.,
xvii, 18 et suiv.). L'organisation du temple, avec un grand
prêtre et un personnel nombreux, nous reporte aux temps du
triomphe de Josué fils de Josadaq sur Zorobahel. Les réunions
au temple et la cérémonie religieuse qui aurait eu lieu le jour
du sabbat (v. 7) sont des prolepses évidentes. Les armes de
David (v. 10) prêtent également à l'objection. Toute cette his-
toire, dans le livre des Rois, est combinée en vue de montrer
la conservation miraculeuse de la maison de David par les
prêtres et par le temple. — Le livre des Chroniques donna au
récit une coulern- encore plus cléricale. On maria Joïada et
Joséba, devenue Josabeth. Tout le coup d'État fut l'œuvre des
lévites ; le temple fut conçu sur le modèle de ce qu'il devint à
l'époque de la plus pure théocratie.
[8»0 av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 325
Ainsi, à quelques années de distance, le iahvéisme
remportait deux victoires décisives. A Jérusalem,
la force du sentiment légitimiste rétablissait l'an-
cienne dynastie, devenue sainte. En Israël, le pro-
phétisrne renversait une dynastie qu'il jugeait lui
être ennemie. Le sort en est jeté. Le parti profane
de la civilisation et du progrès, déjà vaincu après
la mort de Salomon, l'est de nouveau par l'anéan-
tissement de la maison d'Achab. Un peuple ne joue
jamais deux rôles à la fois. Dès 850 ou 860. il est
écrit qu'Israël ne sera pas un peuple comme un
autre. La royauté est vaincue. Ce peuple sera
médiocre dans l'ordre temporel; mais, dans l'ordre
religieux, il sera sans pareil. L'avenir ici n'est
pas aux rois sages, aux politiques sensés; il est aux
visionnaires, aux utopistes, aux démocrates in-
spirés, commandant les révolutions, faisant et dé-
faisant les dynasties.
La haine, la barbarie souillent trop profondément
ce terrible prophétismedu temps des Omrides, pour
qu'on ne répugne pas, au premier abord, à placer
parmi les précurseurs de Jésus des espèces d'en-
ragés, que l'agadiste a cru relever en leur prêtant
des actes abominables de vengeance et de cruauté.
Dans la lutte de ces énergumènes avec la royauté,
c'est en général la royauté qui a raison. Leurs con-
326 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 *v. J.-C]
seils sont toujours les plus implacables et les moins
pratiques. Pas de quartier pour l'ennemi; pas d'al-
liance avec les goïm1; droit de la guerre poussé à
ses conséquences les plus féroces. Tuer tout sans
miséricorde, leur paraît l'idéal du guerrier de
ïahvé8. Épargner le vaincu, obéir à un sentiment
d'humanité est le dernier des crimes. En lisant ces
hideuses histoires, on est souvent amené à se dire :
« Heureusement, ce n'est pas vrai; » ces récits ont
été rédigés tardivement par des frénétiques qui ont
cru faire honneur à leurs ancêtres en leur prêtant
des atrocités.
Un texte de législation idéale à peu près contem-
porain de l'école d'Ëlie, et peut-être provoqué par
cette école, prononce le hérem, c'est-à-dire l'excom-
munication entraînant la peine de mort, contre
l'Israélite qui sacrifie à un autre dieu que Iahvé 3.
Presque toutes les républiques antiques, fondées
sur la famille et sur des sacra nationaux, eurent de
ces anathèmes. Celui qui n'admettait pas le culte
de la cité dont il faisait partie s'excluait par là
i. L'emploi de ce mot, qui veut dire € les nations », avec la
nuance de < païens », remonte au propliélisme du ix< siècle.
2. 1 Kois, xx, 35 i3. Comparez, dans l'Iiisloire de Saùl, l'épi-
«ode d'Agag, tiré des même sources.
3. Exode, xxn, 19 (Livre de l'Alliance).
[8M" av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 327
même de cette cité. Mais la crise qui s'accomplis-
sait en Israël amenait des conséquences toutes
nouvelles. Le culte de Iahvé en venait à impliquer
une croyance et une morale, une foule de choses
enfin qui n'étaient ni nationales ni municipales.
Ainsi le kérem sémitique devint un principe de per-
sécution, de fanatisme. Le dieu national d'Israël
sera le Dieu absolu ; son culte ne se bornera pas
à d'inoffensives panathénées; l'imposer, ce sera
imposer un dogme, c'est-à-dire la chose du monde
la moins susceptible d'être commandée.
Ce peuple est voué au fanatisme, cela est clair;
mais le fanatisme, entre ses mains, ne sera pas pu-
rement destructeur, à la façon de l'islam. Par un
miracle dont il n'y a qu'un autre exemple, la Ré-
forme du xvie siècle, le fanatisme juif aboutira un
jour à la chose libérale par excellence, à la religion
d'un Dieu commun à tout le genre humain.
Le fanatisme, en effet, peut avoir des consé-
quences très diverses selon le motif qui l'inspire. Il
y a une différence sensible entre le fanatisme sacer-
dotal et le fanatisme d'illuminés laïques. Le pro-
testantisme, qui, à l'origine, impliqua des éléments
assez analogues à ceux du prophétismeisraélite, est
devenu, avec le temps, quelque chose de libéral,
tandis que le fanatisme catholique, tel qu'on le voit
328 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [«* «y. J.-C]
dans Philippe II et dans Pie V, n'a fait que du mal
et ne s'est jamais transformé. L'inspiration indi-
viduelle ne crée rien d'aussi dangereux qu'une
Église infaillible, une papauté. Les farouches
voyants d'Israël furent des émancipateurs sans le
vouloir; car ils combattirent la pire des tyrannies,
la connivence des foules ignorantes avec un sacer-
doce avili.
CHAPITRE X
CONCEPTION D'UNE HISTOIKK SAINT!-
Le prophétisme qui lutte sous Achab, qui
triomphe sous Jéhu, tout entouré qu'il est d'obs-
curités, est en somme l'événement le plus décisif
de l'histoire d'Israël. Il est le commencement de la
chaîne qui, dans neuf cents ans, trouvera son der-
nier anneau en Jésus. Élie et Elisée appartiennent
tout entiers à la légende; on ne sait d'eux qu'une
seule chose, c'est qu'ils furent grands. Le iahvéisme,
qui, à Jérusalem, n'était qu'un culte, devient, dans
les écoles des prophètes du Nord, un ferment reli-
gieux de la plus haute puissance. Le prophétisme
du Nord n'a pas seulement créé Élie ; il a créé
Moïse; il a créé l'Histoire sainte; il a créé le pre-
mier rudimerA de la Thora; il a été, par consé-
quent, le point de départ du judaïsme et du chris-
tianisme. En tout ce qui touche au progrès de la
330 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J.-G.J
religion, Jérusalem, à ce moment de l'histoire,
nous paraît en retard sur les tribus du Nord.
Les prophètes du ixe siècle, malgré des passions
sombres et ce que nous appellerions de graves
malentendus théologiques, méritent donc d'oc-
cuper une place de premier ordre dans l'histoire
du progrès humain. Ils étaient à deux pas d'af-
firmer que Iahvé seul est Dieu. Ils revenaient, après
une longue suite d'erreurs et de superstitions, à
l'élohisme de l'âge patriarcal. Un étonnant orgueil ,
de race devint dès lors le mobile fondamental de
la vie d'Israël. Israël est le peuple de Iahvé; c'était
là dire peu de chose : Moab, aussi, est le peuple
de Gamos. Mais tout était changé depuis que Iahvé
ne se distinguait plus du Dieu même qui a fait le
ciel et la terre, du Dieu qui aime la justice et le
droit. Au lieu d'avoir, comme tous les peuples, un
Dieu national, Israël devenait ainsi l'élu de Dieu,
le peuple de choix de l'Être absolu, le peuple
unique. L'histoire de ce peuple ne devait dès lors
ressembler à celle d'aucun autre. Iahvé a fait pour
Israël des choses qu'aucun dieu n'a faites pour
son peuple. Les vieux souvenirs d'Our-Casdim et
de Harran remontaient en la mémoire; une his-
toire sainte se dressait. Les prophètes apparais-
saient comme les guides inspirés d'Israël; or, le
850 a*. i.-C) LES DEUX ROYAUMES. S31
premier des prophètes n'élait-ee pas ce Mosé qui
tira le peuple d'Egypte? Et le premier auteur du
pacte n'était-ce pas cet Abraham, issu des fables
babyloniennes, qui apparaissait dans le lointain
comme le père de la civilisation? La vocation d'A-
braham et les promesses qui lui furent faites,
encore indécises dans les Légendes patriarcales1,
devenaient le point de départ du iahvéisme dogma-
tique, la base du pacte d'Israël avec son dieu.
Ces idées s'agitaient dans tout Israël, mais prin-
cipalement dans les tribus, parce que la liberté et
l'activité religieuse étaient là bien plus grandes.
A Jérusalem, le temple était une gêne, et le sacer-
doce, quoique peu organisé encore, avait ses effets
ordinaires d'appesantissement et de lutte contre
l'esprit. Le prophète, n'étant pas prêtre, n'avait pas
le boulet que traîne aux pieds tout corps sacerdotal.
La evise soulevée par l'école prophétique, du temps
d'Achab et de Joram, avait donné aux questions
religieuses une saillie extraordinaire. On avait bien
les livres de Légendes patriarcales et héroïques,
rédigés il y avait une centaine d'années; mais ces
livres n'avaient point un caractère assez exclusi-
vement religieux. C'étaient des recueils d'anecdotes
1. Gen., xv, et surtout xx, 13, où le caractère polythéiste et
païen est oncnre sensible.
332 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 ar. J.-C.J
et de chants populaires, pleins d'intérêt et de
charme; ce n'était pas le livre sacré dont un peuple
fait son tabernacle et sa vie. On sentait le besoin
d'un livre contenant le dogme fondamental de la
religion. Ce dogme, en Israël, était tout historique;
c'était l'exposé des phases successives du pacte de
Iahvé avec son peuple. Il était urgent de rédiger en
un corps unique les éléments d'histoire que l'on
possédait ou croyait posséder. L'œuvre capitale
d'Israël grandissait à vue d'œil ; une transforma-
tion profonde s'opérait; l'Histoire sainte naissait.
Le livre des Légendes, en effet, était loin d'avoir
épuisé la tradition orale, et notamment cet ancien
fond d'idées babyloniennes dont le peuple vivait
depuis des siècles; beaucoup d'éléments de tra-
dition orale flottaient à côté des maigres docu-
ments écrits. Il semble, en particulier, que le vieux
livre n'avait aucun récit sur la création et sur l'ap-
parition de l'humanité. Les dires, à cet égard,
étaient interminables et discordants. Cela se ra-
contait en séries mnémoniques, succeptibles de très
fortes variantes '. Gela s'enseignait jusqu'à un cer-
taint point, et peut-être les longs loisirs des navoth
ou séminaires prophétiques étaient-ils occupés à
1. Comp., par exemple, la liste des Caïnites et des Sr'tliites.
[S50 «». J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 333
réciter ces vieilles légendes. Tout ce qui concernai L
Moïse manquait de rédaction suivie1. La plupart
des généalogies, enfilées en chapelet, étaient égale-
ment sues par cœur; mauvaise condition pour leur
intégrité! Plusieurs, cependant, pouvaient déjà être
écrites. Le livre des Guerres delahvé était un vrai
trésor; mais il ne remontait pas au delà des pre-
mières batailles que les Israélites livrèrent, en s'ap-
prochant de la Palestine, à la hauteur de l'Arnon.
Ce qui faisait surtout défaut dans les livres
d'histoire iahvéiste écrits avant cette époque,
c'étaient les prescriptions religieuses et morales.
Or une idée était devenue tout à fait dominante
dans les écoles de prophètes, c'est que Iahvé im-
pose à ses fidèles certaines prescriptions, certaines
lois. Un petit code se formait. Ce code était comme
la condition du pacte intervenu entre le dieu et son
peuple. A côté des faits d'histoire religieuse par les-
quels on se proposait de montrer qu'Israël avait
un engagement spécial envers Iahvé, il y avait le
dispositif de ce pacte, c'est-à-dire les lois qui étaient
censées avoir été imposées au peuple par Iahvé. Ces
lois étaient en partie les articles divers d'un droit
1. Se rappeler le chant de Beër (Nombres, xxi, 17-18) et l'épi-
sode de Balaam libid., xx.li et suiv.j. Voir ci-dessus, p. 212-213,
130-231.
334 HISTOIRE >)U PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J.-C.j
coutumier d'inégale antiquité, en partie des pres-
criptions sacerdotales ou rituelles, en partie des lois
morales, résultat du mouvement humanitaire qui
se produisait déjà dans les écoles prophétiques.
Mosé fut envisagé comme l'universel promulgateur
de ces lois, censées inspirées par Iahvé,
De tout cela résulta un récit sacré dont voici les
lignes essentielles *.
Au commencement, Iahvécrée le ciel et la terre,
les hommes par conséquent. Ces premiers hommes
sont des géants. Vivant huit et neuf cents ans, ils
créent une première civilisation où le mal l'emporte
de beaucoup sur le bien, et qu est balayée par le
déluge. Un juste, Noé, est sauvé des eaux et re-
nouvelle l'humanité par ses trois fils: Sem, Chain,
Japhet. Sem est la tige des élus; un de ses descen-
dants est cet Abraham d'Our-Casdiin, avec qui Dieu
fait un pacte à perpétuité. Son fils et son petit-fils,
Isaac et Jacob, errent à l'état de nomades dans le
pays de Chanaan, dont Dieu leur promet la posses-
sion future. Le pacte est renouvelé avec chacun
d'eux, en particulier avec Jacob. Joseph, fils de Jacob,
i. Pour la parfaite clarté de ce qui suit, il faut se servir d'un
texle où la rédaction jéhoviste et la rédaction élohiste soient
séparée* n imprimées en caractères différents, par exemple
de ta Genèse de M. François I.euorinant, ou de la traduction do
SI. lieuss.
85i av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 33b
nltire ses frères en Egypte, où ils se trouvent, avec
le temps, réduits à l'état de servitude. Iahvé les
délivre par le grand prophète Mosé, qui les mène
au Sinaï. Là, Iahvé leur apparaît dans la plus solen-
nelle des thé opha nies, renouvelle son pacte avec
eux et édicté les lois résultant de ce pacte. Mosé
conduit le peuple jusqu'aux confins de la terre
promise. Josué effectue la conquête de la terre et la
partage entre les fils d'Israël, si bien que la pro-
priété de tout bon Israélite a une origine théocra-
tique, le partage des terres émanant de Iahvé
lui-même1.
Voilà ce qui se racontait, avec des variantes très
considérables, soit en Israël, soit en Juda. Le
premier crayon de tout cela était déjà dans les livres
des Légendes patriarcales et des Guerres de Iahvé ;
mais ces livres étaient peu répandus et n'avaient pas
éteint dans le peuple la fécondité légendaire. La tra-
dition orale est essentiellement vacillante. L'arran-
gement des généalogies antédiluviennes n'était pas
le même chez deux traditionnistes. Il y avait, au
moins, deux Noé, l'un homme vertueux, l'autre qui
plantait la vigne. Les aventures attribuées à Abra-
ham étaient souvent mises sur le compte d'Isaac ou
1. Se rappeler l'épisode de Niibolh. I lîois, \x.i.
336 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J.-C.j
de Jacob, et réciproquement. L'histoire d'Ismaël
se racontait de trois ou quatre manières. Les récits
sur Moïse différaient du tout au tout. Les lois qu'on
lui attribuait n'avaient rien de fixe. Il n'y avait d'à
peu près uniforme que le récit du déluge. Le canevas
de ce récit continuait d'être, trait pour trait, celui
que les Hébreux primitifs avaient apporté de Méso-
potamie et qu'on a retrouvé de nos jours sur les
briques d'un des palais de Ninive1.
On ignorera toujours les conditions dans les-
quelles fut composée cette histoire sainte et natio-
nale à la fois. La seule chose qu'on puisse affirmer
est qu'elle fut rédigée de deux côtés, sans que les
deux rédacteurs aient eu connaissance du travail
l'un de l'autre; à peu près comme la masse des tra-
ditions de casuistique juive, douze cents ans plus
1. Les prophètes du commencement du vme siècle, dont nous
possédons des écrits authentiques, connaissent la vocation d'Abra-
ham, les mythes de Jacob (surtout Osée, XII, 5, 13-15), la cap-
tivité en Egypte, les plaies de l'Egypte, le passage de la mer
Kouge, (Osée, xn, 10; xill, 4; Zach., x, 11), les infidélités et les
quarante ans du désert (Amos, II, 10; v, 25-26), Moïse (Osée, xn,
li; Michée, VI, 4), Balaam (Michée, vi, 5), Baal-Peor (Osée,
ix, 10), Sihon (Amos, il, 9). Les allusions sont plus nombreuses
encore dans lsaïe, iv, 5; xi, 15; xxix, 22, etc. Des traditions anté-
rieures, les anciens prophètes connaissent le déluge, les failles
sur l'origine de la mer Morte, (Amos, IV, 11 ; IX, 6; Osée, xi, 8;
cf. Job, xxvi, 5), Nemrod (Michée, v, 5).
[850 av. i.-C] LES DEUX ROYAUMES. 337
tard, se fixa dans les deux Talmuds, dits de Jéru-
salem et de Babylone. Beaucoup d'indices semblent
faire croire qu'il y eut d'au Lies rédactions, lesquelles
furent plus tard fondues avec les deux premières
en un récit suivi. Il en fut de même pour les Évan-
giles, à la seule différence que les Évangiles n'arri-
vèrent jamais à l'unité.
Cette multiplicité de rédactions est presque une
loi, toutes les fois qu'un ancien fonds de traditions
orales est mis par écrit. Une telle rédaction ne se
fait jamais officiellement : elle se fait d'une façon
multiple, sporauique, sans entente ni unité. La
haute antiquité n'avait pas l'idée de l'identité du
livre ; chacun voulait que son exemplaire fût complet;
il y faisait toutes les additions nécessaires pour le
tenir au courant. Il n'y avait pas deux exemplaires
semblables, et le nombre des exemplaires était
extrêmement réduit. A cette époque, on ne reco-
piait pas un livre, on le refaisait. Quand omvoulait
rendre la vie à un vieux texte, on le rajeunissait en
le combinant avec d'autres documents. La lecture
privée n'existait pas. Tout livre était composé avec
One objectivité absolue, sans titre, sans nom d'au-
teur, incessamment transformé, recevant des addi-
tions, des scholies sans fin. Le livre, s'il est permis
de prendre une comparaison à la science des êtres
22
JiW HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAÈL. [850 *y. i.-C-\
vivants, était alors un mollusque, non un vertébré.
Cela frappe d'une certaine stérilité les recherches
qui ont la prétention d'arriver, dans ces matières,
à une précision rigoureusement analytique; les
grandes masses seules se distinguent; mais les lois
générales peuvent être entrevues quand le détail
échappe. A travers mihe incertitudes, l'historien
arrive à entrevoir la manière dont s'accomplit la
mise par écrit de ces antiques documents qui, par
un sort étrange, sont devenus, aux yeuv de la foi, le
Uvre même de l'origine de l'univers.
CHAPITRE XI
HÉDACTION DO NORD, DlTE JÉHOVISTR
La rédaction du Nord fut sûrement la première
en date et la plus originale. Le royaume du Nord
avait, dans cette œuvre de rédaction, un très grand
avantage; c'est qu'il possédait déjà un canevas
excellent, ce livre des Légendes, où l'histoire pa-
triarcale étaitracontée de la manière la plus exquise.
Le nouveau rédacteur * prit pour base et pour
1. Pour nous conformer à J'usage, nous l'appellerons le
jéhoviste ; c'est le document C des Allemands. Que le document
jéhoviste ait élé écrit dans le Nord, c'est ce qui résulte, et du
caractère général du livre, et d'une foule de particularités où l'on
voit des préoccupations éphraïmites bien plutôt que hiérosoly-
mites (Reuss, la Bible, I, p. 198-199; contre Dillmann). Juda
y est déprimé (Gen., xxxyiii), bien qu'il ait un bon rôle dans
l'histoire de Joseph (Gen., xxxvn, 26 et suiv. ; xliii, 3 et suiv. ;
xuv, 16 et suiv. ; xlvi, 28). Noter les efforts pour exalter Béthel.
Hébron (Gen., xm, 18; xvm, \ ; xxxvit, 1 i) était, en quelque
sorte, une ville commune à tout Israël. Les souvenirs de Gérare
340 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 «v. J.-C}
modèle cet écrit capital; il se contenta très souvent
de le copier; mais il y ajouta des parties essentielles,
surtout en ce qui concernait les commencements de
l'humanité. Il combina avec le vieux récit des tradi-
tions dont plusieurs étaient écloses récemment. Il
adoucit beaucoup de passages dont la crudité était
devenue choquante, expliqua à sa manière certains
endroits qu'il ne comprenait pas1, supprima des
noms propres qu'il jugea inutiles à l'eurythmie de
sa narration2. L'histoire de la conquête de Chanaan
fut racontée en partie d'après le livre des Guerres de
lahvé, en partie d'après un système légendaire où la
conquête et le partage systématique des terres
étaient attribués à Josué. Enfin, à propos de Moïse,
l'auteur plaça dans son récit un « Livre de
l'Alliance », contenant le pacte original de lahvé
avec son peuple, lors de l'apparition du Sinaï.
Ce que le rédacteur jéhoviste eut surtout de per-
sonnel, ce qui le distingua essentiellement de ses
devanciers, qui ne paraissent pas s'être beaucoup
plus souciés que les aèdes homériques d'expliquer
le monde et Dieu, ce fut une profonde philosophie,
et de Beër-Séba (comp. Amos, v, 5; VIII, 14) étaient déjà con-
sacrés par les Légendes patriarcales. Voy. ci-dessus, p. 214-2i5.
1. Par exemple, Gen.,xv, 2, 3.
2. Par exemple, Éliézer, Gen.,xxiv,
[850 «y. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 3^1
recouverte du voile mythique, une conception triste
et sombre de la nature, une sorte de haine pessi-
miste de l'humanité. Son Iahvé est terrible, tou-
jours irrité; il se repent tant de fois d'avoir créé
l'homme qu'une logique méticuleuse arriverait à se
demander pourquoi il l'a fait. On croit entendre les
doléances de ces derniers hégéliens de nos jours,
se délectant dans la méditation du péché et fondant
la religion sur l'obsession de l'idée du mal. Les
récits de la chute, de Gain et d'Abel, des génnts ou
nefilim, du déluge, ont pour unique objectif de
montrer que la pensée de l'homme aboutit fatale-
ment au mal i . Comme tous lesprophètes, le jéhoviste
a une sorte de haine pour la civilisation, qu'il envi-
sage comme une déchéance de l'état patriarcal.
Chaque pas en avant dans la voie de ce que nous
appellerions le progrès est à ses yeux un crime,
suivi d'une punition immédiate. La punition de la
civilisation, c'est le travail et la division de l'huma-
nité. La tentative de culture mondaine, profane,
monumentale, artistique de Babel est le crime par
excellence. Nemrod est un révolté. Quiconque est
grand en quelque chose devant Iabvé est un rival
de Iahvé.
i. Gen., vi, 3, 5 et suiv.
343 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 «t. J.-C.]
Ce qu'on appelle le fatalisme musulman n'est,
en réalité, que le fatalisme iahvéiste. Jaloux de sa
gloire, susceptible sur le point d'honneur, Iahvé a
en haine les efforts humains. On lui fait injure en
cherchant à connaître le monde et à l'améliorer.
Il ne faut pas essayer de collaborer avec Iahvé. Il
aime à se servir, dans l'accomplissement des grandes
choses, des veuves, des femmes stériles, pour n'avoir
à partager sa gloire avec personne. Il préfère les
cadets aux aînés. Jacob, qui a traversé d'abord le
Jourdain avec un bâton à la main et qui revient chef
de tribu, Jacob lui plaît, parce qu'il est humble 4. Le
développement de l'humanité est, à tous ses degrés,
une violence faite à la volonté de Iahvé. Dieu voulait
un homme unique, avec sa compagne, habitant à
perpétuité un jardin délicieux. L'homme, par son
intempestive soif de savoir, dérange ce plan. La pre-
mière ville naît dans la race du meurtre et du mal.
Dieu voulait une humanité unique, une langue
unique. La folle entreprise de Babylone amène la
dispersion, qui est à sa manière une punilion, une
déchéance. La beauté des filles des hommes ne sert
qu'a tenter les êtres célestes et à procréer une race
monstrueuse. Si Dieu regrette un moment d'avoir
1. Gen., xxxu.il.
[850 av. J..C.] LES DEUX ROYAUMES. 3*3
amené le déluge, c'est qu'il voit bien que le seul
moyen de réformer l'humanité serait de la détruire,
et il se résout, après l'expérience manquée, à la lais-
ser désormais suivre ses voies.
Cette tristesse navrante des idées atteint le
sublime, grâce à un style de bronze dont on cher-
cherait vainement l'analogue dans la plus haute
antiquité. L'allure, tour à tour audacieuse et aban-
donnée, du récit, Fort ressemblante, du reste, à la
manière ordinaire du livre des Légendes, rappelle
les plus belles rhapsodies homériques. Un mélange
habituel de vulgarité et de hauteur, de réalisme et
d'idéalité, tient le lecteur toujours en haleine. La
prose confine à la poésie par des degrés insaisis-
sables; quelquefois, par exemple dans le récit de
Babel, dans le mot d'Adam à la vue d'Eve, dans la
cantilène de Noé, dans les bénédictions d'isaac 1 ,
le rythme naît spontanément, ou plutôt s'entend
comme un écho du passé qui se prolonge à l'infini.
C'est encore l'enfance de l'esprit humain, mais une
enfance pleine des pressentiments d'une vigoureuse
jeunesse; par moments, c'est déjà presque l'âge
mûr.
Dans la combinaison des sources antérieures,
1. Hâtons-nous d'ajouter que, dans do tels passages, la dis-
tinction du livre des Légendes et du jéhoviste, ou, comme
Sii HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [S50 av. J-C]
c'est-à-dire du livre des Légendes et du livre des
Guerres avec la tradition vivante, l'auteur éprouve
plus d'une difficulté. Son embarras se trahit, sur-
tout quand les traditions se contredisent. Alors il
procède par juxtaposition, selon un procédé que
nous appellerions volontiers diplopique, et dont
l'emploi est tout à fait sensible dans la rédaction
des Évangiles, surtout de l'Évangile dit de saint
Matthieu *. Le mythe du jardin d'Éden, par exemple,
présentait dans les traditions une assez forte va-
riante. Selon uneversion, l'arbre central du paradis
était l'Arbre de vie ; selon une autre, c'était l'Arbre
de la distinction du bien et du mal. Le rédacteur
jéhoviste prend le parti de les mettre tous les deux
au milieu 2; dans la suite du récit, les deux arbres
se confondent et se distinguent tour à tour3 .
On remarque des gauchissements du même genre
dans l'histoire d'Ismaël4, dans le beau récit du
voyage du serviteur d'Abraham5 , peut-êlre dans la
disent les Allemands, du document B et du document C, est
bien difficile à faire.
1. Voy. les Évangiles, p. 178-180.
2. Gen., H, 9.
3. Ibid., m, 5, 6, 22 (2 fois).
4. Le texte jéhoviste de l'histoire d'Ismaël se trouve dans
Gen., xvi, 1-14, moins 3.
5. Gen., xxiv, à partir du verset 63.
[850 •>. J.-O.J LES DEUX ROYAUMES. 345
légende d'Ësau fatigué1. L'aventure d'Abraham
chez Pharaon2 et celle d'Isaac chez Abimélçk3 sont
un même récit qui se présentait sous deux formes,
dont le rédacteur n'a voulu négliger aucune. Le
« rire » qui sert de base à l'étymologie dlsaac est
raconté de deux manières *. Pour expliquer com-
ment la perforation des mêmes puits est attribuée
par la tradition tantôt à Abraham, tantôt à Isaac,
il admet que ces puits ont été creusés d'abord par
Abraham, puis comblés par les Philistins, puis
creusés de nouveau par Isaac5. Béthel est deux
fois consacré lieu saint, par Abraham et par Jacob 6.
La supplantation d'Esaù a lieu sous deux formes,
grâce à une subtile distinction entre le droit d'aî-
nesse et les bénédictions paternelles7. Tout ce qui
1. Gen., xxv, 29 et suiv. Dans l'un des récits, il semble que
Jacob exploitait l'appétit d'Ésaiï revenant de la chasse, et, dans
l'autre, l'état de famine où le met ce mauvais état de chasseur.
2. Gen., xir.
3. Ibid., xxyi. Le chapitre xx est extrait directement de B,
soit par le jéhoviste, soit plutôt par le combinateur. Voy. ci-dessus,
p. 201.
i. Gen., xviii, 12 et xxi, 6. Ce dernier trait, il est vrai, paraît
pris de B.
5. Gen. xxvi, 18 et suiv. Il n'est pas impossible que cet arran*
gement soit du combinateur, celui que les Allemands appellent R.
6. Gen., xn, 8, et xxvm, 18-19.
7. Ibid., xxv et xxvn.
SIC HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J..C
louche à la famille de Moïse est contradictoire
au plus haut degré1. Dans une foule de cas, le
rédacteur, tenu en suspens, ou ne comprenant pas
bien ses sources, atténue, altère, explique mal ce
dont le sens lui échappe. C'est comme si Masoudi
ou tel autre anecdotier arabe, au lieu de donner
toutes les traditions bout à bout en terminant l'énu-
mération par la formule sacramentelle : « Dieu
saitmieux ce qui en est, »se fut imposé de concilier
les données divergentes, en les faussant toutes.
L'Histoire sainte, telle qu'elle sortit, de la plume
du jéhoviste, ne nous est parvenue que d'une ma-
nière fragmentaire. Nous verrons plus tard com-
ment un arrangeur (selon nous, du temps d'Ézé-
chias) combina l'Histoire sainte du Nord avec un
livre analogue éclos à Jérusalem, et, dans cette
œuvre de compilation, supprima des pages en-
tières des deux écrits, pour éviter les doubles em-
plois, les contradictions trop évidentes, ou bien pour
écarter certains passages qui répugnaient à ses
idées. C'est ainsi que le commencement de l'His-
toire sainte israélite a été fort écourté. Le combi-
nateur, après avoir transcrit le beau début du texte
hiérosolymit>» a supprimé le passage parallèle de
1. Voy. Heuss, la Bible, I, p. 43.
[850 iv. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 3»7
la rédaclion du Nord. On doit supposer, du reste,
que le récit des six jours manquait dans cette pre-
mière Genèse i. Le début était probablement : « Au
jour où Iahvé 2 fit la terre et le ciol3 ... » La créa-
tion de la lumière, l'ordre établi dans le chaos, la
création des astres, remplissaient la partie mainte-
nant supprimée, puis l'auteur prenait la terre en
particulier et racontait ainsi son histoire :
... Et d'arbres des champs, il n'y en avait pas encore; et
l'herbe des champs n'avait pas encore germé ; car Iahvé
n'avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n'y avait pas
d'hommes pour travailler le sol. Et une vapeur montait de
la terre et humectait toute la surface du sol. Or Iahvé forma
l'homme avec de la poussière tirée du sol, et il souffla dans
ses narines un souffle de vie, et l'homme fut âme vivante. Et
Iahvé planta un jardin en Eden, à l'orient, et il y plaça
l'homme qu'il avait formé. Et Iahvé fit germer du sol toute
sorte d'arbres agréables à voir et portant des fruits bons à
manger, et l'Arbre de vie était au milieu du jardin (et aussi
l'Arbre de la distinction du bien et du mal). Et un fleuve
sortait d'Eden pour arroser le jardin, et, de là, il se parta-
geait en quatre branches... Et Iahvé prit l'homme et le plaça
dans le jardin d'Eden pour le travailler et le garder*.
i. Cela résulte de Genèse, il , 4. Voir ci-après, p. 385.
2. Élohim après Iahvé est une addition du conibinateur.
3. Gen., n, L
-t. Nous avons montré (tome I") que ce mythe du paradis
primitif n'est qu'une rédaction des idées babyloniennes sur le
berceau de l'espèce humaine dans la région du bas Euphrate.
i»48 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J.-C.J
Selon notre rédacteur, la création de l'homme a
donc lieu à un moment où la terre est encore sans
pluie et sans végétation. ïahvé plante exprès pour
l'homme un jardin qu'il fait arroser par un fleuve
divisé en quatre rigoles. L'homme est seul, unique
au monde, du sexe masculin, non sujet à la
mort.
Et Iahvé dit: « Il n'est pas bon que l'homme soit seul;
faisons-lui un aide semblable à lui. » Et Iahvé forma du sol
tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et
il les amena à l'homme pour voir quel nom il leur donnerait,
et tous les noms que l'homme leur donna, ce sont leurs
noms. Et l'homme donna des noms à toutes les bêtes et à
tous les oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs ;
mais, en tout cela, ne se trouva pas pour l'homme un aide
semblable à lui. Et Iahvé fit tomber un sommeil profond * sur
l'homme, et il s'endormit, et Iahvé prit une de ses côtes et
boucha le trou avec de la chair. Et Iahvé bâtit en femme la
côte qu'il avait prise de l'homme, et il la présenta à l'homme.
Et l'homme dit : « Celle-ci, pour le coup, est un os d'entre
mes os et une chair de ma chair; celle-ci sera appelée issa,
parce qu'elle est prise de is. Aussi l'homme abandonnera
son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront
une même chair. » Et tous deux étaient nus, l'homme et sa
femme, et ils ne rougissaient pas.
On sait la suite : comment le serpent, le plus
i. Tardéma, sommeil mystérieux, durant lequel on est en
rapport avec Dieu.
I850av. J.C.l LES DEUX ROYAUMES. 349
rusé des animaux, induit la femme, puis l'homme,
à enfreindre la prescription de Iahvé relativement
à l'arbre dont le fruit ferait d'eux des élohim;
comment, leurs yeux venant à s'ouvrir, ils rougissent
et se font des ceintures de feuilles de figuier;
comment Iahvé, se promenant dans le jardin à 1a
fraîcheur du jour, les confond. A la suite de cette
forfaiture, le serpent est condamné à marcher sur
son ventre et à manger delà terre; la haine est scel-
lée entre lui et le genre humain. La femme est con-
damnée à enfanter dans la douleur; l'homme est
condamné au travail et à la mort. S'il réussissait en-
core à manger du fruit de l'Arbre de vie, ce fruit
lui rendrait l'immortalité. Pour prévenir ce second
attentat, Iahvé chasse l'homme du jardin d'Éden
et place à l'entrée du jardin les Keroubim * et l'épée
de feu tournant 2, pour que personne ne puisse plus
prendre le sentier qui mène à l'Arbre de vie.
L'histoire humaine commence alors. L'homme
appelle sa femme d'un nom araméen, Havva « la
donneuse de vie ». Iahvé lui-même, ce costumier
à la Michel Ange, leur fait des tuniques de peau
et les en revêt. Leur union donne naissance à Qaïn,
J. Monstres conçus sur le modèle des taureaux, gardiens des
portes de palais (voir au Louvre).
2. Allusion obscure à quelque mythe assyrien.
350 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 tv. J.-O.J
puis à Habel (notre rédacteur ne connaît pas Seth) :
l'un, pasteur, l'autre, laboureur. Tous deux offrent
des sacrifices à Iahvé, qui agrée ceux de Habel et
n'agrée pas ceux de Qaïn; d'où la jalousie des deux
frères et le meurtre de l'un deux.
Les Qaïnites peuplent le monde. Qaïn bûtit la
première ville et l'appelle du nom de son fils,
Ilénoch. Nous sommes ici encore sur le terrain de
la haute mythologie. Les généalogies qui suivent
sont remplies par des personnages fabuleux qui
rappellent les dieux inventeurs et civilisateurs de
la Phénicie et de la Ghaldée1. Déjà, dans cette
partie, le narrateur jéhoviste fait des emprunts
considérables au livre des Légendes ; il lui prend
en particulier des rythmes du caractère le plus
original 2.
La part du jéhoviste est aussi très difficile à dis-
cerner de celle du livre des Légendes dans le sin-
gulier récit des fils de Dieu (c'est-à-dire des anges)
devenant amoureux des filles des hommes, amour
étrange d'où naît une race de géants (nefilim), sur
lesquels couraient de vieux récits épiques. Le
caractère sombre et pessimiste de notre écrivain,
i. Voir les fragments de mythologie phénicienne de Philon de
Byhlos ou Sanchonialhon.
2. Gen., iv, 23, 24.
1850 a». i.-C] LES DEUX II 0 V Al' M ES. 351
sa tendance à voir partout le péché, se retrouvent
danscequi suit. Le monde est mauvais : de lui-même
il va au mal. La corruption du monde étant arrivée
à son comble, Iahvé se rcpent d'avoir créé l'homme
et résout de l'exterminer. Noé seul trouve grâce à
ses yeux. Ici, la différence avec le livre des Légendes
se laisse assez clairement apercevoir. Le livre des
Légendes co nnaissait Noé; mais il n'avait pas de
déluge ' . Son Noé était l'inventeur de la vigne et
du vin, « ce grand consolateur qui console Thomme
des peines qu'il éprouve à travailler la terre2 . » Le
rédacteur jéhoviste a fait du vieux héros bienfaiteur
un juste et le sauveur de l'humanité3.
Le récit du déluge tel que l'écrivit le rédacteur
israélite nous est conservé tout entier dans la nar-
ration singulièrement prégnante du texte actuel.
Noé, au sortir de l'arche, construit un autel à Iahvé
et fait un sacrifice d'animaux dont Iahvé hume la
fumée; ce qui le réconcilie avec le genre humain.
i. La preuve en est que, dans le récit du déluge, la combi-
naison est binaire; on n'y entrevoit jamais, par derrière le texte
actuel, le document B, comme cela est si fréquent dans l'histoire
des patriarches, dans la légende d'Ismaël par exemple.
2. Gen., v, 29. C'est sûrement le jéhoviste qui a inséré ces
mots c que Iahvé a maudite ».
3. Hénoch paraît un autre Noh, arrêté dans sa formation «t
détaché par la légende pour un autre emploi.
852 HISTOIRE DU PEUPLE D'HISRAËL. [850av. J.-G]
Nous n'avons que des extraits des pages qui sui-
vaient :.une légende chaldéenne, celle de Nemrod,
héros chasseur et fondateur de Babel , était sans
doute un emprunt à ce cycle de fables sur les géants
dont il a été question plus haut. Là se trouvait aussi
ce curieux récit sur la construction de la tour de
Bel et la confusion des langues, récit rythmé, plein
d'assonances, de jeux de mots et où respire une
haine antique contre Babylone 2. On sent un em-
prunt fait, soit au livre des Légendes, soit à
quelque autre source à nous inconnue.
L'histoire d'Abraham, d'Isaac, surtout celle de
Jacob et de Joseph, histoires essentiellement israé-
lites, toutes formées dans le Nord, furent calquées
par le jéhoviste sur le livre des Légendes 3. L'his-
toire d'Abraham prend entre ses mains un caractère
presque exclusivement religieux. Le sacrifice du
premier-né, que l'auteur des Légendes empruntait
aux plus vieux souvenirs mythiques, devenait un
i. Genèse, x, 8-9.
2. Genèse, xi ; Hérodote, I, 181. La légende de Babel appar-
tient à la catégorie des contes populaires sur tes monuments
incompris. Voy. t. Ier, p. 71 et 73. C'est par erreur qu'on avait
d'abord cru trouver, dans l'inscription commémoralive de la
restauration de la tour de Borsippa, la mention de la légende de
la confusion des langues.
ô. A partir de Genèse, xxvn, surtout.
[850 ay. J.-Cl I<ES DEUX ROYAUMES. 3JS
acte de loi transcendant, un parti pris d'espérer
contre toute espérance. Abraham est désormais
le pivot du iahvéisme ; il a été le fondateur de ia
religion de lahvé; il a bâti partout des autels à
Iahvé, dont plusieurs se voient encore !. En géné-
ral, partout où l'ancien texte met des cippes, le
jéhoviste met des autels 2. La vocation d'Abraham
et les promesses qui lui furenl faites figurent au
premier plan de la narration, comme l'objet capital
que l'auteur a en vue.
Sans avoir les préoccupations généalogiques que
nous trouverons bientôt chez le rédacteur de Jéru-
salem, notre auteur connaît les mythes qui ratta-
chent Israël aux Moabites, aux Ammonites, aux
Édomites, aux Arabes, aux Araméens. Il se com-
plaît dans les anecdotes sur Lot, sur Sodome et les
villes du bassin Asphaltite. Les lieux saints aux-
quels il rattache les origines du culte de Iahvé,
sont Sichem, Béthel et, dans le Sud, Hébron, Beër-
Séba 3. Tout en restant fidèle aux souvenirs du Sud,
il incline à placer en Ephraïm des scènes que le plus
ancien rédacteur plaçait à Gérare et dans le Nedjeb.
L'erreur d'avoir introduit les Philistins dans l'his
1. Genèse, xiii, 4, 18.
2. Voir t. Ier, p. 51.
3. Voy. ci-dessus, p. 215 et 339-310. nom.
ii. 23
3r4 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. {850 av. J.-C]
toire patriarcale pourrait bien être de son fait â.
Au contraire, la double supplantation de Jacob et
d'Ësaiï, la séparation des Araméens et des Beni-
Jacob 9, sont racontées, d'après les Légendes pa-
triarcales, avec un très fin sentiment historique.
Les bénédictions des patriarches mourants 3 sont
empruntées au trésor de la poésie populaire des
différentes tribus.
La légende de Moïse est essentiellement la créa-
tion de notre auteur. Les récits de la captivité en
Egypte et de l'exode existaient avant lui, au moins
pour le fond. Mais il y a puissamment imprimé son
cachet. Le tableau classique du passage de la mer
Rouge paraît son œuvre *. Le Iahvé de l'histoire
mosaïque est aussi grandiose que celui des pre-
miers jours du monde. Il est avec son peuple, dur,
maugréant, et pourtant plein d'indulgence, de ten-
dresse même. Il s'interdit d'accompagner en per-
sonne, dans ses marches, ce peuple « au cou
1. Genèse, xxvi, 1, 15, 18.
2. Genèse, xxxi.
3. Genèse, xxvn et xlix. Les bénédictions de Moïse (Deut.,
xxxin) faisaient aussi, à ce qu'il semble, partie du jéhoviste.
Voir ci-après, p. 366. L'élohiste n'avait pas de ces sortes de bé-
nédictions. Jusqu'à quel point de tels morceaux se trouvaient-ils
dans le document B, on ne saurait le dire.
4. Le verset Exode, xv, 17, empêche, cependant, d'attribaer à
une source israélite le c'auliqufl chap. xv.
[850 ar. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES 355
raide ' ». c Si je marchais au milieu de vous un
seul instant, dit-il, je vous anéantirais. » Il consent
cependant à montrer sa gloire à Moïse : a Tu ne
saurais voir mon visage; car personne m'ayant
vu n'a vécu. Mais je sais un endroit, tu t'y colleras
contre le rocher. Et, quand ma gloire passera, je te
placerai dans le creux du rocher et je le couvri-
rai de ma main, jusqu'à ce que j'aie passé. Alors,
je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ;
car ma face ne saurait être vue. » Dieu passe alors
devant lui, en criant: « Iahvé! Iahvé ! » Élie est
censé avoir, sur le Horeb2, une vision qui offre avec
la précédente les plus frappantes ressemblances.
En général, 1(3 Iahvé de la légende d'Élie présente
de telles 'analogies avec le Iahvé des récits jého-
vistes qu'on est bien tenté de croire que tous les
deux ont été conçus presque en. même temps, et à
peu près dans le même cercle religieux.
L'institution de la Pâque (vieille fête du printemps)
était déjà considérée comme se rapportant histo-
riquement à la sortie d'Egypte 3. Mais ce qui mar-
qua une innovation capitale, ce fut l'insertion dans
le livre de l'Histoire sainte d'un petit code, renfer-
1. Exode, xxxiii, 1 et suiv., 17-23. Cf. xxxiv, 9.
2. I Rois, xix, 8 et suiv. Voy. ei-dessus, p. 286-288.
3. Exode, xii.
358 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1850 «v. J.- Cl
mant toute l'institution morale d'un peuple, comme
le iahvéisme du Nord l'entendait1. Une semble pas
que le livre des Légendes renfermât rien de sem-
blable. La promulgation de cette loi divine était
censée se faire au milieu des tonnerres du Sinaï.
Nous reviendrons bientôt sur ce point capital.
A partir du moment où le peuple approche de la
Palestine et livre ses premières batailles aux races
déjà établies dans le pays 2, l'auteur trouve des
documents, cette fois bien réellement historiques,
dans le livre des Guerres de Iahvé et dans le Jasar.
Le rôle héroïque de Caleb 3 paraît venir de cetle
source. De là surtout viennent ces inappréciables
chants sur la source de Beër, sur la prise d'Hésébon,
cet épisode si original de Balaam, peut-être les bé-
nédictions de Moïse *, parallèles à celles de Jacob
et dérivant comme elles de vieux dires poétiques
devenus proverbiaux.
Le jéhoviste, comme on l'appelle, est sûrement
un des écrivains les plus extraordinaires qui aient
existé. C'est un penseur sombre, à la fois religieux
1. Livre de l'Alliance, depuis Exode, xx, 24, jusqu'au verset 19
du chapitre xxm. Voir ci-après, p. 364 et suiv.
2. Nombres, xx, 1 et suiv. (omettez 2-13).
3. Josué, xv, 13 et suiv.
4. Deut., xxxui. Morceau de composition israélite (notez surtout
t. 7), à part certaines interpolations (versets 8 et suiv.').
iTOOav. i.-C] LES DEDX ROYAUMES. 357
et pessimiste, comme certains philosophes de la nou-
velle école allemande, M. de Hartmann par exemple.
Il égale presque Hegel par l'usage et l'abus des for-
mules générales !. 11 aime l'unité. La division est
toujours pour lui une punition, et sera suivie d'un
retour à l'unité. Il est aussi anthropomorphiqueet
presque aussi mythologique que l'auteur du livre des
Légendes; mais la pensée religieuse est chez lui
bien plus développée. Le jéhoviste fut certainement
un novateur religieux de premier ordre. On peut re-
garder les incomparables mythes du second et du
troisième chapitre de la Genèse, les récits d'Éden,
de la création de la femme et de la chute de l'homme,
comme son œuvre personnelle. Une pensée pro-
fonde, bien que selon nous erronée, remplit ses
pages en apparence les plus enfantines. Cette con-
ception d'un homme primitif, absolu, ignorant la
mort, le travail et la douleur, étonne par sa har-
diesse. Les récits de la création de la femme, de
la tentation, de la pudeur naissant avec la faute,
des larges feuilles du figuier indien servant à voiler
les premières hontes, sont les mythes les plus philo-
sophiques qu'il y ait dans aucune religion.
1. Un homme, une famille, une race, une langue, une vigne,
dont toutes les autres viennent, une seule source pour le»
fleuves, etc.
358 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [859 av. J. -Cl
En général, pour tout ce qui tient aux rapports
des deux sexes, à l'amour, au mariage, le jéhoviste
est profond, ému, chaste, mystérieux. Isaac et
Rébecca, Jacob et Rachel sont sa création. Qu'on
se rappelle, dans les Légendes patriarcales, les
épisodes des fils de Dieu et des filles des hommes,
de Lot et de ses filles. Gela est morne, grandiose,
immoral, comme les amours de la terre et du ciel.
Chez le jéhoviste tout est humain. Son grand géant
de Iahvé lui-même s'occupe de mariages et s'inté-
resse aux amants *. Rien n'est tendre comme
l'homme austère; le même kalam a pu écrire des
phrases d'une langueur infinie, comme Gen., u,
23-24 ; xxiv, 67 2, et fournir ses premiers textes
au dogme terrible et, à quelques égards, funeste
du péché originel.
On peut dire, en effet, que le péché originel a
été une invention du jéhoviste. Le mal pour lui est
« la voie de toute chair ». Chaque progrès humain
eU un péché; l'humanité ne marche qu'à coups de
1. Genèse, xxiv, 7, i% 14, 26, 27, 50; xxvi, 8, (Isaae et Hc-
hecca). Voir les commentaires de François de Sales sur les
caresses de « ce chaste pair de mariés >.
2. Je pense que ce dernier verset est bien du jéhoviste ; j'ad-
mets seulement, avee M. Wellhausen, que V2N a été corrigé en
[bôo «v. J.-C.J LBS DEUX ROYAUMES. 359
péchés. Et le péché est souvent chez lui, comme
dans le mythe d'Œdipe, un acte qu'on n'a pas com-
mis sciemment. Le péché par ignorance entraine les
mêmes suites que le péché voulu *. L'explication
de toute l'histoire humaine par la tendance au
mal , par la corruption intime de la nature *, est
bien du jéhoviste, et elle a été la base du chris-
tianisme de saint Paul. La tradition juive garda
ces pages mystérieuses, sans beaucoup y faire
attention. Saint Paul en tira une religion, qui a
été celle de saint Augustin, de Calvin, en général
du protestantisme, et qui certes a sa profondeur,
puisque des esprits très éminents de notre siècle
en sont encore pénétrés. Le pian de rédemption,
qui est la conséquence du dogme du péché, est
conçu très clairement par notre auteur. Le salut
du monde se fera par l'élection d'Israël, en vertu
des promesses faites à Abraham. Le christianisme
trouvera là son point de départ. Il affirmera que
Jésus, issu d'Israël, a réalisé le programme divin
et réparé le mal sorti de la faute du premier Adam.
Le rédacteur jéhoviste était un prophète, et ce
fut sûrement le plus grand des prophètes. On peut
dire qu'il est le doctrinaire du prophétisme, en ce
î. Genèse, xx, 7; xxvi, 10.
2. Genèse, n et m ; v, 29 ; vhi, 21-22.
360 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J-CJ
sens qu'il résume et explique les principes que les
prophètes ne font qu'appliquer. Son esprit est bien
celui des prophètes, perpétuelle mauvaise humeur
contre les hommes, et avec cela beaucoup de pitié.
Aussi trouve-t-on son écrit sans cesse rappelé dans
les pages qui nous restent des prophètes. Le jour
où l'auteur y mit la dernière main, on put dire :
Un livre est né, ou plutôt, ce jour-là, véritable-
ment, le judaïsme, le christianisme et l'islamisme
naquirent. Les vieux instincts monothéistes des
Sémites nomades arrivèrent, sous le mordant in-
comparable de ce burin de fer, à se fixer en une
religion clairement définie et déterminée. La voûte
de la chapelle Sixtine est la seule traduction digne
de ces pages sublimes. Michel-Ange est le seul
artiste qui ait su interpréter le jéhoviste ; car il est
bien son frère selon l'esprit.
Nous avons insisté, à diverses reprises, sur les
croisements qui se remarquent entre l'écrit jého-
viste et les parties les plus anciennes de la légende
d'Elie *. C'est à croire que les deux enfants ont été
portés dans le même sein et nourris du même lait.
Nous pensons que l'écrivain jéhoviste fit partie de
1. Notez surtout le sacrifice de Moïse, Exode, xxiv, AS, com-
paré à ctlui d'Elie, I, Rois, xvm, 31 et suiv., et la vision,
Exode, xxxiii, 17-23 (voy. ci-dessus, p. 286-288 et p. 366).
[850 iv. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 561
l'école d'ÉIie ei composa son livre, vers 850, sous
le règne de Jéhu.
Gomment la date d'un pareil ouvrage est-elle si
incertaine? comment le nom df> l'homme qui écri-
vit ce chef-d'œuvre est-il inconnu? La même ques-
tion se pose pour les poèmes homériques, pour
presque toutes les épopées, pour les Évangiles,
pour toutes les grandes œuvres sorties de la tradi-
tion populaire. La rédaction des Évangiles fut, as-
surément, dans l'histoire du christianisme, un fait
décisif. Or, à l'époque où ces petits écrits parurent,
on ne s'en aperçut pas dans le sein du christia-
nisme. Les livres de ce genre ne sont rien pour la
première génération, qui sait les traditions d'ori-
ginal *. Ils deviennent tout, le jour où la tradition
directe est perdue et où les écrits sont les seuls
témoins du passé. C'est ce qui fait que rarement
ces sortes de rédactions sont uniques. Nous venons
de voir le fonds traditionnel du Nord arriver à une
forme définitive. Nous verrons bientôt comment la
question des vieilles histoires se posait à Jérusalem.
t. Passage, souvent cité, de Papiaa,
CHAPITRE XII
LE LIVRE DE L'ALLIANCE.
L'idée du Dieu législateurest une idée commune
à toute l'antiquité. L'humanité, dans ces âges pe-
samment réalistes, ne pouvait concevoir la loi mo-
rale que comme le commandement d'un être supé-
rieur. Elle objectivait la voix de sa conscience en
une voix émanée du ciel. Le profond mouvement
religieux qui s'opéra dans le royaume d'Israël, au
ixe siècle avant Jésus-Christ, se résumait en l'affir-
mation obstinée que Iahvé est un Dieu juste, qu'il
veut le bien et demande à l'homme de se conformer
aux règles absolues du droit. Le corollaire presque
immédiat d'une telle conception était une ioi censée
émanée de Iahvé et se donnant pour l'expression de
sa volonté. Il n'est pas douteux que l'écrivain qu'on
est convenu d'appeler « le jélioviste », en entrepre-
nant son histoire sacrée, n'ait eu pour but principal
l«50 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 363
d'y insérer un code résumant d'une manière abré-
gée les préceptes de Iahvé. Moïse fut supposé l'inter-
médiaire de ces communications divines, le législa-
teur par excellence. Moïse avait-il déjà ce caractère
dans les livres antérieurs, en particulier dans le
livre des Guerres de Iahvé? On en peut douter. Il
était naturel que le chef qui lirait le peuple de
l'Egypte au nom de Iahvé devînt l'interprète du
pacte de Iahvé avec son peuple. Mais cette idée
même d'un pacte moral entre le Dieu libérateur et
la tribu délivrée supposait un immense progrès
moral, qui doit sans doute être rapporté à la grande
école des prophètes Élie et Elisée.
C'est surtout par la manière dont il fixa les con-
tours de la législation mosaïque, que le premier
rédacteur de l'Histoire sainte se fit dans l'évolution
d'Israël une place à part. Son livre fournit le cadre
de tous les développements postérieurs de laThora.
Le deuléronomiste ne fit que l'imiter ; les pan-
dectes juridiques , résultat du travail religieux
qui amena, accompagna et suivit la restauration du
temple de Jérusalem, ne firent que le copier et le
commenter.
La révélation a lieu, selon le jéhoviste, dans ce
redoutable entassement de montagnes rocheuses et
métalliques qu'on rencontre dans la péninsule ara-
3li4 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J. C. |
bique, six ou sept jours après avoir quitté l'isthme
en allant vers le Sud1 . Un effroyable orage cou-
ronne les sommets. Le peuple tremble, se tient à
distance; Moïse seul s'approche des ténèbres où est
Dieu. Il en rapporte les prescriptions que voici 2 :
Tu mè feras un autel de terre, et tu immoleras dessus tes
oloth et tes selamim 3, tes brebis et tes bœufs. En tout lieu
où j'attacherai mon nom4, je viendrai vers toi et je te béni-
rai, et, si tu me fais un autel de pierres, tu ne le bâtiras pas
en pierres de taille (de telles pierres sont profanées par cela
seul qu'on a passé le fer sur elles). Et tu ne monteras pas à
mon autel par des degrés8, de peur que, quand tu es dessus,
ta nudité ne paraisse.
Le prêtre, dominant les foules du haut d'un autel
élevé, déplaisait à ces tribus restées nomades et
patriarcales. On se rabattait, pour critiquer les
autels exhaussés par des marches, sur un inconvé-
1. Exode, xi\, xx, 18 et suiv.
2. Exode, xx, 24 et suiv. jusqu'à xxm, 19, inclusivement.
Les versets 22 et 23 sont pris à des codes plus récents. Le cha-
pitre xxxiv de l'Exode est une reprise postérieure, que le dernier
rédacteur n'a pas voulu perdre.
3. Noms de formes particulières de sacrifices.
4. Les anciens lieux de culte ont été désignés par lahvé, qui
y a attaché son nom par quelque manifestation. On saisit ici
l'opposition contre le temple unique de Jérusalem.
5. On remarquera que les prêtres ne sont pas distincts du
peuple.
P50 ay. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 365
nient tout matériel. Les gens placés au pied d'un
escalier raide pouvaient avoir la vue choquée1.
A Jérusalem, les degrés sont prescrits*; aussi les
prêtres portent-ils des caleçons3.
Après ce résumé du culte de Iahvé, comme l'en-
tendaient les tribus du Nord, venait un petit code,
à la fois civil, criminel, moral, religieux, qui fut
sûrement, le jour où on le rédigea, la loi la plus hu-
maine et la plus juste qui eût été écrite jusque-là.
Nous disons à dessein « qui eût été écrite » ; ces lois,
en effet, n'eurent pas, dès leur publication, une force
exécutoire; elles ne furent pas sanctionnées par
l'autorité publique. Les prophètes, bien qu'ayant
une grande puissance morale, n'avaient aucun pou-
voir législatif. Ce sont donc ici des règles idéales,
des utopies si l'on veut. C'est le code parfait, tel que
le concevait un sage iahvéiste du ixe siècle avant
Jésus-Christ.
L'esclavage est, aux yeux de l'auteur, la première
chose qui demande à être légiférée.
Quand tu auras acheté un esclave hébreu, il servira six
ans, et la septième année, il s'en ira libre sans rien payer.
1. Comp. Aulu-Gelle, X, 15; Servius, ad Mn., IV, 646.
2. Exode, xxvn, 1 ; Lévit., rx, 22 (textes se rapportant ao
second temple).
3. Exode, xxvni, 42 et suiy.
36G HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 st. J.-C.]
S'il est venu seul, il s'en ira seul; s'il est venu marié, sa
femme sortira avec lui. Si son maître lui donne une femme
et que celle-ci lui donne des fils ou des filles, la femme et
les enfants de cette dernière seront à son maître, et lui, il
sortira seul. Mais, si l'esclave dit : « J'aime mon maître, ma
femme et mes fils; je ne veux pas m'en aller libre, » on
l'amènera devant Ha-élohim », et on l'approchera du battant
de la porte ou du montant de la porte2, et son maître lui
percera l'oreille avec un poinçon3, et l'esclave alors servira
à perpétuité.
Si quelqu'un a vendu sa fille comme concubine domesti-
que, elle ne s'en ira point libre comme les [autres] esclaves. Si
[àl'âgenubile]elledéplaità son maître, qui se l'étaitdeslinée,
celui-ci doit la laisser racheter. [Dans le cas où personne ne
se présenterait], le maître n'a pas le droit de la vendre à un
étranger, puisque c'est lui qui a manqué de parole. S'il la
destinée à son fils, qu'il la traite de la même manière que
ses filles. Si, [après avoir eu des rapports avec elle] il se
choisit une autre [concubine], qu'il ne fasse aucune dimi-
nution à la première sur sa viande, ses vêtements et sa de-
meure ; s'il ne lui donne pas satisfaction sur ces trois points,
elle peut s'en aller sans rien payer en argent.
Celui qui frappe un homme, si celui-ci meurt, doit être
mis à mort. Celui quia tué sans intention, Ha-élohim ayant
1. Ha-élohim semble indiquer un reste de polythéisme. Il
s'agit, en tout cas, du temple local où Iahvé rendait ses oracles
et recevait les serments.
2. La porte du temple peut-être. Je crois pourtant qu'il s'agit
plutôt de la porte de la maison du maître.
3. L'oreille percée était, chez beaucoup de peuples de l'Orient,
la marque de l'esclavage ; la boucle d'oreille, pour les hommes,
ftvuil souvent le même sens.
[850 ut. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 307
choisi s;i main pour faire arriver la chose1, je te fixerai un
lieu où il pourra se réfugier». Mais, si quelqu'un va jusqu'à
dresser des embûches à un autre pour le tuer, vous l'arra-
cherez même de mon autel, pour qu'il meure.
Celui qui frappe son père ou sa mère doit mourir. Celui
qui enlève un homme et le vend, ou entre les mains duquel
on le trouve, qu'il soit mis à mort. Celui qui injurie son
père ou sa mère, qu'il soit mis à mort.
Si des hommes se querellent et que l'un d'eux en frappe
un autre avec une pierre ou avec le poing, le coup n'entraî-
nant point la mort, mais forçant seulement le blessé à
s'aliter; quand ce dernier se lève et peut se promener dehors
en s'appuyant sur son bâton, celui qui a frappé est hors de
cause. Seulement il indemnisera l'autre pour son repos
[forcé] et pour les frais de guérison.
Quand un homme frappe son esclave ou sa servante avec
un bâton, de façon qu'ils meurent sous sa main, il sera
puni. Cependant, si l'esclave ou la servante survivent un
jour ou deux, il ne sera pas puni ; car, après tout, c'est son
argent.
Quand des hommes se battent et qu'une femme enceinte
est atteinte d'un coup et qu'elle fait une fausse couche, sans
autre dommage, [celui qui a donné le coup] sera puni d'une
amende, conformément à la demande du mari de la femme,
légalisée par des arbitres ; et, s'il y a d'autres dommages,
vous appliquerez [le talion, c'est-à-dire] vie pour vie, œil
pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied,
1. Il s'agit de l'homicide par hasard, le hasard n'étant jamais
que la réalisation d'un arrêt divin contre quelqu'un. En ce cas,
\*. vrai coupable, c'est le tué.
S. Lieux de refuge, non distincts des lieux de culte.
308 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 «v. 1.41.}
brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure
pour meurtrissure.
Si quelqu'un frappe l'œil de son esclave ou l'œil de sa
servante, et qu'il le crève, il les renverra libres en compen-
sation de leur œil, et, s'il fait tomber la dent de son esclave
ou la dent de sa servante, il les renverra libres en compen-
sation de leur dent.
Si un bœuf frappe un homme ou une femme et qu'ils en
meurent, le bœuf sera lapidé, et sa chair ne sera pas mangée ;
mais le propriétaire du bœuf sera indemne. Cependant, si
le bœuf avait de longue date l'habitude de frapper, et que
son maître, dûment averti, ne l'ait pas surveillé, le bœuf
homicide sera lapidé, et son maître aussi sera mis à mort.
Si une rançon est proposée pour lui [par les parents du
mort], il payera, comme rachat de sa vie, la totalité de la
somme qui lui sera imposée. Si c'est un jeune garçon ou
une jeune fille qui ont été frappés, on suivra la même règle
que ci-dessus. Si c'est un esclave ou une servante que le
bœuf a frappés, [le propriétaire du bœuf] donnera au inaitre
de l'esclave trente sicles d'argent1, et le bœuf sera lapidé.
Si quelqu'un laisse ouvert l'orifice d'une citerne, ou, en
creusant une citerne, ne recouvre pas l'ouverture, et qu'il y
tombe un bœuf ou un âne, le maître de la citerne dédom-
magera en argent leur propriétaire, et la bête morte lui
appartiendra.
Si le bœuf de quelqu'un frappe le bœuf d'un autre et que
le bœuf frappé meure, ils vendront le bœuf vivant, et ils s'en
partageront le prix, et ils se partageront également le bœuf
mort. S'il est notoire que le bœuf avait depuis longtemps
l'habitude de frapper, et que son propriétaire ne l'ait pas
t. C'était le prix d'un esclave. Zacharie. xi, 12 (vill* siècle
avant J.-C.)»
\m a». J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 3R9
surveillé, celui-ci donnera son bœuf en compensation pour
l'autre bœuf, et l'animal mort lui appartiendra.
Si un homme vole un bœuf ou un mouton, et le tue ou le
vend, il donnera cinq bœufs en compensation du bœuf et
cinq moutons en compensation du mouton. Si le voleur est
surpris dans l'effraction [nocturne], qu'il soit frappé et qu'il
en meure, il n'y aura pas là d'homicide. Si le soleil était
levé, il y aurait homicide. Le voleur [surpris] doit payer
compensation; s'il n'a rien, il sera vendu pour la valeur de
son vol. Si l'objet volé est trouvé vivant en sa possession,
que ce soit bœuf, âne ou mouton, il en restituera deux.
Si quelqu'un, faisant paître ses bêles dans un champ ou
un verger, les laisse aller paître dans le champ d'un autre,
il compensera le mal en donnant de son champ selon le pro-
duit, et, si tout le champ est brouté â, il donnera en compen-
sation le meilleur produit de son champ ou de son verger.
Si un feu éclate, rencontre des broussailles [qui le pro-
pagent] et consume des tas de gerbe, ou une moisson sur
tige, ou [tous les produits] d'un champ, celui qui aura
allumé le feu compensera le dommage.
Quand un homme donne à un autre de l'argent ou des
objets à garder et que le dépôt est volé dans la maison de
ce dernier, le voleur, s'il est trouvé, payera le double. Si le
voleur n'est pas trouvé, le maître de la maison sera amené à
Ha-élohim [pour jurer] qu'il n'a pas porté la main sur la chose
de l'autre. En cas de manque, qu'il s'agisse d'un bœuf, d'un
âne, d'un mouton, d'un manteau, de tout objet dont [le pro-
priétaire, en le voyant] dit: « C'est celui-là, » l'affaire des deux
[contendants] viendra h Ha-élohim. Celui que Ha-élohim
condamnera* payera le double à l'autre. Si quelqu'un donne
1 . Ici le grec et le samaritain sont plus complets que l'hébreu.
t. Origine du jugement de Dieu. Le texte semble porter le
11. 24
370 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 «y. t.-C.\
à ganlor à un autre un âne, ou un breuf, ou un mouton, ou
toute autre bête, et que cette bête meure ou ait un membre
cassé ou soit enlevée [par l'ennemi], sans que personne l'ait
vu, le serment de Iahvé interviendra entre les deux; [le dé-
fendeur jurera] qu'il n'a pas porté la main sur la chose de
l'autre ; le propriétaire acceptera [ce serment], et [le dé-
fendeur] ne payera rien. Mais, si [la bête] a été volée d'au-
près de lui, il dédommagera le propriétaire. Si elle a été
déchirée [par une bête féroce], il apportera comme témoin
[les restes de la bête]; dans ce cas, il n'y aura pas de com-
pensation.
Quand un homme empruntera [une bête] à un autre, et
qu'elle se cassera un membre, ou qu'elle mourra sans que
le propriétaire soit présent, [l'emprunteur] compensera
[le dommage]. Si le propriétaire était présent, il n'y aura
point de compensation. S'il s'agit d'un mercenaire, [les
dédommagements] entreront dans ses gages1.
Si quelqu'un séduit une vierge non fiancée et couche avec
elle, qu'il paye la somme voulue pour en faire sa femme. Si le
père de la jeune fille refuse de la lui donner, qu'il compte
en argent [au père] ce qu'on donne pour les vierges.
Tu ne laisseras pas vivre une sorcière.
Quiconque couchera avec une bête sera mis à mort.
Celui qui sacrifiera aux dieux, hors le seul lahvé, sera
anathème*.
Quant à l'étranger, lu ne le vexeras ni ne l'opprimeras;
car vous avez été étrangers dans la terre de Mesraïm.
pluriel : « Celui que les Élohim condamneront, j Mailla vrai.;
leçon parait être uyil?")'» (samaritain) ou DVITtcn y,C">\ Lj
l'auto u - n est fréquente. Cf. xxu, 20.
1. C'est-à-dire seront retenus sur ses gage*.
2. Hors la loi, voué à une mort certaine.
(850 av. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 371
Tu n'affligeras1 ni la veuve ni l'orphelin. Si vous les affliges,
et qu'ils élèvent leur cri vers moi, j'entendrai leur cri, ii
ma colère s'allumera, et je vous tuerai par Cépée, et vos
filles deviendront veuves et vos fils orphelins.
Si tu prèles de l'argent a quelqu'un de mon peuple, au
pauvre qui vit à côté de toi, tu ne seras pas à son égard
comme un usurier, tu n'exigeras pas d'intérêt de lui. Si tu
prends en gage le manteau de ton prochain, tu le lui rendras
avant le coucher du soleil 2; car c'est son unique couverture ;
c'est le vêtement de sa peau. Sur quoi se coucherait-il? Et
il arriverait que, s'il criait vers moi, je l'écouterais ; car je
suis bon.
Tu ne blasphémeras pas Dieu ; tu ne maudiras pas le
prince de ton peuple.
Tu ne mettras pas de retard à [m'apporler la primeur de]
ce qui s'entasse [dans] tes [granges] et de ce qui coule [dans]
tes [celliers]. Tu me donneras l'aîné de tes fils8. Tu feras
de même pour tes bœufs et tes moutons. [Le petit] restera
sept jours avec sa mère ; le huitième jour, tu me le donneras.
Vous serez pour moi des hommes de sainteté*; vous ne
mangerez pas la chair [d'un animal trouvé] égorgé dans le#
champs : vous la jetterez aux chiens.
i. Lisez n:"n.
2. Comp. Amos, il, 8.
3. Sûrement avec rachat. Cette offrande des premiers-nés,
reste d'un primitif molokisme, avait été réduite, surtout par les
progrès du prophétisme, à quelque chose d'assez inoffensif. Le
passage élohiste, Exode, xm, 2, ne prête plus à l'équivoque (voy.
II Rois, xil, 5). Le code lévitique (Nombr., xviu, 15 et suiv.)
est encore bien plus adouci. Micbée, vi, 7, reste sûrement un
embarras.
i. La sainteté u'est ici que la pureté extérieure, consistant à
éviter tout ce qui est souillé.
372 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. j. -C.]
Tu ne répandras pas de faux bruits * ; tu ne seras pas
complice du méchant dans ses faux témoignages. Tu ne te
mettras pas à la suite de la majorité, quand elle va vers le
mal. Tu n'opineras pas, dans un procès, selon le sens où
incline la majorité, contrairement au droit. Tu ne favoriseras
pas l'homme puissant dans son procès2.
Quand tu rencontreras le bœuf de ton ennemi ou son âne
égaré, tu le lui ramèneras. Quand tu verras l'âne de ton
ennemi tombé à terre sous son fardeau, ne reste pas les
bras croisés ; unis tes efforts aux siens pour remettre la bête
sur pied 3.
Tu ne feras pas fléchir le droit de ton pauvre* en son
procès. Évite l'œuvre du mensonge ; ne fais pas mourir
l'innocent, le juste ; car je n'absoudrai pas le méchant. Tu
ne recevras pas de cadeaux ; car les cadeaux font du clair-
voyant un aveugle et amènent à trouver mauvaise la cause
juste. Tu ne vexeras pas l'étranger; vous savez bien l'état
d'âme de l'étranger : car vous avez été étrangers dans la
terre de Mesraïm.
Durant six années, tu ensemenceras la terre et tu en
cueilleras les produits ; et, la septième année, tu la laisseras
et l'abandonneras, pour que les pauvres de ton peuple en
mangent [les produits]; et le reste, les bêtes des champs le
i. Comp. le Psaume xv, qui est comme une pelite Thora
abrégée.
2. Lisez b"î3, au lieu de *?""!. Cf. Lévit., xix, 15, où l'on a
tâché de garder les deux leçons et de donner un sens à hl.
3. A corriger par Deut., xxii, 4. Dpf) a pu devenir aî^D (le
qoph a souvent donné origine à deux lettres). Dîi'D peut êtrfa
pour DnD.
4. Os recommandations sont adressées à Israël dans son
ensemble.
.. J-C.j LES DEUX ROYAUMES. 373
mangeront. Tu feras de même pour ta vigne et ton champ
d'olivier.
Durant six jours, tu vaqueras à ton travail, et, le septième
jour, tu te reposeras, afin que ton bœuf et ton âne se
reposent, et que le fils de ta servanle et [l'esclave] étrange;
puissent reprendre haleine.
Mettez vos soins à observer tout ce que je vous ai dit; ne
prononcez jamais le nom d'autres dieux ; qu'on n'entende
jamais ces noms dans ta bouche.
Trois fois, dans l'année, tu me feras fête. Tu observeras
la fête des azymes : pendant sept jours, tu mangeras des
pains azymes, comme je te l'ai ordonné1, à la date du mois
d'abib ; c'est à cette date que tu sortis de Mesraïm ; [à
cette fête], on ne paraîtra pas devant moi les mains vides;
— puis la fête de la moisson, [où tu apporteras] les pré-
mices de ce que tu auras semé dans les champs ; — puis la
fête de la récolte [des fruits], à la fin de l'année 2, quand tu
récolteras de tes champs [le produit] de ton travail. Trois
fois dans l'année, chacun de tes mâles se préssntera devant
la face du Seigneur Iahvé.
Tu ne feras pas couler sur le pain fermenté le sang de mon
sacrifice, etlagraisse de m a fête ne durera pas jusqu'au matin.
Les prémices des fruits de ta terre, tu les apporteras à la
maison de Iahvé ton Dieu3.
Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère 4.
i. Exode, xii, aujourd'hui combiné de jéhoviste et d'élohiste.
2. Sur les diverses manières de commencer l'année, chez les
Hébreux, voy. Dillmann, Exode, p. 248.
3. Silo ou Béthel. Israël eut son temple, moins développé que
celui de Jérusalem. Voir ci-dessus, p. 194 et suiv.
4. On trouvait cruel de cuire la pauvre petite bête dans le lait
qui aurait dû servir à la nourrir
374 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. t.-C.)
Telle est cette première Thora, simple, grossière
encore, mais qui contient en réalité tous les prin-
cipes civilisateurs dont on fait honneur à Moïse.
Iahvé est le dieu unique d'Israël; on perd sa qua-
lité d'Israélite, on s'expose à la mort, en offrant des
sacrifices à un autre dieu. A cela près, un esprit
d'humanité et de douceur a pénétré la religion :
Iahvé est juste et miséricordieux; il est le protec-
teur du faible; on lui plaît par la bonté; il punit
l'homme injuste et cruel. La base du pacte de
Iahvé avec Israël est de la sorte toute morale. Ce
peuple est bien le peuple de Dieu; il créera dans
le monde la vraie religion.
Et Moïse vint1, et il rapporta au peuple toutes les paroles
de Lihvé, et le peuple répondit d'une seule voix : « Tout ce
que Iahvé a dit, nous le ferons. » Et Moïse écrivit toutes les
paroles de Iahvé, et, le lendemain matin, il bâtit un autel
au pied de la montagne, et il y avait douze cippes pour les
douze tribus d'Israël. Et il y envoya les plus jeunes des fils
d'Israël2 pour accomplir des holocaustes et offrir à Iahvé
des génisses en sacrifices selamim. Et il prit la moitié du
sang, et il le mit dans les bassins, el, de l'autre moitié, il
aspergea l'autel. Et il prit le livre de l'Alliance, et il le lut
aux oreilles du peuple, et ils dirent : « Tout ce qu'a dit
Iahvé nous le ferons, et nous obéirons. » Alors Moïse prit
le sang [des bassins], et il aspergea le peuple et il dil :
t. Exode, xxiv, 3 et suiv.
2. Notez l'absence de prêtres.
[f»l av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 375
« Voici le sang de l'alliance que Iahvé a frappée avec nous
à propos de ces commandements. »
Ce serait, nous l'avons déjà dit, une très grande
erreur de s'imaginer que de pareils textes eurent
tout d'abord, quand ils furent écrits, une valeur
légale. Hors les cas où ils ne faisaient qu'énoncer
un droit coutumier existant, ces codes, censés rêvé
lés à Moïse sur le Sinaï ou sur le Horeb, n'étaient
que des théories personnelles au prophète, des
exposés idéalistes de la façon dont il concevait
une société parfaite. Le code de Manon, dais
l'Inde, fut de même, à l'origine, un code tout arti
fieiel , répondant à l'idéal d'une certaine école
brahmanique, et nullement une législation édictée
par un pouvoir public.
On ne peut tenir, par exemple, que pour une
combinaison d'utopiste exalté l'essai que fait le jého-
viste d'appliquer le principe du sabbat hebdoma-
daire aux années. Plein de l'idée du sabbat, qu'il
conçoit comme une institution de miséricorde,
comme une trêve de Dieu en faveur du faible, il
l'applique bien au delà de ce que la tradition des
hommes pieux avait déjà sanctionné. Il veut que
l'esclavage cesse la septième année; il veut même
que la terre ait son sabbat, et, comme à ses yeux la
376 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 «y. J.-Oj
pauvreté des uns vient de la richesse des autres, i)
s'imagine que ce sabbat de la terre sera très favo-
rable aux pauvres. Cette loi ne fut certainement
jamais appliquée; l'idée qu'une telle institution
serait bonne pour les pauvres suppose une écono-
mie politique assez naïve. Les préceptes sur le
prêt, sur le gage, sont aussi plutôt inspirés par un
sentiment d'humanité que par urt esprit positif de
légalité *. Il en est de ces passages comme de tant
de préceptes de l'Évangile, insensés si on en fait
des articles de code, excellents si on n'y voit que
l'expression hyperbolique de hauts sentiments
moraux.
Plus tard, on exagéra encore les paradoxes hu-
manitaires de notre prophète. Les canonistes
du second temple voulurent que l'année sabba-
tique tombât en même temps pour toute la nation,
ce qui eût établi la périodicité de la famine. Leur
imagination de l'année jubilaire acheva le cycle
des utopies qui ont fait de la Thora le plus fécond
des livres sociaux et le plus inapplicable des
codes. L'erreur des écrivains de législation com-
parée, qui mettent en parallèle les lois du Penta-
1. Lo parfait contraste do cela, c'est l'inflexibilité juridique
des Romains, pour lesquels la loi n'a en vue que le droit absolu
et ne connaît pas de pitié.
[850 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 377
teuque et celles des autres peuples, est de mécon-
naître ce point fondamental que les lois du Penta-
teuque ne sont pas des lois réelles, des lois faites
par des législateurs ou des souverains, ayant été
promulguées, connues du peuple, appliquées par
des juges; ce sont des rêves d'ardents réforma-
teurs, des vœux de piétistes, qui restèrent en leur
temps sans application dans l'Etat, qui ne furent
réellement observées que quand il n'y eut plus
d'État juif, et d'où devait sortir non une société
complète, une polis, mais une ecclesia, une société
Religieuse et morale, vivant, selon ses règles inté-
rieures, sous le couvert d'un état profane, forte-
ment organisé.
Le livre de l'Alliance fut, en réalité, le père de
tous les codes hébreux qui suivirent. S'il n'a pas
été adopté comme le Décalogue pour la loi morale
de l'humanité tout entière, c'est qu'il apparte-
nait trop particulièrement au royaume du Nord et
qu'il renfermait une part considérable de législation
civile, dénuée de caractère absolu. Le Décalogue
appartient à la rédaction hiérosolymilaine dite
élohiste. Cette rédaction, qui a donné au monde le
récit initial : « Au commencement, Dieu créa le
ciel et la terre..., » devait fournir à la conscience
religieuse du genre humain un élément en-
378 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [850 av. J. -G J
core plus essentiel, une législation courte, d'un
caractère exclusivement moral, pouvant convenir à
toutes les races, exprimée en cette forme concise et,
si j'ose le dire, cordée, pour laquelle l'ancienne
langue hébraïque possède un don spécial.
CHAPITRE XIU
RÉDACTION DE JÉRUSALEM, DITE ÉLOHISTC
A diverses reprises, nous avons eu l'occasion de
remarquer que le mouvement religieux était à Jéru-
salem plus calme et plus lent que dans le royaume
d'Israël. Le besoin de recueillir les traditions
s'y faisait moins sentir. On n'y avait rien qui res-
semblât au livre des Légendes d'Israël ni au livre
des Guerres de Iahvé. Ces livres, propriété exclusive
du Nord, n'avaient probablement pas pénétré à
Jérusalem. La rivalité des deux pays nuisait au
commerce littéraire; il faut ajouter que le nombre
des exemplaires d'un livre était alors si peu considé-
rable que chaque livre se trouvait en quelque sorte
attaché au sol qui l'avait vu naître. Nous pensons
que la rédaction de l'Histoire sainte jéhoviste ne fut
pas non plus connue à Jérusalem avant le dernier
siècle du royaume d'Israël. L'enseignement oral
380 HPSTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. l.-C]
suffisait. On avait cependant le sentiment vague
que le temps de rédiger ces sortes de documents
était venu; on savait probablement qu'Israël était
plus avancé à cet égard, qu'il avait accompli sa
tâche historique et s'était, si l'on peut dire, mis en
règle avec ses souvenirs.
Les deux royaumes avaient un grand nombre de
traditions communes, toutes antérieures à leur
séparation sous Roboam. Jérusalem possédait, de
plus, des documents que ne connaissait pas le
Nord. On avait beaucoup écrit sous David et sous
Salomon. Outre les pages authentiques et contem-
poraines sur David et ses gibborim, outre les listes
et les récits des maihirim, on possédait des tôle-
doth ou généalogies, mises par écrit assez ancien-
nement, des pièces historiques ou géographiques
telles que le dixième et peut-être le quatorzième
chapitre de la Genèse. L'idée de compiler, avec
ces traditions et ces documents, une histoire suivie
devait venir 4. On ne se tromperait peut-être pas
i. C'est le document que les Allemands désignent par la
lettre A. Une objection contre l'ancienneté de ce document se
tire de ce que des critiques éminents ont cru remarquer que
les prophètes antérieurs à la captivité et le dcutéronomisle ne
connaissent que la rédaction jéhoviste (Reuss, Intr., p. 188-IN!»,
190-191.) Cette assertion est trop absolue. Les « 40 ans » d'Amos
(ii, 10; v, 25) paraissent d'origiuc éloliiste (l)illmann, Nombres,
[830 m. I.-C.] LES DEUX KOYAUMES. 381
beaucoup en plaçant un tel travail vers 825 ou 820
ans avant Jésus-Christ '.
L'ouvrage qui résulta du travail hiérosolymitc
était plus court que celui du Nord. Le caractère
en était plus simple, moins mythologique, moins
bizarre. Une foule d'étrange tés que le rédacteur
israélite avait trouvées dans le livre des Légendes
manquaient ici. La façon de faire agir Dieu était
bien plus réservée, l'anthropomorphisme moins
naïf; on sent que l'auteur craignait de compro-
mettre la majesté divine en lui prêtant des pas-
p. 79 (2* édit.). Le Décalogue, que le deutéronomiste em-
prunte à un texte plus ancien, semble bien avoir fait partie de
rélohiste primitif. Voy. ci-après, p. 397 et suiv. lizéchiel connaît
le x" chapitre de la Genèse, qui n'était pas dans le jéhoviste. Le
second lsaïe (liv, 9) suppose Gen., ix, 11 (éloh.) Le chapitre xvu
de la Genèse est élohiste ; les versets 6 et 16 présentent un trait
essentiellement hiérosolymite; or ce chapitre est sûrement anté-
rieur à la captivité. Le signe de l'alliance y est la circoncision;
après la captivité, le signe eût été la fidélité à une Thora.
1. Les premiers prophètes dont on a des écrits (vers 800
avant J.-C.) paraissent connaître le jéhoviste. Ces prophètes,
quoique ayant plutôt en vue Israël que Juda, avaient sûrement
des rapports avec Jérusalem. Si l'auteur élohiste eût écrit vers
S00, il eût connu le jéhoviste comme tous ses contemporains et
en eût tenu compte. Or l'élohiste ne paraît, en écrivant, avoir
tenu aucun compte du jéhoviste. Il y a des péricopes, il est vrai,
dans l'histoire de Moïse, où l'auteur a l'air de procéder par
résumés du jéhoviste. Mais ces péricopes peuvent appartenir à
une Vie de Moïse bien plus moderne, non à l'élohiste primitif.
382 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 a». J.-C.
sions, souvent des travers tout humains. L'auteur
eut, en outre, un singulier scrupule. Par une
arrière-pensée de couleur locale, analogue à celle
qui se remarque dans le livre de Job, il ne voulut
désigner Dieu par le nom de lahvé qu'à partir du
moment où ce nom est censé promulgué et expli-
qué à Moïse l. Cette particularité sans portée a
été l'origine du nom d'élohiste, par lequel on a
coutume de le désigner.
C'est par sa première page que cet écrivain a
marqué sa place en lettres d'or dans l'histoire de la
religion, et en lettres beaucoup moins lumineuses
dans l'histoire de la science et de l'esprit humain.
Pour le récit de la création, en effet, le combina-
teur définitif de l'Histoire sainte a préféré le début
hiérosolymite au début du jéhovistc, sans doute
parce qu'il y trouvait un caractère plus frappant de
simplicité et de dignité. Ainsi nous a été conservée
l'étonnante page que voici :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et la
terre était chaos, et ténèbres régnaient sur la surface
[l'abîme, et le souffle de Dieu planait sur les eaux. Et Dieu
dit : « Lumière soit ! » Et lumière fut. Et Dieu vit que la
1. Exode, m. Le jéhoviste lui-même «'-vile de placer Le nom de
lahvé daw lu bouche do gêna qui n'ont |>u vraisemblablement
•'eu servir.
1830 «v. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 383
lumière était bonne, et il sépara la lumière et les ténèbres,
Et Dieu appela la lumière Jour et les ténèbres il les appela
Nuit. Et il y eut soir, et il y eut malin : premier jour.
Et Dieu dit : « Qu'il y ait une voûte au milieu des eaux,
et qu'elle fasse la séparation entre eaux et eaux. » Et Dieu
lit la voùle céleste, et celle-ci sépara les eaux qui sont
au-dessous de la vuûte céleste des eaux qui sont au-dessus.
Et ce fut fait; et Dieu appela la voûte céleste Ciel. Et il y eut
suir, et il y eut matin : deuxième jour.
Et Dieu dit : « Que les eaux qui sont sous le ciel se
réunissent en un lieu unique, et qu'apparaisse le sol sec. »
Et ce fut fait. Et Dieu appela le sol sec Terre, et l'amas des
eaux, il l'appela Mers. Et Dieu vit que c'était bon. Et Dieu
dit : « Que la terre fasse germer de la verdure, des herbes
produisant semence, des arbres fruitiers, portant des fruits
selon leur espèce, qui aient leur semence en eux-mêmes,
sur la terre. Et ce fut ainsi. Et la terre fit sortir la verdure,
des herbes produisant semence selon leur espèce, des arbres
portant des fruits, ayant leur semence en eux-mêmes selon
leur espèce. Et Dieu vit que c'était bon. Et il y eut soir, et
il y eut matin : troisième jour.
Et Dieu dit : « Qu'il y ait des luminaires dans la voûte du
ciel pour séparer le jour de la nuit, et qu'ils servent de
signes pour les dates fixes, les jours et les années, et qu'ils
servent de luminaires dans la voûte du ciel, pour luire sur
la terre. » Et ce fut fait. Et Dieu fit les deux grands lumi-
naires, le grand luminaire pour présider au jour, et le pelil
luminaire pour présider à la nuit, et les étoiles. Et Dieu
les plaça dans la voûte du ciel, pour luire sur la terre et
pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière
des ténèbres. Et Dieu vit que c'était bon. Et il y eut soir,
et il y eut matin : quatrième jour.
3M HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. J.-C.j
Et Dieu dit : « Que les eaux fourmillent d'une fourmilière
de vie, et que les oiseaux volent sur la terre sous la voù'e
du ciel. » Et Dieu créa les grands cétacés et tous les êtres
vivants et reptiles dont fourmillent les eaux, selon leur
espèce, et tous les oiseaux selon leur espèce. Et Dieu vit que
c'était bon. Et Dieu les bénit en disant : « Fructiliez et mul-
tipliez, et remplissez les eaux des mers, et que les oiseaux
se multiplient sur la terre. » Et il y eut soir, et il y eut
matin : cinquième jour.
Et Dieu dit : « Que la terre émette des êtres vivants, selon
leur espèce, des bestiaux et des reptiles et les animaux de
la terre, selon leur espèce. Et il fut ainsi. Et Dieu fit les
animaux de la terre, selon leur espèce, et les bestiaux, selon
leur espèce, et tous les reptiles du sol, selon leur espèce.
Et Dieu vit que c'était bon. Et Dieu dit : « Faisons l'homme
à notre image et selon notre ressemblance, et qu'il domine
sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, et sur
les bestiaux, et sur toute [bête de] la terre, et sur tous les
reptiles qui rampent sur la terre. » Et Dieu créa l'homme à
son image ; à l'image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il
les créa l. Et Dieu les bénit et leur dit : « Fructifiez et mul-
tipliez, et remplissez la terre et assujettissez-la, et domine;
sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel et sur
tous les êtres qui rampent sur la terre. » Et Dieu dit :
« Voilà que je vous donne toute herbe, produisant de la
semence, qui est à la surface de la terre, et tous les arbres
à fruit, produisant semence. Tout cela vous servira de nour-
i. C'esi-ù-tlire il créa des mâles et des femelles, contrai-
rement à ce que veut le jéhoviste. Notez le pluriel collectif "i!"",f
v. 26; comp. v, 2. Adam devient individuel au chap. v, verset o.
Mais toute cette reprise de l'élohiste (v, 1-3) est incohérente; on
y lent le raboutage du compilateur.
[830 •». J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 38b
rilure. Et à toute bête de la terre, et à tous les oiseaux des
cieux, et à tout ce qui rampe sur la terre ayant en soi souffle
vivant, [je donne] toute herbe verle en nourriture. » El il fut
ainsi. Et Dieu vit tout ce qu'il avait fait ; et voilà que c'était
très bon. Et il y eut soir, et il y oui matin : sixième jour.
Ainsi furent achevés les cieux et la terre et toute leur
armée. Et Dieu eut achevé le septième jour son œuvre, qu'il
avait. faite, et il se reposa le septième jour de toute son
œuvre, qu'il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour et le
sanctifia ; car c'est en ce jour-là que Dieu se reposa de toute
l'œuvre créatrice qu'il avait accomplie.
Voilà les généalogies du ciel et de la terre, quand ils
furent créés.
On aperçoit sans peine les différences essentielles
qui distinguaient la cosmogonie hiérosolymite de
celle du Nord . Malgré l'état de mutilation où celle-ci-
nous est parvenue, il est permis d'affirmer que la
création ne s'y faisait pas en six jours, qu'elle se fai-
sait en un seul jour 4; que la création de l'homme
avait lieu à une époque où la terre était entièrement
stérile, avant toute végétation et toute vie; que
la création des animaux avait lieu après celle de
l'homme ; que l'homme y était créé mâle et unique,
puis la femme tirée de l'homme ; tandis que, d'après
le récit hiérosolymite, les hommes sont créés en
nombre indéfini comme les animaux, les uns mâles
t. Genèse, u, i 0"P3.
II. •?;
386 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 «y. J.-C )
les autres femelles '. Le récit du paradis et de la
chute manquait sans doute dans le récit hiéroso-
lymite; car à la phrase finale : « Voilà les généa-
logies du ciel et de la terre, quand ils furent
créés, 3> faisait suite immédiate la phrase : « Ceci
est le livre de la généalogie d'Adam s> (Gen., ch. v).
S'il est vrai que le narrateur du Nord, par son
récit du paradis et de la chute, a été le fondateur de
la philosophie du péché et du christianisme à la
manière de saint Paul, on peut dire que le narra-
teur hiérosolymite, par son début, a créé la phy-
sique sacrée qu'il faut à certain état d'esprit où
Ton tient à n'être qu'à moibie absurde. Cette page
a nettoyé le ciel, en a chassé les monstres, les
nuages mythologiques, toutes les chimères des
anciennes cosmogonies. Elle a répondu à ce ratio-
nalisme médiocre, qui se croit en droit de rire des
faibles parce qu'il admet une dose aussi réduite
que possible de surnaturel; puis elle a sensible-
ment nui au progrès de la vraie raison, qui est la
science. L'opposition que le christianisme scohii-
tique a faite, depuis le xme siècle jusqu'au xvme ,
aux saines méthodes de la science est venue en
grande partie de cette page, sous bien des rapports
i. L'idée de couple manque tout à fait dans la cosmogonie
élohiste.
ttOav. J.-C.) LES DEUX ROYAUMES. 387
funeste, qui rond presque inutile la recherche des
lois naturelles. Mieux vaut la franche mythologie
qu'un bon sens relatif, qu'on arrive à tenir pour
inspiré. Les cosmogonies hésiodiques sont plus
loin de la vérité que la première page de Pélohiste;
mais, certes, elles ont fait moins déraisonner. On
n'a pas persécuté au nom d'Hésiode, on n'a pas
accumulé les contresens pour trouver dans Hésiode
le dernier mot de la géologie.
Le vrai, c'est que la belle page par laquelle s'ouvre
la Genèse n'est ni savante à la façon de la science
moderne, ni naïve à la façon des cosmogonies
païennes. C'est de la science enfantine; c'est un
premier essai d'explication des origines du monde,
impliquant une très juste idée du développement
successif de l'univers. Tout nous invite à chercher
l'origine de cette théorie cosmogonique à Baby-
lone. Ce qui caractérisa la science babylonienne,
ce fut la tentative dupliquer l'univers par des
principes physiques. La génération spontanée et la
transformation progressive des espèces y furent
toujours à l'ordre du jour '. Une échelle des êtres
\. Bérose, Sanchoniathon, Agriculture nabatéenne, notices
arabes sur les Sabiens et les Harraniens, dans Chwolson, Die Ssa-
bier. Voy. Mémoires sur Sanchoniathon et sur l'Agriculture naba-
téenne, dans les Mémoires de l'Acad. des inscr. et B. L., t. XXIII,
2« partie ; t. XXIV, 1" partie.
388 HISTOIRE DU PEUPLE D.ISRAËL. [830 av. J.-C.)
depuis le végétal jusqu'à l'homme s'offrait dès lors
naturellement à l'esprit. Le nombre sept était
depuis longtemps sacramentel à Babylone; l'idée
de sept étapes dans l'œuvre de la création se
présentait d'elle-même. Une telle idée avait de
plus l'avantage d'expliquer le sabbat par le repos
du septième jour. A Babylone et à Harran, le récit
cosmogonique s'embrouillait sans doute de détails
mythologiques, qui devaient blesser une raison
quelque peu sobre. La simplicité claire du génie
hébreu et la limpidité de la narration hébraïque
supprimèrent ces exubérances et firent de cette
première page un chef-d'œuvre dans l'art, requis
pour certains sujets, d'être à la fois clair et mysté-
rieux.
Les idées de l'auteur hiérosolymite sur la primi-
tive humanité sont bien plus simples que celles de
l'auteur Israélite !. Il ne connaît ni Eve ni Abel.
Adam n'a qu'un fils connu, c'est Seth. De Seth à
Noé, il y a dix générations de patriarches à très lon-
gue vie, Enos 2, Qénan, Mahalalel, Iared, Hénoch,
1. On peut parler avec assurance de ce qui n'était pas dans
l'élohiste; carie combinateur n'a presque rien omis des premières
pages. Jusqu'à Abraham, nous avons le livre au complet; et
même, après cela, les suppressions ont été peu considérables.
2. Énos, synonyme de Adam, est probablement le reste d'une
ersion cosmogonique où l'homme était appelé ViU.
[830 «v. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 389
Métusélah, Lamech, Noé. On remarquera que ces
noms des patriarclies séthites sont identiques, à
très peu de chose près, aux noms des Caïnites dans
la légende du Nord. Mahalalel i et Lamech figurent
dans les deux listes. Iared et Irad sont le même per-
sonnage; Melu hili et Metusaël diffèrent à peine.
Hénoch, là-bas filsdeQaïn, est ici un saint homme,
qui marche avec Dieu et que les élohim prennent
avec eux au ciel. On suppose, non sans vraisem-
blance, que ces Séthites de l'Hiérosolymilain, ou
Caïnites du Nord, sont les dix rois mythiques qui,
dans le syslème chaldéen, remplissent l'intervalle de
la création au déluge. Il y a même, entre les chiffres
de la vie des patriarches séthites et la durée du
règne des rois chaldéens, des correspondances sin-
gulières 2.
Le récit du déluge est très analogue dans les deux
rédactions de l'Histoire sainte, très analogue aussi
au prototype chaldéen qui a été découvert de nos
jours. La fin seule diffère sensiblement dans les
deux récits bibliques. Le sacrifice que le rédacteur
du Nord place à la fin du déluge n'existe pas dans
1. La leçon ^N^nE parait fautive. Le grec porte MaaXa).v]>. Les
deux iod proviennent de deux lamed, dont la hampe, montant en
interligne, a disparu.
r'. Oppert, dans les Annales de philosophie chrétienne, février
1877 ; le même, La chronol. de la Genèse, Paris 1878.
390 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. J.-G.|
le récit du Sud. L'auteur de Jérusalem aime à rat-
tacher aux grands événements historiques les prin-
cipes fondamentaux de la morale et de la Loi. De
même qu'il a rapporté à la création l'établissement
du sabbat, il rattache au déluge un pacte entr^
Dieu et l'humanité, qui a ses préceptes (ce qu'on
a plus tard appelé les préceptes noachiques).
La nourriture animale, que l'auteur, végétarien
décidé ' , suppose avoir été d'abord interdite à
l'homme, lui est maintenant permise. Les précep-
tes sont l'horreur du meurtre et la défense de
manger la chair avec son âme, c'est-à-dire avec
son sang; le signe de l'alliance nouvelle, c'est
l'arc-en-ciel.
Le goût du rédacteur hiérosolymite pour les gé-
néalogies, ou plutôt la richesse des renseignements
en ce genre qu'il trouvait à Jérusalem, lui fait in-
sérer ensuite cette précieuse table des races du
monde2, rattachées aux trois fils de Noé, qui peut
compter entre les documents les plus précieux que
nous ayons sur la haute antiquité. Tyr n'y figure
pas comme diverse de Sidon. Les Perses ne sont
1. Genèse, I, 29; IX, 3. C'est pour cela qu'il supprime le
sacrifice après le iléluge ; il ignore le sacrifice de Gain, les vête-
ments faits île peaux.
2. Genèse, x.
[830 «T. J.-c.| LIS OEOX ROYAUMES. 8'J!
pas sur la scène du monde. La connaissance de
la Syrie, de l'Arabie et de l'Egypte, des pays cou-
schites, est frappante. L'Arménie, l'Asie Mineure,
les rivages de la moitié orientale de la Méditer-
ranée sont vus avec assez de clarté. Au contraire,
du côté de l'Orient, une sorte de mur semble
borner la vue de l'auteur. Les populations ira-
niennes, à plus forte raison celles de l'Inde, lui
sont inconnues.
Des trois fils de Noé, l'auteur n'a d'intérêt que
pour Sem, et, dans la famille de Sem, pour la
souche particulière des Hébreux. Arphaxad, Salé,
Éber, Phaleg, Ragau, Seroug, Nahor, Térach sont
les échelons (géographiques pour la plupart), qui
le conduisent à Abraham. Le groupe d'Abraham,
Nahor, Harran, Saraï, Milkah. Jiskah, Lot, flotte
bizarrement autour d'Our-Casdim et de Harran. On
entre ensuite dans le pays de Ghanaan. La sépara-
tion d'Abraham et de Lot, la naissance d'Ismaëi,
sont le prélude du pacte de Dieu avec Abraham. Ce
nouveau pacte a pour signe un nouveau précepte,
la circoncision le huitième jour. Cette pratique
devient de droit absolu : un incirconcis ne saurait
être de la race d'Abraham. Les esclaves, les gens
qui vivent dans le commerce d'Israël y sont tenus
1. Genèse, xvii.
392 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. J.-C.|
également1 . Suivent les histoires de Sara, d'Agar,
d'Isaac et d'Ismaël, les récits sur la caverne de
Macpéla, les généalogies des Arabes, rattachés à
Abraham par Géthura et Agar1.
Les légendes d'Isaac et de Jacob étaient traitées
par l'élohiste bien plus au point de vue du généa-
logiste qu'avec ces riches détails pittoresques qui
faisaient le charme de la Bible du Nord. L'auteur
tient à rattacher les populations voisines de la Pa-
lestine, surtout Édom, au tronc abrahamide. Une
courte histoire d'Édom est sans doute empruntée
aux plus vieux documents écrits des peuplades
sémitiques2. Le pacte d'Abraham est renouvelé
avec Isaac et Jacob. Gomme localité patriarcale,
l'auteur ignore Beër-Séba, si cher aux tribus du
Nord; de la Chênaie de Mamré FAmorrhéen, il fait
une ville de Mamré, qu'il identifie avec Hébron3.
L'histoire de Joseph n'avait pas, dans le texte de
Jérusalem, ces développements qui ravissaient
1. Genèse, xxxvi.
2. L'élohiste a sur Ismaël et les Arabes des données particu-
lières. Selon lui, Ismaël n'a jamais quitté le clan d'Abraham.
Gen., xvi, 3, 15-16; xvn; xxi, 2-5; xxv, 9. L'hisloire d'Ismaël
est un des cas rares où les trois rédactions nous ont été conser-
vées. Le combinateur, en les réunissant, sans trop chercher à
les accorder, a fait un ensemble des plus invraisemblables.
3. Genèse, xxm (voir Dillmann).
|830av i. C.) LES DEUX ROYAUMES. 393
l'imagination enfantine des pâtres de Sichem et
deDothaïn.
Dans les récits relatifs à Moïse, le rédacteur hié-
rosolymite ne s'écartait que dans les détails du ré-
cit israélite. Il semble avoir été beaucoup moins
porté aux amplifications. Comme son confrère du
Nord, mais sans entente avec lui, il envisageait
l'apparition du Sinaï comme la dernière et défi-
nitive alliance de Dieu avec le peuple élu. Le
grand mémorial de ces événements miraculeux,
c'est la Pâque; or la Pâque pour notre auteur sup-
pose la circoncision et la consécration des premiers-
nés '. Le cantique après le passage de la mer Rouge
paraît avoir appartenu au recueil hiérosolymite2.
C'est un morceau brillant, d'une rhétorique un peu
banale, composé sur le modèle des anciens can-
tiques, où l'on sent la composition artificielle et le
pastiche.
L'élohiste traitait ainsi les mêmes sujets que le
jéhoviste; mais il les traitait selon son esprit, utili-
sant les listes généalogiques qu'il avait entre les
mains3, suivant son goût pour une précision plus
i. Exode, xii, 43-52, et xm entier.
2. Exode, xv. Notez les versets 16-17, essentiellement hiéroso-
lymites.Cf. Osée, il, 17.
3. Nombres, i et sui?.
H94 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1830 av. J.-C,
apparente que réelle, dans les dates et les chiffres.
La conquête de Josué, racontée d'une façon
toute convenue, venait démontrer la réalité des
promesses faites aux pères et prouver que Iahvé
avait observé le pacte, si bien que le peuple
n'avait qu'à le garder de son côté. L'auteur écrit
surtout en vue d'inculquer des préceptes, des règles,
des usages religieux. Le livre était loin encore d'être
un code; c'était une histoire destinée à montrer
la raison historique de certaines lois et à les fon-
der sur la plus haute autorité. Ainsi le sabbat
résultait de la création ; l'horreur du sang était
proclamée au déluge; la circoncision, dont il n'est
pas question dans le Livre de l'Alliance, était liée
au pacte même de Dieu et d'Abraham ; la Pâque
était réglée à propos de la sortie d'Egypte.
La similitude de plan des deux Histoires saintes
synoptiques venait de la similitude des traditions
orales et d'un type d'enseignement qui existait
depuis longtemps dans les deux parties d'Israël.
Tous les Évangiles, de même, se ressemblaient
pour le plan; car ils émanaient tous d'un même
enseignement oral. Mais cette identité de plan
n'empêchait pas une forte diversité dans les deux
ouvrages. L'esprit poétique et libre, l'imagination
qui caractérisent le récit d'Israël font complète-
[830 iv. j.-c.l LES DEUX ROYAUMES. 395
ment défaut chez l'élohiste. Uien n'y est donné
au plaisir; l'auteur veut servir une cause reli-
gieuse; il cherche déjà à prouver; il aime les sta-
tistiques; il vise à une chronologie. A la netteté
du géographe il joint le formalisme du juriste. Sa
langue, sèche, monotone, est renfermée dans un
très petit nombre de mots. Tout indique un état
intellectuel plus réfléchi, plus positif, plus dégagé
des rêves mythologiques que chez le jéhoviste, une
théologie plus simple, plus sévère, presque déiste.
Le rôle des anges en général, de l'ange de Iahvé en
particulier, est réduit à presque rien.
L'auteur paraît avoir été un prêtre du temple
de Jérusalem, ayant à sa disposition les écrits qui
se conservaient dans les archives depuis David.
Son ouvrage, bien moins intéressant que celui
d'Israël, eut aussi beaucoup moins de publicité1.
Il sortit à peine des arcanes du temple de Jéru-
salem. Le texte historique auquel les prophètes
font fréquemment allusion est presque toujours le
texte dit jéhoviste2. Il ne faut jamais oublier, d'ail-
leurs, que la littérature écrite n'avait pas, à cette
époque reculée, l'importance qu'elle eut plus tard.
1. C'est ainsi que le Talmud de Jérusalem a été bien moins
lu et commenté que celui de Dabylone.
t. Voir ci-dessus, p. 380-381, notes.
3'J6 aiSTOIRE DU PEUPLE, D'ISRAËL. [830«v. J.-C]
L'enseignement oral l'emportait encore de beau-
coup sur le livre. L'Histoire sainte du Nord ne
compta jamais qu'un très petit nombre de copies.
La rédaction de Jérusalem, jusqu'au jour où elle
fut enchâssée dans un plus large ensemble, n'exista,
probablement qu'en un seul exemplaire. On lisait
peu alors; la parole remplaçait le livre, et voilà
pourquoi la parole affectait des formes si vives,
conçues en vue de frapper la mémoire et de s'y im-
primer.
CHAPITRE XIV
LE DÉCALOGUE.
Pas plus que le livre dit jéhoviste, le livre de Jé-
rusalem, l'élohiste, n'avait de Thora développée.
Mais, comme le livre du Nord contenait le livre de
l'Alliance, le livre de Jérusalem avait ce qu'on
appela les Dix paroles1, ou Décalogue2. Le Déca-
i. Deut., iv, 13; x, i. Cette rubrique n'existe pas dans l'Exode,
et c'est là une preuve qu'avant 622, ce petit texie avait été long-
temps répété comme une cantilène traditionnelle.
2. Texte primitif (avec certaines retouches) dans Exode, xx.
Deut., v, est une reproduction. Comp. Ps. lxxxi, 10-U. La divi-
sion en dix articles est peu justifiée. La principale particularité
élohiste du Décalogue est la connexité de ce qui concerne le
repos du septième jour avec la cosmogonie élohiste, Gen., i.
Comp. l'expression riDN^D 7V&2, Exode, \x, 9, 10; Gen., H, 2,3.
L'idée de tables écrites, qui parait propre à l'élohiste, Exode,
xxxi, 18 ; xxxiv, 29 et suiv. (cf. xxv, 16, 21 ; xl," 20), suppose
des petits résumés dans le genre du Décalogue. Mais il est
difficile, dans l'Exode, de bien distinguer l'élohiste ancien des
additions lévitiques, plus modernes.
398 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1830 •▼. J.-C.|
losue est la loi de Moïse telle qu'on la résumait à
Jérusalem1. Le résumé est court, et il avait droit
de l'être, l'auteur ayant semé antérieurement, à
chaque occasion solennelle, ses préceptes les plus
importants, et fondu, en quelque sorte, sa morale
dans son histoire. Ëlohim, chez lui, n'ouvre guère
la bouche que pour commander. Son premier
mot2 est le plus grand, le plus saint, le plus évi-
dent des commandements de Dieu, ou, si l'on
veut, de la nature : Pérou ou-rebou, « Fructifiez
et multipliez. »
Le Décalogue et le Livre de l'Alliance furent
écrits séparément sans aucune entente réci-
proque. Les traits de ressemblance qu'on trouve
entre les deux morceaux viennent du commun
fonds traditionnel où les deux auteurs ont puisé.
A tous égards, d'ailleurs, le Décalogue présente
des formules plus mûres, plus analytiques, plus
dégagées.
Et Dieu dit toutes les paroles que voici :
i. Osée, xin, 4, rappelle fort le Décalogue. Il est sur que, vers
l'an 800, il y avait des petites Thoras, au moins orales, à Jéru-
salem (Amos, II, 4); il est même probable <|ue parfois ces petits
textes s'écrivaient. On peut voir une allusion aux rédactions
multipliées de la Thora dans Osée, vin, 12. Voir cependant ci-
après, p. 472, note 5.
2. Gen., I, 28.
([830 «v. i.-C] LES DEUX ROYAUMES. M9
Je suis lahvé, ton Dieu ', qui t'ai t'ait sortir de la terre de
Bfesralm, de la maison aux esclaves Tu n'auras pas d'autres
dieux devant moi. Tu ne te feras pas d'idole ni d'image des
choses qui sont dans le ciel en haut, ou sur la terre en has,
ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas
devant elles et tu ne les adoreras pas ; car moi, lahvé, ton
Dieu, je suis un Dieu jaloux, poursuivant le crime des pères
sur les fils jusqu'à la troisième et quatrième génération de
mes ennemis, et faisant miséricorde jusqu'à la millième
cône rat ion à ceux qui m'aiment et gardent mes comman-
dements.
Tu ne prendras pas le nom de lahvé, ton Dieu, pour
garant du mensonge; car lahvé ne laisse pas sans le punir
celui qui prend son nom pour garant du mensonge.
Note le jour du sabbat pour le sanctifier. Durant six jours,
lu travailleras et te livreras à tes occupations; mais le
septième jour est un jour de repos, consacré à lahvé, ton
Dieu; tu n'y feras nulle besogne, ni toi, ni ton fils, ni ta fille,
ni ton esclave, ni ta servante, ni les bêtes, ni ton hôte qui
demeure chez toi. Car, en six jours, lahvé a fait les cieux
et la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve, et il s'est reposé
le septième jour ; voilà pourquoi lahvé a béni le septième
jour et l'a sanctifié.
Respecte ton père et ta mère, pour que tu vives longtemps
sur la terre que lahvé ton Dieu doit te donner.
Tu ne tueras point.
Tu ne commettras pas d'adultère.
Tu ne voleras point.
4. Rappelons qu'à partir de la révélation du nom uc lilive,
!o prétendu élohiste se sert, aussi bien que le jéhovislc, uu nom
de lahvé.
400 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. J.-C.|
Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton
prochain.
Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain.
Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son
esclave, ni sa servante, ni son bœuf, ni. son âne, ni rien de
ce qui est à ton prochain.
On le voit, le progrès religieux, qui caractérise le
livre de V Alliance, est encore plus sensible dans la
petite Thora en une dizaine d'articles élaborée par
les sages de Jérusalem. La condition du pacte de
Iahvé avec ses serviteurs est exclusivement la mo-
rale. Les récompenses de Iahvé sont les biens de ce
monde; il les donne à qui lui plaît; or, celui qui lui
plaît, c'est l'homme irréprochable. Pour vivre long-
temps, pour être heureux, il faut éviter le mal. Le
pas est franchi. Les vieilles religions où le dieu
octroie ses biens à celui qui lui offre les plus beaux
sacrifices et pratique le mieux ses rites sont entiè-
rement dépassées. Le Livre de l'Alliance avait déjà
inauguré des idées du même ordre dans le royaume
du Nord; mais le Décalogue lui est supérieur en
netteté. La fortune incomparable qu'a eue cette
paffe, devenue le code de la morale universelle, n'a
pas été imméritée.
Dans le Décalogue, en effet, est achevé le retour
d'Israël au culte pur, à ce monothéisme qu'on
\t30 av. J.-C.1 LES DEUX UOYAUMES. 401
entrevoit aux origines de la vie patriarcale et dont
le peuple avait dévié en adoptant un dieu national.
Iahvé et Ëlohim ne font plus qu'un. lahvé n'est plus
seulement le Dieu d'Israël ; il est le Dieu du ciel,
de la terre, du genre humain. Il aime le bien; il or-
donne le bien. Il est le vrai Dieu. Ainsi, Israël réus-
sit à tirer le vrai de ce qui en était la négation.
Le progrès en religion peut se faire de deux ma-
nières, soit en attaquant de face un culte mauvais,
en détruisant et supprimant les dieux méchants;
soit en améliorant le dieu particulier sans changer
son nom, en le ramenant peu à peu au type du Dieu
universel. L'aristocratie morale d'Israël était si pro-
fondément pénétrée par l'idée monothéiste, qu'elle
réussit à faire de lahvé le Dieu absolu. Ce funeste
nom de lahvé, elle a fini par le supprimer en le
déclarant imprononçable. Pareille fortune n'arriva
ni au Camos des Moabites, ni au Rimmondes Am-
monites, ni au Salm des Arabes, ni même à Baai,
ni àMilik.
Le temple de Jérusalem, qui semblait le plus
grand malheur au point de vue de l'élohisme pur,
finit ainsi par servir au développement de l'idée reli-
gieuse. Le Décalogue fut écrit probablement dans
les chambres qui entouraient le temple. Plusieurs
fois, en son histoire, Israël est arrivé à aimer ce qu'il
28
402 HISTOIRE DU 'PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. J.-C.J
avait d'abord haï et à faire contribuer à son œuvre
ce qui pouvait y sembler le plus contraire*. Même
lahvé a plié sous ce génie de fer. Une idole, un faux
dieu, s'il en fût, est devenu, sous l'action constante
d'une intense volonté, le seul Dieu véritable, celui
qu'on sert en étant juste, qu'on honore par la pu-
-*ié du cœur. Les « dix paroles » de lahvé sont
pour toutes les nations et seront durant tous les
jècles les « Commandements de Dieu ».
Ainsi, dès l'an 825 à peu près avant Jésus-Christ,
Israël avait fait son chef-d'œuvre, sa Thora,
exempte encore de toutritualisme. Est-il impossible
que, chez tel ou tel peuple de l'antiquité, il aitexisté
des codes moraux comparables au Livre de l'Al-
liance et au Décalogue? On ne saurait le dire. Mais
ce qui fit le succès des formules israélites, ce
fut la suite obstinée qu'y mit Israël. La Bible du
IXe siècle était double quant a la lettre, mais une
quant à l'esprit. Un même sentiment de douceur,
de politesse, un même amour de la vie pacifique,
remplit les deux histoires2. Les idylles exquises du
jéhoviste, présentant des images toujours nobles,
1. V. ci-dessus, p. U9.
2. Voir, par exemple, les deux beaux récits, Gen., xxm et xxiv,
l'un élohiste, l'autre jéhoviste. Le charmant livre de Ruth pré-
sente la même peinture de mœurs douces et aimable».
[830 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. «03
furent comme une Morale en action, où l'horreur
de la violence, l'antipathie de l'homme sauvage
s'expriment sous toutes les formes1. L'école qui
avait créé les deux livres jumeaux ne cessa plus.
D'ardents zélateurs vont, pendant des siècles, incul-
quer la même doctrine, un Iahvé juste, protecteur
du droit, défenseur du faible, exterminateur du
riche, ennemi des civilisations mondaines, ami de
la simplicité patriarcale. Les prophètes seront les
propagateurs infatigables de cet idéal. Le livre juif
des Origines est, de'nos jours, imprimé à des mil-
liards d'exemplaires. Jamais il ne fut un ferment
plus actif qu'à l'époque reculée, où, fixé à peine, il
entretenait dans quelques âmes brûlantes le feu
sacré de la justice, de la discipline morale et du
puritanisme religieux.
1. Voir, Gen., xxv, 27 et suiv., plein de nuances d'une exquise
finesse.
CHAPITRE XV
AMOINDRISSEMENT PROFANE.
Pendant qu'Israël posait pour l'avenir les bases
de sa suprématie religieuse, sa situation dans le
monde s'amoindrissait de plus en plus. L'esprit
prophétique et les institutions qui en naissaient,
au moins virtuellement, interdisaient le développe-
ment commercial et industriel. La maison d'Omri
représenta la dernière tentative pour donner à
l'existence mondaine du royaume du Nord quel-
que éclat et quelque solidité. La politique est finie;
les prophètes en ont tué le principe; la bravoure
militaire, si éclatante dans Omri, dans Achab, dans
les Joram et les Ochozias, perd de son prix. Les
saints et les héros représentent des côtés opposés
du développement humain et font rarement en-
semble bon ménage.
Arrivé au trône à la faveur d'une défaite de sa
[830 âv. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 40S
nation par les Syriens de Damas, Jéhu ne sut pas,
durant son règne de vingt-huit ans, réparer cet
abaissement national. Hazaël garda sur la fron-
tière orientale une supériorité marquée. Toute la
région au delà du Jourdain fut momentanément per-
due pour Israël. Les tribus de Gad et de Ruben, la
demi-tribu orientale de Manassé, les pays de Galaad
et de Basan, passèrent sous la domination de Da-
mas1. Damas était devenue ce que les Philistins
avaient été autrefois, le fléau d'Israël, l'ennemi ca-
pital qu'il s'agissait de vaincre ou d'endormir.
Sur un obélisque assyrien2, Salmanasar II est
représenté recevant l'hommage et le tribut de cinq
peuples, parmi lesquels figure « Jahua, fils de
llumri », qu'on identifie avec Jéhu3. Le tribut con-
siste en barres d'or, barres d'argent, coupes, vases
de diverses sortes, plomb, etc. Nous croyons que
longtemps les hébraïsants hésiteront à admettre
une action importante de l'Assyrie en pays israé-
lite dès le temps de Jéhu. Il resterait quelque trace
d'un fait aussi capital dans les maigres annales de
Juda et d'Israël et surtout dans les écrits des pro-
1. II Rois, x, 32-33.
2. Schrader, Die Keilinschr., p. 208-211 ; Duncker, Gesch. de$
Alt., II, p. 200.
3. Omri fut une sorte de désignation dynastique d'Israël. Voy.
ci-dessus, p. 253
406 HISTOIRE DU PEUPLE L'ISRAËL. [830 av. J.-G.]
phèles, qui sont un miroir si parfait de la con-
science du peuple. A partir du moment où P As-
syrie touche la Palestine, la boussole d'Israël est
absolument troublée; on sent, en toute chose, le
contact de ce puissant élément perturbateur. On a
peine à croire que l'influence qui, depuis le milieu
du vhic siècle, se fait sentir si vivement ait existé un
siècle auparavant sans laisser de trace. Peut-être,
en prenant au sérieux ces adulations des stèles
officielles, commet-on la même faute que si l'on
tenait pour acquis, sur la foi des assertions chi-
noises, que le monde entier est tributaire de l'em-
pereur de la Chine, ou, sur la foi des assertions
musulmanes, que tous les souverains de la terre
sont vassaux du sultan.
Joachaz, le successeur de Jéhu, semble avoir été
peu fanatique. Il paraît qu'on vit de nouveau, sous
son règne, un astarteïon à Samarie1. La véritable
histoire d'Israël, à cette époque, nous est, du reste,
bien mal connue.
Jérusalem, comme nous l'avons souvent ob-
servé, n'avait point, à proprement parler, de crise
religieuse. Le iahvéisme s'y continuait, officiel et
paisible. Le temple était en réalité un élément con-
1. II Rois, xin, 6.
[830 av. J.-C] LES DEUÏ ROYAUMES. 407
servateur. Joas de Juda inainLint, durant un long
règne ', la tradition de iahvéisnie modéré d'Asa et
de Josaphat, qui, au fond, n'avait été nullement
interrompue par Athalie. Joas n'adora que Iahvé;
mais il n'eut aucune idée de Punité dans le culte;
on sacrifiait et on brûlait de l'encens à Iahvé
sur tous les hauts-lieux. Le temple représentait
le culte d'Élat; il ne supprimait pas les autres en-
droits d'adoration, pas plus que la messe dite au
grand autel de Notre-Dame ne supprime les messes
dites dans les chapelles et aux autels secondaires.
Le temple ne servait guère, en dôfinilive, qu'au
roi et aux habitants de Jérusalem 2.
Si, plus tard, Joas fut. accusé des crimes les plus
noirs, ce fut la conséquences des rancunes sacer-
dotales3. Ce roi, en effet, dont la légende voudrait
faire le pupille et l'élève des prêtres, fut en réalité
un souverain anticlérical, autant qu'il est permis
de se servir ici d'un tel mot. Voici comment les
choses se passèrent.
Joas veilla très attentivement sur les bâtiments
du temple. Cent quarante ans s'étaient écoulés
depuis que le gros œuvre était construit, et le
1. II Rois, xii, 1 et suiv.
2. Cela résulte de 11 Hois, xn, 6, 8.
3 U Chron., xxiv, 18 et suiv. Cf. II Hois, xu.
403 HISTOIRE DU PEUPLE H'iSRAÈL. [830 av. J.-G.)
besoin de réparations se faisait sentir, surtout
pour les parties de bois et de charpente. Il y
avait, dans de telles constructions, un contraste
singulier entre la solidité absolue des murs et la
fragilité extrême de la décoration. Joas eut l'idée
fort juste que les masses d'argent considérables
qui affluaient au temple devaient servir à l'en-
tretenir. Cet argent provenait de deux sources :
d'abord, des rachats de vie d'homme, c'est-à-dire
des rançons de premiers-nés, envisagés comme
appartenant à Iahvé et ayant dû, selon un rite
primitif, ]ui être sacrifiés 1 ; en second lieu, des
sommes librement offertes par suite de vœux faits
à Iahvé. Il n'y avait pas, à cette époque, de tarifs,
comme ceux qui existèrent plus tard chez les Car-
thaginois 2. Quand on venait au temple pour accom-
plir ses devoirs religieux, on s'adressait à un prêtre
qu'on connaissait ; on traitait de gré à gré avec
lui; il prenait l'argent, et n'en rendait compte à
personne. Joas se contenta d'abord d'ordon-
ner que les réparations nécessaires fussent exé-
cutées sur ces revenus. Or, plusieurs années après,
rien n'était encore fait. Joas adressa quelques re-
1. Voir ci-dessus, p. 371, noie 3.
2. Voir Corpus inscr. semit., I" partie, n ■■• 1 GO et suiv.
(830«v. i.-c.\ LBS DEUX ROYAUMES. 408
proches à Joïada, prêtre en chef ', et à ses confrères;
il régla que désormais les prêtres ne recevraient
plus l'argent de la main à la main.
Joïada, pour inaugurer ce système, fît faire un
coffre ayant un trou dans le couvercle, et le plaça
à côté de l'autel des sacrifices, à la droite de
l'entrée du temple. Les prêtres gardiens du seuil
versaient dans cette espèce de tronc tout l'argent
qu'on apportait. Quand on sentait que le coffre
commençait à être lourd, le sofer du roi et le chef
des prêtres levaient le couvercle, comptaient l'ar-
gent et en faisaient des bourses d'un poids déter-
miné. L'argent ainsi pesé était remis entre les mains
des directeurs de l'œuvre du temple, qui le dépen-
saient en travaux de construction, de charpente et
de menuiserie, en achat de bois et de pierres de
taille. Du reste, il n'y avait pas de comptabilité ré-
gulière; on n'exigeait des directeurs aucune justi-
fication de l'emploi des fonds. La cause des abus
n'était pas supprimée ; mais les prêtres n'en profi-
taient plus. On ne laissa pour le moment à ces
1. Ne pas confondre avec le capitaine îles gardes. C'est d'ici
qu'est venue l'addition de ]<l2ri aux versets 9 et suiv. du cha-
pitre xi du II* livre des Rois. Quoi de plus invraisemblable que
d'attribuer au restaurateur de la dynastie le rôle mesquin dont il
«'agit ici? Yoir ci-dessus, p. 323, note.
410 HISTOIRE DU PEUPLE D'iSRAEL. [830 av. J.-C]
derniers que l'argent des amendes et des satis-
factions pour les péchés, que l'on supposa devoir
suffire à leur entretien
L'état extérieur des deux royaumes était des
plus tristes. Les attaques des Aramcens de Damas
se reproduisaient presque périodiquement. Vers
830, une campagne victorieuse de Hazaël mit
absolument sous sa dépendance le royaume d'Is-
raël. Joachaz vit son armée anéantie, sa cavalerie
réduite à cinquante hommes. Vainqueur d'Israël,
Hazaël entra sur le territoire de Juda et menaça Jé-
rusalem. Joas de Juda n'avait pas le moyen de résis-
ter. Il donna comme rançon à Hazaël les richesses
du temple, les objets votifs que ses pères, Josaphat,
Joram et Ochozias, y avaient consacrés depuis le
passage de Sésonq. Il y joignit ce qu'il avait d'or
dans son palais. Hazaël consentit alors à ne pas
marcher sur Jérusalem.
Le royaume d'Israël se releva un peu sous le
règne de Joas, successeur de Joachaz 4. Benhadad III
avait succédé à Hazaël. Joas d'Israël, qui paraît
avoir été brave, ne rêvait qu'une revanche. Selon
un fragment2 dont la couleur bizarre tranche forte-
1. II Rois, xiii, A, 5. Il y eut encore, à ce moment, deux rois
homonymes dans les deux royaumes durant quelques années.
i. Il Mois, xiii, 14-19. Ce passage, gauchement inséré dans les
ftSO av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. III
ment sur la sécheresse des annales israélites, il
alla consulter le vieil Elisée.
Or Elisée était malade de la maladie dont il mourut, et
Joas, roi d'Israël, descendit le voir, et il pleura sur sa figure,
et il dit : « Mon père, mon père, chars et cavalerie d'Israël ! »
Et Elisée lui dit : « Prends un arc et des flèches. » Et Joas
prit un arc et des flèches. Et Klisée dit au roi d'Israël :
« Appuie ta main sur l'arc. » Et Joas appuya sa main sur
Taie. Elisée alors posa sa main sur la main du roi, et il lui
dit : « Ouvre la fenêtre du côlé de l'orient. » Et il ouvrit. Et
Elisée dit : « Tire. » Et il lira. Et Elisée dit : « Bois de vic-
toire à Iahvé ! Bois de victoire contre Aram 1 Tu battras
Aram à Afeq jusqu'à l'extermination. » Et le prophète dit :
« Prends les flèches. » Et le roi les prit, et Elisée dit au roi
d'Israël : « Frappe à terre '. » Et il frappa trois fois, puis il
s'arrêta. Et l'homme de Dieu se mit en colère contre lui et
lui dit : « Il fallait frapper cinq ou six fois ; alors tu aurais
battu Aram jusqu'à l'extermination. Et maintenant tu battras
Aram trois fois seulement. »
Joas d'Israël, en effet, battit trois fois Benhadad,
et lui reprit toutes les villes que Hazaël avait
prises sur Israël.
Malgré ces moments d'arrêt, la décadence pro-
fane des deux royaumes faisait de sensibles pro-
annales des rois, paraît être ce qu'on a de plus historique sur
Elisée; mais l'agencement chronologique des faits souffre ici les
plus graves difficultés.
1. Avec le faisceau do flèches.
412 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [830 av. J.-C]
grès. Le principe d'amour qui avait été la
force de la dynastie davidique allait lui-même
s'afïaiblissant. Les scènes anarchiques, qui ne
s'étaient vues jusque-là que dans le royaume d'Is-
raël, se voient maintenant en Juda. Joas de Juda
périt comme avaient péri, en Israël, Nadab, Éla,
Zimri, Joram. Deux de ses serviteurs, Jozakar fils
de Simeat et Jozabad fils de Somer, le tuèrent
dans la citadelle. Ce fut une conspiration de cham-
bellans; car son fils Amasias, né d'une femme hiéro-
solymite nommée Ioaddine, lui succéda sans diffi-
culté l et punit les coupables. La fermeté de Joas
de Juda à l'égard des prêtres du temple porta
malheur à sa mémoire. Quand l'histoire juive ne
s'écrivit plus que sous des préoccupations sacer-
dotales, on l'accusa des crimes les plus énormes,
de l'ingratitude la plus monstrueuse envers les
prêtres qui étaient censés l'avoir sauvé et rétabli
sur le trône de David2.
Amasias de Juda (vers 825) suivit les exemples
de son père Joas et pratiqua le iahvéisme sans
1. Le livre des Chroniques présente la chose sous un jour tout
différent. Le récit des Rois doit être préféré, et il exclut l'autre récit.
2. C'est la version du livre des Chroniques, évidemment dictée
par les haines que provoquèrent les mesures sur les réparations
du temple (ci-dessus, p. 407-410;.
[825 »». J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 113
détruire les sanctuaires révérés par le peuple. II
fît avec succès la guerre aux Édomites, les battit
dans les plaines salées qui sont au sud de la mer
Morte, et prit Séla1, à laquelle il donna le nom
monothéiste de Jokteël 2.
Ce succès aurait dû tourner Àmasias vers un
genre d'entreprises qui était en quelque sorte indi-
qué à la politique de Juda, c'est-à-dire vers les expé-
ditions de la mer Rouge et de l'Inde, ainsi que
l'avaient très bien compris Salomon et Josaphat.
Malheureusement, Amasias ne songea qu'aux pe-
tites rivalités qui divisaient les deux parties d'Is-
raëls. De Pétra, il envoya à Joas d'Israël un cartel
de défi. Joas répondit d'une façon évasive. Amasias
ne voulut rien écouter. Joas se mit en campagne,
et les deux rois se rencontrèrent à Beth-Sémès.
LesJudaïtes furent défaits, ou plutôt ils se déban-
dèrent et retournèrent chez eux; Amasias tomba
entre les mains de Joas, qui montra une modé-
ration relative. Le roi d'Israël voulut entrer dans
Jérusalem par la brèche, abattant quatre cents
coudées de mur, au Nord, de la porte d'Éphraïm *
t. La Hoche, ou Petra.
2. Erreurs des Chroniques. Voir Thenius, p. 340-341.
3. 11 Rois, xiv, 8 et suiv. Cf. II Ilois, \m, 12.
4. Plus tard Gcnnat.
4H HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [825 «v. i -C]
à la porte de l'Angle1. Ii prit l'or, l'argent, les
vases du temple et du palais royal, se fit donner
des otages et retourna à Samarie.
Une telle conduite, si peu en accord avec la fé-
rocité des mœurs militaires du temps, montre que
le sentiment de fraternité des deux peuples durait
toujours. La conduite de l'armée judaïte à Beth-
Sémès le prouve mieux encore. L'armée de Juda
ne voulut pas se battre contre des frères pour
satisfaire le sot amour-propre de son souverain.
Ce qui, d'un autre côté, est bien remarquable2,
c'est que Joas d'Israël traite le temple comme un
édifice qui n'a pour lui aucun caractère religieux,
enlève tous les trésors métalliques, n'y fait aucun
sacrifice à Iahvé. La séparation dans le culte
était devenue absolue, bien que, pour les écrits, il
y eût une sorte de communauté entre les deux
fractions du peuple.
1. Vers la porte actuelle de Jafta.
"2. Le caractère tout à fait historique du document (ch. xiv,
1-14) permet de raisonner d'une manière forme sur ces détuil«.
CHAPITRE XVI
JÉROBOAM II ET SES PROPHÈTE.
Joas d'Israël mourut au bout de quinze ans de
règne, et fut enterré à Samarie, dans la sépulture
commune des rois d'Israël. Son fils Jéroboam II lui
succéda et régna près d'un demi-siècle (825-775).
Ce fut, à quelques égards, un restaurateur. Le
royaume d'Israël, sous son règne, fut riche el
puissant. Le luxe reparut, tel a peu près qu'il avait
été sous Achab. Il était ordinaire d'avoir une ha-
bitation d'hiver et une habitation d'été1. Le palais
du roi, orné d'ivoire, rappelait celui des Omrides2.
Les voluptés énervantes du harem faisaient com-
parer Samarie à la Jérusalem du temps de Salo-
mon. Les femmes passaient leur vie dans les plai-
i. Amos, m, 15.
4. Amos, m, 15. Comp. I Rois, xxn, 39; Psaume XLV, 9.
416 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. |825 «t. J.-C]
sirs1. Les hommes nous sont représentés couchés
à l'angle de divans, sur des coussins recouverts de
soieries de Damas2.
Cette mollesse, qui indignait les prophètes, ne
nuisait pas évidemment à la valeur militaire. Israël,
sous Jéroboam II, retrouva une partie de sa suze-
raineté sur les peuples voisins 3. Jéroboam fut sou-
tenu dans ses efforts par un prophète patriote, Iona
fils d'Amittaï, qui était de Gat-Héfer, dans la tribu
de Zabulon. Ce Iona n'est autre que le Jonas dont
le nom servit plus tard de prétexte à une compo-
sition si singulière4. Le Jonas historique parait
avoir été un très-bon Israélite. Il avait fait des
prophéties par lesquelles il annonçait à Israël que
ses frontières du temps de Salomon, Hamath et
Damas5, lui seraient rendues.
Moab fut un des pays que Jéroboam II réunit de
nouveau à son royaume. Désespéré, Moab essaya
1. Amos, iv, 1 et suiv.
2. Ibid., m, 12.
3. Ibid., VI, 14.
4. On montrera, dans le tome III, que le livre de Jonas qui
figure dans la Bible est un pamphlet contre le propliétisme, pos-
térieur à la captivité. Voir Journal des Sav., nov. 1888. Jonas,
fils d'Amittaï, étant un des plus anciens prophètes, parut un type
convenable pour représenter le propliétisme tout entier.
5. 11 Kois, xiv, 25-28. Voir ci-dessus p. 42-13, 116-117.
(810 aT. i.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 417
de se donner à Juda, niais n'essuya de ce côté
que des rebuts. C'est, du moins, ce que l'on croit
lire dans un curieux morceau prophétique qu'on a
tout lieu d'attribuer à Iona, et qui paraît avoir été
le manifeste de cette expédition1. C'est un long
hurlement de rage contre Moab, entremêlé de jeux
de mots sanglants et de lugubres plaisanteries.
On croyait à l'efficacité des injures rythmées de
ces maudisseurs de profession2; on était très sen-
sible à leurs railleries. C'étaient là en quelque
sorte les publicistes du temps.
Oui, dans la nuit de destruction, Ar-Moab périra !
Oui, dans la nuit de destruction, Qir-Moab périra !
Beth-Bamoth et Daibon montent aux hauts-lieux pour pleurer;
Sur Nebo et sur Médeba, Moab se lamente.
Toutes les têtes sont rasées,
Toutes les barbes sont coupées ;
Dans les rues, on ceint le saq;
Sur les toits, sur les places,
Tout le monde crie, fond en larmes.
Hésébon, Éléalé poussent des clameurs;
Jusqu'à lahas, on entend leur voix...
Pauvre Moab !
Ses fuyards sont déjà à Soar, à Églat-Selisia ;
Ils remontent en pleurant la montée de Louhit ;
1. Isaïe, xv, xvi. Ce morceau fut conservé pour sa bizarrerie
et ses malices contre Moab. Isaïe le releva plus tard et l'inséra
dans son recueil.
2. Voy. tome 1er, p. 216, 217.
II. §7
418 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL (S10 «t. i.-Q.)
Sur le chemin de Horrmaïm,
Ils poussent des cris de détresse.
Les eaux de Nimrim sont taries ;
Le foin est desséché ;
L'herbe a disparu,
Plus de verdure.
Les voilà qui font leurs paquets,
Qui emportent ce qu'ils ont de précieux vers le torrent des Aralum.
Une clameur fait le tour des frontières de Moab :
Hurlements jusqu'à Églaïm,
Hurlements jusqu'à Beër-Élim!
Les eaux de Dimon sont rouges de sang ;
Et ce n'est pas tout encore :
Un lion, s'il vous plaît, pour les échappés de Moab,
Pour les survivants du pays.
< Envoyez [disent-ils] l'agneau dû au souverain du pays '
De Séla, par le désert, à la montagne de Sion !
Comme des oiseaux éperdus,
Comme une nichée dispersée,
Telles sont les filles de Moab',
Aux rives de l'Arnon.
» Donnez-nous un conseil ! Soyez équitables!
Accordez-nous un peu d'ombre contre ce soleil dévorant.
Cachez des expulsés !
Ne découvrez pas des fuyards !
Que les bannis de Moab demeurent chez vous!
Donnez-leur un asile contre celui qui veut les détruire.
1. Les Moabites sont censés réfugiés en Édom, pays qui appar-
tient au roi de Jérusalem. Ils adressent aux Édomiles un dis-
cours pour leur faire croire qu'ils voudraient aussi appartenir au
royaume de Juda.
2. Les villes et bourgs fortifiés des bords de l'Arnon.
[8«0av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. Hit
» Quand l'oppression aura cessé,
Quand la désolation aura pris fin,
Et que les envahisseurs auront quitté notre pays,
Alors un trône sera établi au nom de la clémence,
Et sur lui, en toute vérité, sera assis,
Dans la tente de David,
Un juge cherchant la droiture
Et sachant ce qui est juste.
» — Connu [leur fut-il dit], l'orgueil de Moab ',
Connues sa fierté, son arrogance, son insolence
Ses vaines fanfaronnades 1 >
Laissez Moab se lamentera son aise;
Lamentez-vous sur lui, si bon vous semble.
Accordez un souvenir ému
A ces excellents gâteaux de raisins de Qir-Haréset,
A ces campagnes de Hésébon, frappées de mort,
Aux vignes de Sibuia,
Dont les ceps enivraient les chefs des peuples,
Atteignaient jusqu'à Jaëzer,
Traversaient le désert,
Et dont les pampres s'étendaient au delà de la mer». ..
A vous toutes les larmes de mes yeux,
Hésébon et Éléalé !
Hourrah sur vos récoltes et vos vendanges!
Plus de joie dans vos vergers !
Dans vos vignes, plus de chants, plus de cris!
Adieu vendanges !
Personne ne foulera plus le vin dans les cuviers.
1. Édom et Sion, que Moab vient de tenter par de falla-
cieuses promesses, refusent ses propositions.
2. La mer Morte. Les vignobles de Moab l'embrassaient en
quelnue so"i<*
4W HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [810 av. J. fi.]
Aussi mes entrailles pleurent sur Moab »,
Mon cœur gémit comme un cinnor, sur Qir-Hérès.
Fais de fréquentes visites à ton dieu, pauvre Moab ;
Fatigue-toi en contorsions pieuses, sur tes hauts-lieux,
Entre à toute heure dans ton sanctuaire pour prier;
C'est peine perdue ;
Ton dieu n'y peut rien.
Si le génie prophétique d'Israël n'avait pro-
duit que des morceaux de cette espèce, le monde
assurément l'ignorerait. Cette mesquine histoire
d'un petit peuple, sans grandes institutions mili-
taires, sans suite politique, sans éclat dans l'art,
mériterait à peine d'être racontée, si, à côté d'une
vie profane qui n'est en rien supérieure à celle de
Moab ou d'Édom, le peuple Israélite n'avait eu
une série d'hommes extraordinaires, qui, en un
temps où l'idée du droit existait à peine, se por-
tèrent comme les défenseurs du faible et de l'op-
primé. Sous ces règnes obscurs, dont on regrette
peu de ne pouvoir établir la chronologie avec
précision, tant ils se ressemblent par l'effacement
des. souverains et le peu d'ampleur des événe-
ments, la pensée d'Israël prenait l'essor le plus
original. Nous avons vu les développements suc-
1. Ironique. Toute cotte lin, remplie d'allusions, de jeux de
mots, de basses plaisanteries, ne peut être rendue que par à
peu près,
[810 av J.-C.) LES DEUX lit) Y A UM ES. 421
cessifs de l'Histoire sainte et de la Tliora se pro-
duire dans le secret d'une tradition orale lente-
ment élaborée. Les plus puissants des prophètes,
ceux du temps d'Achab, n'écrivaient pas leurs dé-
clamations. Le modèle d'ordres du jour prophé-
tiques fixés par l'écriture apparaît sous le règne
de Jéroboam II ; non que ces éloquents morceaux
tussent écrits à tête reposée par les prophètes
avant d'être prononcés; mais la forme en était si
achevée, que bien vite l'écriture s'en emparait.
C'étaient des équivalents exacts des surates du
Coran, des manifestes destinés non à être lus, mais
à être récités, que des disciples ou des auditeurs
ardents retenaient dans leur mémoire, puis con-
fiaient à des peaux préparées, à des planchettes,
aux substances par lesquelles on préludait à l'u-
sage du papyrus.
Le style de ces morceaux n'était ni celui du sir,
ni celui du masal, encore moins la prose ordinaire.
C'était quelque chose de sonore et de cadencé, des
phrases rythmées, sans parallélisme rigoureux,
mais avec des retombées périodiques, des séries
d'images vives, frappant à coups redoublés. Chaque
morceau, nous dirions volontiers chaque surate,
pour prendre le mot du Coran, avait son unité et
atteignait à peu près la longueur d'un article
422 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [810 av. J.-C.l
de nos journaux. Gela devait être déclamé sur
une note de tête presque aiguë, avec des modu-
lations et des chutes de phrase analogues à celles
qui accompagnent la lecture du Coran. Le Coran
est, en effet, le dernier aboutissant littéraire du
genre créé par les prophètes d'Israël. Notre
manière de ranger tout ce qui s'écrit en deux
catégories, prose et vers, ne s'applique pas à
l'Orient. Entre les vers bien caractérisés et la prose
ordinaire, l'hébreu et l'arabe ont toutes sortes
d'intermédiaires de prose cadencée, agrémentée,
rimée. La surate prophélique est la création la
plus originale du génie hébreu. Elle a fait la for-
tune des idées israélites; quatorze cents ans plus
tard, elle a fait la fortune de Mahomet.
Le prophète du vme siècle est ainsi un journa-
liste en plein air, déclamant lui-même son article,
le mimant et souvent le traduisant en actes signifi-
catifs1. Il s'agissait avant tout de frapper le peuple,
d'assembler la foule. Pour cela, le prophète ne se
refusait aucune des roueries que la publicité mo-
derne croit avoir inventées. Il se plaçait dans un
endroit où il passait beaucoup de monde, surtout
i. Voir, par exemple, Isaïe, ch. xx ; ci-dessus, p. 298; ci-après,
p. 461-162. Parfois le prophète se contente de raconter l'acte
symbolique. Osée, rh. i.
!«I0 ar. J.-C.j LES DEUX ROYAUMES. 423
à La porte de la ville. Là, pour se faire un groupe
d'auditeurs, il employait les moyens de réclame
les plus effrontés, les actes de folie simulée, les
néologismes et les mots inouïs, les écriteaux ambu-
lants, dont lui-même se î'aisau ie porteur1. Le
groupe formé, il martelait ses phrases, les faisait
vibrer, obtenait ses effets tantôt par un ton fami-
lier, tantôt par d'amères plaisanteries. Le type du
prédicateur populaire était créé. La bouffonnerie
bizarrement associée à un extérieur grossier, était-
mise au service de la piété. Le capucin de Naples,
succédané édifiant de Pulcinella, a, lui aussi, par
quelques côtés, ses origines en Lraël.
*, Voir ,;i-âp»,ès, p. ôtG-oH.
CHAPITRE XVII
AMOS ET LES PROPHÈTES SB» CONTEMPORAINS,
L'état de prospérité matérielle d'Israël sous
Jéroboam II eut pour conséquence de créer de
grandes inégalités de condition. Or l'idée la plus
enracinée, dans ces temps anciens, était qu'il y a
des pauvres parce qu'il y a des riches. Les lois uio-
piques de l'année jubilaire n'existaient que sur les
feuillets du jéhoviste (à vrai dire, de telles lois
n'ont jamais été réellement en exercice). Le prin-
cipe fondamental des sociétés patriarcales, l'éga-
lité des chefs de famille, était outrageusement
violé.
Cette dérogation aux anciennes mœurs produisit
son effet ordinaire en Israël, c'est-à-dire une recru-
descence de l'esprit prophétique le plus ardent.
Chez Iona fils d'Amittaï, le patriotisme fit taire, à
ce qu'il paraît, les révoltes sociales. La joie de voir
1800 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 425
Moab humilié lui suffit. Tl Ven fut pas de même
chez d'autres exaltés. Le contraste de la situation
des riches et des pauvres, la persuasion que la
richesse est toujours le fruit de l'injustice, que l'u-
sure et le prêt sur gages sont des actes d'inhuma-
nité *, l'horreur du luxe, surtout, et des commodités
de la vie, excitèrent les plus violentes déclama-
tions. Un certain Amos, berger ou plutôt proprié-
taire de bestiaux en Thékoa, canton situé sur les
frontières du désert de Judée, fut l'interprète des
protestations de la démocratie théocratique contre
les nécessités d'un monde qui échappait chaque
jour aux rêves enfantins.
On peut dire que Je premier article de journa-
liste intransigeant a été écrit 800 ans avant Jésus-
Christ, et que c'est Amos qui l'a écrit. Nous possé-
dons de ce patron des publicistes radicaux une
dizaine de surates, qui doivent compter entre les
pages les plus étranges que nous ait léguées la
haute antiquité. C'est ici, bien sûrement, la pre-
mière voix de tribun que le monde ait entendue.
La masse des écrits assyriens, égyptiens, chinois
est mensongère et adulatrice. Voici enfin un mé-
content, qui ose élever hardiment la voix et faire
f Voy. livre de l'Alliance, ci-dessus, p. 371.
126 HISTOIllli DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 av. J.-Û.J
appel de la béatitude officielle à un juge ami du
faible. « L'homme prudent, dit-il, se tait en ce
temps-ci; car c'est un temps mauvais1 ». Lui, il
parle parce qu'une, force supérieure s'impose à lui.
« Ialivé ne fait rien sans le révéler aux prophètes,
se > serviteurs; quand le lion rugit, qui n'aurait
peur? Quand le Soigneur Iahvé parle, qui ne pro-
phétiserait 2?ï
Le style d'Amos est étrange, étudié, analogue par
moments à celui de Job 3, moins arrondi pourtant
et moins achevé. Le monde qu'il a en vue est d'un
horizon assez reslreint; il ne va pas au delà de Da-
mas et de Tyr*. Nul soupçon de la puissance assy-
rienne5. La petite zone qu'embrasse son regard
est livrée à une vaste piraterie; c'est la bataille de
tous contre tous, une sorte de traite des blancs
organisée6. Des tribus guerrières font des invasions
chez les tribus agricoles pour enlever des hommes et
1. Amos, v, 13.
2. Amos, m, 7-8. On peut soupçonner le verset 7 d'être une
glose interpolée.
3. Voir, par exemple, II, 4 et suiv. ; m, 4 etc. ; v, 7-9; ix, 5-6.
4. Hamalh est pour lui dans un lointain obscur. Cb. vi, 2, 14.
5. ni, 9 ; v, 27, passages où l'auteur mentionnerait Assur., si
Assur était dans le champ de sa vision politique; Gainé est men-
tionné comme capitale d'un |>eiit Etal. Chap. VI, i\
6. i '.'est ce qu'on appelait HD^CJ m1?:, t enlèvement en mas^e »
(Amos, i, 6, 9). Cf. Exode, xxi, 16 (livre de l'Alliance).
[800 av. J.-C] LES DEUX R0YAUMB8, 427
des femmes, puis les vendre aux Ievanirn (Ioniens),
c'est-à-dire aux Grecs. C'était le temps où la civi-
lisation naissait sur les bords de la Méditerranée;
il fallait de la force; l'esclavage prenait d'énormes
développements. Rappelons que, dans les poèmes
homériques, les Phéniciens sont les pourvoyeurs
d'esclaves du monde entier1. Israël était une des
races où cette horrible industrie trouvait son ali-
ment. Le berger de Thékoa jette sur ces scènes
d'horreur un regard attristé.
lahvé rugit île Sion :
De Jérusalem, il fait entendre sa voix;
Les pacages des bergers pleurent,
La tète du Carmel est desséchée •.
Damas a déchiré Galaad avec des herses de fer.
Iahvé détruira par la foudre la maison de Hazaël;
le feu dévorera les palais de Benhadad; les verrous
de Damas seront brisés; la Békaa de On 3, le para-
dis de Beth-Éden * deviendront déserts; le peuple
d'Aram émigrera vers Qir.
Gaza sera punie, parce qu'elle a vendu de nom-
breux esclaves israélites aux Édomites. Les autres
1. Odyssée, XIV, 28.°-"297 ; XV, 475-476; cf. Hérodote, I, 1, 2.
2. La voix de lahvé est comme un vent qui brûle tout.
3. Baalbek, Héliopolis.
4. Paradisus sur l'Oronte.
428 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 av. J.-C.)
villes des Philistins, Asdod, Ascalon, Ékron auront
le même sort. — Le feu dévorera les palais de Tyr,
parce que, nonobstant l'alliance fraternelle qu'elle
eut avec Israël, cette ville a vendu des troupes de
captifs israélites à Édom. — Édom a été sans
pitié pour Israël son frère. Le feu dévorera les
palais de Théman et de Bosra. — Ammon a éventré
les femmes enceintes de Galaad. Malheur à Rab-
bat-Ammon! — Moab a calciné les ossements du
roi d'Édom. Le feu dévorera les palais de Qeriolh.
— Juda a méprisé la Loi de Iahvé [ et n'a pas
observé ses préceptes, se laissant aller comme ses
ancêtres au culte des faux dieux. Le feu dévorera
les palais de Jérusalem.
Les griefs du Thékoïte inspiré contre le royaume
d'Israël sont plus spécialement articulés2.
Ils vendent le juste pour de l'argent,
L'ébion3 pour une paire de sandales4;
Us réclament aux pauvres la poussière qui couvre leur tète;
1. Il y avait donc déjà une Thora rudimcntaire, probablement
écrite. Voy. ci-dessus, p. 397 et suiv.
2. Amos, il, 6 et suiv.
3. Le pauvre. C'est le plus ancien exemple de ce mot fonda-
mental. Notez déjà le parallélisme avec dal, saddiq et anav.
■i. Désigne moins le prix de vente que le chétif objet pour lequel
un Israélite libre pouvait être mis à l'encan.
[800 «v. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 429
Ils font dévier la route des anavim (.
Le fils et le père courent après la prostituée.
Pour profaner mon saint nom 2.
Ils dorment à côlé des autels sur des vêtements pris en gage;
Ils boivent le vin saisi, dans le temple de leur Dieu.
. J'ai suscité des prophètes d'entre vos fils,
Des nazirs d'entre vos enfants...
Et vous avez fait boire du vin aux nazirs,
Et aux prophètes vous avez dit : c Ne prophétisez pas. »
La théologie d'Amos diffère peu de celle du livre
de Job. Le vieil élohisme a triomphé. Iahvé est Dieu,
presque sans nuance individuelle, comme Allah
des musulmans. « C'est lui qui a formé les mon-
tagnes et créé le Souffle; c'est lui qui révèle à
l'homme sa propre pensée, qui change l'aurore en
ténèbres, qui marche sur les hauteurs de la terre.
Iahvé, Dieu des Sebaoth, est son nom 3. » Gomme
le Iahvé de l'Histoire jéhoviste, le Iahvé d'Amos
est anthropopathique au plus haut degré; il se
repent d'avoir frappé trop fort; il revient sur les
sévères préparatifs de châtiment qu'il a faits *. Les
1. Humblas, avec une nuance de piété. Voir ci- après, p. 514.
2. Allusions à l'hiérodulisme, qui avait pénétré dans le culte
d'Israël.
3. Amos, iv, 13. Cf. v, 8 et suiv.
\. Ibid , vu, 3, 6.
430 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [809 av. 1.0.
iléaux de la nature sont tous des actes directs de
sa volonté '. Iahvé fait pleuvoir sur une ville, et non
sur une autre2. Le charbon, la rouille, les saute-
relles, les pestes, les guerres, sont des punitions
par lesquelles Iahvé invite le pécheur à revenir à
lui. La vraie religion, c'est de haïr le mal et d'ai-
mer le bien. En faisant le bien, on conserve sa vie3;
en faisant le mal, on se tue. L'impie est un véritable
insensé, un aveugle, un orgueilleux. Ce qui indigne
surtout Amos, dans le bien-être du règne de Jéro-
boam II, c'est que celte fausse prospérité amène les
hommes politiques à dire : « C'est par notre force
que nous avons conquis la puissance. » Aux yeux
de Iahvé, c'est là le crime par excellence, celui
qui entraîne infailliblement la ruine.
La pensée dominante de tous les prophètes, la
supériorité de la justice sur les pratiques du culte,
est déjà clairement expliquée dans Amos.
Je hais, j'ai en dégoût vos fêtes4,
Je ne peux souffrir vos pauégyres.
Quand vous m'immolez des holocauste*;
Je ne prends pas plaisir à vos offrandes,
1. Amos, îv, 7 et suiv.
"À. lbid., iv, 6 et suiv.
3. Ibid., v, 14 et suiv.
i. lbid., v, 21
«00 av. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 43!
Je n'ai pas d'yeux pour vos bœufs gras.
Epargnez- moi le bruit de vos cantiques,
Que je n'entende plus le son de vos nébels;
Mais que le bon droit jaillisse comme une source,
La justice comme un fleuve qui ne tarit pas.
L'exactitude rituelle ne sert de rien pour obtenu
les faveurs de Iahvé.
Allez à Bélbel, ce sera un péché de plus * ;
Au Galgal, un pèche de plus encore ;
Offrez chaque matin un sacrifice,
Tous les trois jours venez payer vos dîmes,
Rendez grâce avec des azymes irréprochables8 ;
Faites sonner bien haut vos dons volontaires,
Puisque vous aimez tout cela, fils d'Israël!...
Quoique né dans la tribu de Juda, Amosest sur-
tout préoccupé du royaume du Nord, de ce qu'il
appelle la maison de Joseph3. Il y a sans doute
beaucoup d'exagération dans le tableau qu'il trace
des crimes qui se commettaient dans le palais de
Samarie. Homme d'opposition à outrance, Amos
voit tout en noir. L'amende, l'impôt, le payement
de l'intérêt pour les dettes, les compensations pé-
cuniaires, dont les juges profitaient, lui paraissent
des maltôtes inventées par les classes dirigeantes
pour vexer les faibles.
1. Amos, IV, 4 et suiv.
"A. Ibid., verset 5; je donne ici à JO le sens privatif.
% Amos, v, 6, 15 ; VI, 6.
432 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 av. j. -G.]
Les femmes, ces « vaches de Basan », sont l'ori-
gine de tous les abus l ; elles oppriment les
pauvres, disant sans cesse à leurs maris : « Appor-
tez, que nous fassions bonne chère. » Il n'y a pas
de justice pour le pauvre 2. Le luxe est un pré-
ciput levé sur ses sueurs. <a C'est parce que vous
maltraitez le pauvre et que vous lui prenez un
tribut sur sa charge de blé, que vous vous bâtissez
des maisons de pierres de taille. Vous n'y demeu-
rerez point. Vous vous êtes planté de belles vignes;
vous n'en boirez pas le vin 3. » Les latifundia, qui
font fuir le pauvre*, sont le fléau du pays.
Les idées d'Amos sur les mauvais riches, les
marchands voleurs, les gens d'affaires, les accapa-
reurs, sont celles d'un homme du peuple, étranger
à toute idée d'économie politique.
Écoutez-moi, mangeurs de pauvres,
Grugeurs des faibles du pays :
€ Quand [dites-vous] sera passée la nouvelle lune5,
Pour que nous reprenions les affaires sur le blé?
Quand sera fini le sabbat,
Pour que nous ouvrions nos magasins,
\. Amos, IV, 1 et suiv.
2. Jbid., v, 12 et suiv.
3. lbitt., v, H et suiv.
i. Jbid., vin, 4.
5. On célébrait les néoménies par le repos et la fermeture dci
boutiques.
[800 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 433
Où nous ferons l'épha ' aussi petit
Et le sicle aussi grand i|iie possible?
Grâce à nos fausses balances,
Nous achèterons les pauvres pour de L'argent,
Les malheureux pour une paire de sandales,
Et, de cette manière, nous arriverons à vendre jusqu'à la crihlura
de notre blé '. 1
Gela veut dire que le pauvre, ne pouvant plus
payer des prix si élevés, sera forcé de s'endetter, de
devenir l'esclave du riche, qui alors vendra sa mau-
vaise marchandise aussi cher que la bonne.
Le prophète en veut aux gens aisés, qui vivent
sans souci, pendant que leurs frères souffrent^.
Couchés sur des lits d'ivoire,
Étendus sur leurs divans,
Nourris d'agneaux pris dans le troupeau [des indigents],
De veaux arrachés à l'étable [du pauvre],
Chantonnant au son du nébel,
Comme David, s'inventant des instruments de musique,
Ils boivent le vin aux lèvres des amphores*,
S'oignent d'huiles de choix,
Et ne souffrent rien des maux de Joseph !
C'est pourquoi ils iront en têle des captifs?
Alors le cri de leurs orgies cessera.
1. nlesure de capacité.
2. Amos, vin, 4 et suiv.
3. Amos, VI.
4. V amphore était le grand vase où à échanson puisait le vin
svec des lécythes, pour le verser dans la coujie des convives. Boire
directement à l'amphore était un fait de honteuse ivrognerie.
-.1. 38
434 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 av. t -Q ]
Une telle lutte, au nom de l'idée patriarcale
contre les progrès de la civilisation, était la consé-
quence d'un état religieux beaucoup plus avancé
que celui des autres peuples; de même que, de nos
jours, nous voyons les questions socialistes posées
d'une manière bien plus âpre dans les pays où les
anciennes croyances religieuses sont ébranlées.
Les peuples que l'on paye avec des billets sur l'autre
vie souffrent plus patiemment que les désabusés
les iniquités inhérentes à la société humaine. La
politique d'Amos est bien la politique d'un peuple
qui ne croit ni aux récompenses ni aux châtiments
de l'avenir, qui veut, par conséquent, le règne de la
justice absolue ici-bas. La haine de l'injustice est
singulièrement diminuée par l'assurance des com-
pensations d'outre-tombe. Volontiers, d'ailleurs, on
se figure l'état économique antérieur à l'apparition
des grandes fortunes comme moins inique que le
présent; on admet complaisamment que le faible
y était plus garanti. C'est ainsi que, de nos jours,
beaucoup de socialistes regrettent les maîtrises du
moyen âge. S'ils étaient satisfaits et pouvaient jouir
un jour du régime qu'ils imaginent comme parfait,
leur illusion serait dissipée.
Amos se montre sévère dans ses jugements sur
le culte des tribus du Nord. Béthel, le Galgal, Dan,
[800 ar. J.-C, L ES DEU X R0 Y A UM E S. 435
Beër-Séba1 sont, pour lui, les centres d'un culte
impuissant fit idolàtrique 2. La vision capitale à cet
égard estcelle:f où le prophète voitlahvé debout sur
l'autel de Béthel. C'est un autel de Iahvé ; mais Iahvé
ne l'aime pas. Il donne ordre au prophète de frapper
le chapiteau, de façon que le linteau s'ébranle, et
de casser la tête aux Israélites avec les morceaux du
temple.
Israël est le royaume pécheur4; Israël périra5;
mais Juda sera sauvé0. Iahvé réparera les brèches
de la maison de David7. Le royaume davidique, ainsi
restauré, reconquerra les peuples sur lesquels le nom
de Iahvé a été autrefois prononcé, ces anciennes
frontières dont Hamath et Asiongaber étaient l'hori-
zon extrême, au Nord et au Sud.
1. Voy. ci-dessus, p. 193 et suiv.
2. Amos, m, 14 ; IV, i et suiv. ; v, 5 et suiv. ; vni, U. La même
idée domine dans les fragments des prophètes du Nord qui nous
ont été conservés. 11 faut noter que la compilation ou, pour
mieux dire, l'extrait des prophètes s'est fait par des gens du Sud,
qui n'ont pris dans les prophètes schismatiques que ce qui allait
à leurs vues politiques, c'est-à-dire ce qui fournissait des argu-
ments pour l'unité de la nation, la centralisation du culte à Jéru-
salem et les frontières idéales du côté d'Édom et du Liban.
3. Chapitre ix.
4. Amos, ix, 8.
5. Complainte par avance, chapitre v, 1 et sul?.
6. Amos, ix, 8 et suiv.
7. Ibid., ix, 11 et suiv.
[436 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 «t. J.-C.
Cette ardente révolte contre l'ordre établi, cette
fausse situation d'un Judaïte prêchant l'anathème
et la destruction en plein royaume d'Israël, était
difficilement tenable. Amos avait surtout trois me-
naces par lesquelles il effrayait les populations : les
sauterelles, le feu, le fil à plomb. Il disait avoir vu
lahvé au moment où il forme les sauterelles après
la fenaison royale1. Les sauterelles allaient tout
dévorer; par sa prière, le prophète les arrêtait. —
Le feu de même commençait par absorber la Médi-
terranée, puis il allait manger la terre. La prière
l'arrêtait encore. — Quant au niveau ou fil à plomb,
rien ne l'arrêtait. Il se promenait en maître sur les
hauts-lieux d'Isaac et les sanctuaires d'Israël.
C'était le signe d'une absolue dévastation. La mai-
son de Jéroboam II, en particulier, serait toute
livrée au glaive. A Béthel, où Amos exerçait son mi
nistère de terreur, cela faisait une vive émotion.
Amasiah, prêtre de Béthel, dénonça Amos au roi
d'Israël, et fit remarquer que le pays ne pouvait sup-
porter un homme qui annonçait tous les jours l'ex-
termination de la maison royale et la déportation
du peuple. En même temps, il disait assez sensé-
ment à Amos : * Voyant, retourne en la terre de
1. Le roi avait droit au premier fauchage, les autres fauchages
étaient pour le peuple.
[800 aT. J.-C.] LES 1)EUX ROYAUMES. t.(7
Juda; là, mange ton pain et prophétise à ton aise.
Mais, à Béthel, tu ne saurais continuer à prophé-
tiser; car c'est un sanctuaire royal1, un établis
sèment national2. » Amos lui répondit :
Prophète ne suis,
Fils de prophète ne suis,
Berger je suis,
Simple pinceur de sycomores*.
Et Iahvé m'a pris de derrière mon troupeau
Et m'a dit : € Va, prophétise à mon peuple d'Israël. >
Amos ne céda point; il continua de se répandre
en prophéties terribles contre l'État et contre le
prêtre de Béthel.
Ce qu'on peut appeler le système prophétique est
déjà complet chez Amos. « Le jour de Iahvé», c'est-
à-dire l'apparition de Iahvé en juge suprême, en
redresseur de torts, est déjà l'idée fixe d'Israël.
Du livre d'Amos à la vision de Patmos, pas un trait
essentiel ne sera ajouté au tableau. Le Dies irœ
aies Ma est esquissé d'avance. Le sentiment de la
justice était si ardent chez l'Israélite pieux, que
toute violation du droit lui semblait entraîner
comme conséquence nécessaire la fin du monde. Dès
1 . Miqdas viélck.
2. Betli-mamlaka.
3. Pour que le fruit du sycomore mûrisse, ii faut y nrauquer
des incisions.
438 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 a». l.-C.]
qu'il voyait un abus, il en concluait que le monde
allait finir. Il n'avait pas d'autre manière de sauver
l'honneur de Iahvé. Le penseur hébreu est d'avis,
comme le nihiliste moderne, que, si le monde ne
peut être juste, il vaut mieux qu'il ne soit pas; que le
monde ne peut vivre avec ce qui en est la subver-
sion. Tout nuage à l'horizon paraissait ainsi au
prophète l'indice prochain de la catastrophe qu'il
attendait. La révolution conçue par ce peuple fut
assurément la plus radicale qui ait jamais été rêvée,
puisque Dieu lui-même vient y présider.
On se figurait déjà ce jour de Iahvé sous les cou-
leurs les plus terribles. Ce sera un jour de ténèbres,
non de lumière. Il y aura des signes au ciel ; le
soleil se couchera en plein midi1. Malheur à qui
désire voir ce jour-là ! Ce sera comme quand un
homme fuit devant un lion, se trouve face à face
avec un ours, entre dans sa maison, s'appuye contre
le mur et qu'un serpent le mord2.
Un âge d'or succédera à ce grand jour des j ustices
divines3. La terre sera si fertile que la moisson et
les semailles se toucheront. Les montagnes ruissel-
leront de vin. Iahvé ramènera alors les captifs de
1. Amos, vin, 9 et suiv.
t. Ibid., v, 18 et suiv.
3. Ibid., ix, 13, U, 15. Cf. Joël, iv, 18.
[800 «v. J.-G.J LES DEUX ROYAUMES. 439
son peuple. Ils rebâtiront leurs villes détruites;
ils replanteront leurs vignobles et en boiront le vin.
Israël, désormais, ne sera plus arraché du sol que
Iahvé lui a donné*.
Un tremblement de terre8 qui survint deux ans
i . Ces analogies entre la théorie apocalyptique des plus anciens
prophètes et celle qui fut dominante après la captivité font naître
des soupçons. En trouvant dans Amos, dans Joël, dans Osée,
la description du jour de lahvé, les annonces de restauration
nationale et d'unification du culte, les descriptions paradisiaques
de l'avenir et l'annonce de la conversion des païens, on est
tenté de voir là des interpolations. 11 ne faut pas s'arrêter à ces
doutes. Les extraits des anciens prophètes ont été faits d'une
manière tendentieuse, en vue d'établir que les prophètes anté-
rieurs à la destruction de Samarie eurent, sur les points impor-
tants, les mêmes idées que les plus modernes. Voir ci-dessus,
p. 135, note 2. Les passages n'ont pas été fabriqués, mais ils ont
été choisis. Or on sait combien cette méthode de passages choisis,
ne présentant qu'un côté des choses et soulignant avec exagéra-
tion quelques traits au détriment des autres, fausse la pensée
d'un auteur. C'est comme si un lettré voulait prouver que toutes
les idées du xix* siècle, on les a eues au xyii», et réunissait
à ce propos des passages isolés de Vauban, de Fénelon, de La
Bruyère. Si nous avions les écrits complets de la vieille école
prophétique, nous les trouverions fort différents de ceux de l'école
plus moderne ; nous n'avons des anciens que les phrases par
lesquelles ils ressemblaient aux modernes. Dans Amos, en
particulier, les coups de ciseaux se reconnaissent en beaucoup
d'endroits (surtout chap. v).
2. Amos, I, 1 ; Zarh., xiv, 5. Il est possible que la mention
qui se lit dans Zacharie provienne de Amos, i, 1, et non d'un
souvenir direct.
440 HISTOIRE DU PEUjPLE ^ISRAËL. [800 «v ,'.-C.]
après les menaces d'Arnos sembla donner raison
à ces prédictions sombres. Les événements, plus
tard, les vérifièrent mieux encore. Peut-être Amos
avait-il quelque prévision de la prochaine entrée
en scène des Assyriens1. Souvent les prophètes
usaient de renseignements qu'ils avaient et de leur
sagacité personnelle pour deviner l'avenir et s'en
faire un mérite.
Nous possédons, sous le nom de Joël, fils de
Pcthuëly une tirade prophétique sans date, d'un
style qui a les plus grandes analogies avec celui
d'Amos, et dont les idées sont absolument les mêmes
que celles du berger de Thékoa2 . Nous inclinons
à croire que Joël et Pethuel sont des noms symboli-
ques 3, et nous regardons le livret qui porte le nom
1. Amos, v, 27; vi, 14.
2. Phrases répétées d'un livre à l'autre (comp. Amos, I, 2, et
Joël, îv, 16; Amos, ix, 13, et Joël, îv, 18) ; mêmes analogies avec
Job dans les deux ; même horizon politique. Les objections que
l'on fait contre l'ancienneté de Joël porteraient également contre
Amos; or on ne doute pas d'Amos. Il n'y a aucun avantage cri-
tique à supposer le chapitre iv ajouté après la captivité. A par-
tir du v. 4, une telle hypothèse ne s'applique plus ; on rentre
dans l'horizon pré-assyrien. Se rappeler les observations ci-
dessus, p. 439, note 1.
3. Joël = t Io est El >, Io et El c'est la même chose. Pelhuèl =
c le simple ou le crédule d'El », celui qui est comme un enfant,
comme un disciple entre les mains d'El, qui ne sait rien i|uc ce
que El lui apprend. Comp. Lemucl (Prov., xxxi, 1). Notez le goù
1800 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 441
de Joël comme une suite de celui d'Amos. Une inva-
sion de sauterelles, suivie de sécheresse, fut l'oc-
casion de ce morceau singulier l. Les envahisseurs
sont peints en un style qui rappelle la description de
Béhémothet Léviathan dans Job, et que, pl«s tard,
l'Apocalypse chrétienne a imité2. L'auteur voit dans
le fléau l'annonce du jour de Iahvé. Ce qui n'est
qu'indiqué dans Amos3est longuement développé
ici. Iahvé exerce ses jugements par les accidents
extérieurs; tout accident de ce genre, dans la pensée
du prophète, est l'apparition d'un juge vengeur;
toute catastrophe naturelle a une cause morale et
vient de Dieu irrité. Le fléau n'est pas un élément
que l'on conjure; c'est l'acte d'un être suprême;
or un être suprême, bien différent d'un Neptune,
d'un Apollon, d'un ludra, ne peut obéir qu'à un
mobile moral. Les fléaux sont ainsi les avant-
coureurs de la justice divine. Le bruit de la nuée
de sauterelles, c'est la voix de Iahvé, c'est Iahvé
lui-même entrant en scène. Les sauterelles sont
de notre auteur pour les noms symboliques, BSEJirP pDi', pDV
ynnn, analogues à ceux d'Osée. L'absenee de date dans le titre,
fait contraire aux habitudes de l'ancienne littérature prophétique,
s'explique bien avec notre hypothèse.
i. Comp. Amos, vm, 1-3 ; Nahum, m.
2. Joël, il, 1 et suiv.; cf. I, G. Comp. Apoc, ix, ? et suir.
3. Amos, v, I8--20.
442 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [800 av. J.-C.J
les cavaliers fantastiques d'une année d'invasion
poussée par le châtieur universel4.
Iahvé fait éclater sa voix en tôle de son armée;
Innombrable est sa borde.
Ei>rts sont ceux qui exécutent ses ordres ;
Car grand et redoutable est le jour de labvé;
Qui pourra le supporter?
€ Et maintenant encore, dit lahvé,
Revenez à moi de tout votre cœur,
Avec des jeûnes, des larmes et des cris funèbres. >
Déchirez vos coeurs, et non pas vos habits,
Revenez à Iahvé votre Dieu;
Car il est clément et bon,
Patient et riche en miséricorde *.
Qui sait? Peut-être s'adoucira-t-il,
Se reuentira-t-il du mal [qu'il vous a fait],
Ne laissera-t-il après lui que bénédiction.
P ailes donc des offrandes et des libations à Iahvé votre Dieu.
Sonnez de la trompette en Sion,
Ordonnez le jeûne,
1. Joël, il, H-17. Par moments, le morceau de Joël apparaît
comme un morceau allégorique, composé à une époque où
l'on aurait été obligé d'observer dans le langage des habitudes
de mystère. Les sauterelles seraient les Assyriens. Cela expli-
querait le pseudonyme du titre. Mais une foule de difticullés
s'o|iposent à cette hypothèse. Comp. Joël, iv, 10, à Isaïe, II, 4,
et à Michée, iv, 3. De ces trois passages, c'est le texte de Joël qui
est le prototype.
2. Les mots n^nn bv cmi, au verset 13, sont une variante
marginale de DDJ1, au verset 14.
lMX)a». i.-(j] LES DEUX ROYAUMES t«
Convoques la réunion sainte,
Réunissez le peuple,
Sanctifiez l'assemblée,
Appelez les vieillards,
Réunissez les enfants, les suceurs de mamelles :
Que l'époux sorte de sa chambre
Et L'épouse de son alcôve.
Entre le portique et l'autel,
Que les prêtres qui servent Iahvé pleurent.
Et qu'il-; disent : « Épargne, ô Iahvé, ton peuple,
Ne livre pas ceux de ton héritage à l'oppiobre,
De peur qu'on ne rie d'eux chez les nations,
Qu'on ne dise parmi les peuples :
« Où est leur Dieu? »
Iahvé, touché par les jeûnes et les prières, se ré-
concilie avec son peuple, répare les dégâts causés
parle passage dp. « sa grande année »*. Mais, ce
qui caractérise au plus haut degré l'ordre d'idées où
vivaient les prophètes, c'est que l'accident passager
des sauterelles conduit notre Voyant à l'idée d'un
« jour de Iahvé » général pour toute l'humanité.
Les lignes générales de l'Apocalypse sont tracées.
Après les fléaux précurseurs et les brûlantes ardeurs
du jugement de Dieu, vient un siècle de bonheur,
où Dieu règne en maître sur une terre renouvelée 2.
1. Joël, ii,25.
2. Si on regarde l'écrft mis sous le nom de Joël comme une
composition postérieure en date, il reste Amos, qui renferme les
mêmes idées moins développées : v, 18-20; ix, 13-15.
144 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [780 av 1. G.)
Et il y aura un temps où je répandrai mon Esprit sur toute
chair ; si bien que vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieil-
lards songeront des songes, et vos jeunes gens verront des visions.
Mè v.e sur les esclaves, sur les servantes, en ces jours-là, je
répanarui mon Esprit. Et je ferai des prodiges au ciel et sur la
terre : sang, feu, colonnes de fumée. Le soleil se changera en
ténèbres, la lune en sang, à l'approche du grand et terrible jour
de Iahvé*.
Dieu assemble alors toutes les nations dans la
plaine nommée symboliquement Iehosafat (Iahvé
juge Y. Lui-même combat ou plutôt rugit de la
colline de Sion. Le soleil et les étoiles combattent
avec lui ; sa victoire est facile. Il punit ceux qui ont
maltraité Juda et Jérusalem, surtout les Philistins,
les gens de Tyr et de Sidon, qui ont vendu des
troupes de Judaïtes aux Ievanim ou Ioniens3, et
les Ioniens qui les ont achetés4 . Sion, séjour élu
de Iahvé, désormais inviolable, sera une source de
vie, de fécondité et de bonheur pour tout ce qui
l'approche. L'Egypte, au contraire, et l'idumée de-
viendront des déserts.
Ces idées vont remplir l'imagination d'Israël
1. Joël, m, i et suiv.
2. Inutile de dire que l'identification de cette vallée imaginaire
avec le val de Gédron est bien postérieure.
3. Allusion à des événements inconnus.
4. Cf. Zach., ix, partie très ancienne. V. ci-aprés, p. 461 . Com-
parez pour la traite des blancs, ci-dessus, p. 426-127, coïnci-
dence bien forte pour l'authenticité de JoéL
[780 av. J.-C] L B S l> K U X R 0 Y A U M E S. 445
jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne; elles
seront la source du plus extraordinaire des mou-
vements religieux. Si l'on s'étonne de les trouver
complètement exprimées à une époque reculée,
nous répoudrons que ces idées étaient un fruit si
naturel des principes les plus enracinés d'Israël sur
la justice de Dieu et la mortalité essentielle de
l'homme, qu'elles devaient éclore dès le moment où
Isra ël arriverait à la réflexion. C'était l'équivalent du
système de réparations tardives que d'autres races
ont conçu sous la forme de l'immortalité de l'âme.
On trouve ces idées, que les théologiens appellent
eschatologiques, dans les parties authentiques
d'Isaïe, et certainement Isaïe ne les avait pas in-
ventées. Nous ne sommes donc pas surpris que les
compilateurs du volume prophétique, au vie ou au
\e siècle avant Jésus-Christ, fouillant dans les
registres de l'ancien prophétisine, y aient trouvé
des pages offrant une frappante analogie avec les
brillantes déclamations des prophètes plus récents
et qu'ils aient copié avidement ces morceaux pour
en grossir leur recueil.
L'horizon politique est, en pareil cas, le véritable
critérium pour juger de l'âge des morceaux1. Quand
1. Voir non étude insérée dans le Journal aes savants,
oov. 1888.
44g HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [780av. J.-C]
il n'esl pas question de l'Assyrie, que le prophète est .
uniquement préoccupé des petites guerres entre
les peuples voisins d'Israël, dans les limites de Tyr
et de Damas, on peut être sûr qu'on a devant soi un
morceau de la vieille école. Ainsi nous rapportons
aux temps de Jéroboam II ou d'Ozias une page qui
nous est venue sous le nom probablement symbo-
lique de Obadiahou (le serviteur de Iahvé)1. Le
pays d'Édom est le point de mire de ce publiciste ar-
dent, qu'une défaite passagère a humilié, mais qui
n'en est pas moins sûr des triomphes à venir. Chaque
année, des complications nouvelles s'élevaient entre
Juda, Israël, Édom, Moab, Ammon; il serait donc
presque superflu de vouloir trouver le moment pré-
cis auquel se rattache un tel morceau. La haine
entre ces peuples était toujours la même ; la violence
des déclamations, la même aussi. Gomme la dia-
tribe en question parlait éloquemment du « jour
de Iahvé sur tous les peuples » et des revanches
futures d'Israël9, on lui donna place parmi les
extraits prophétiques. Il semble résulter d'un pas-
sage de ce petit écrit que, dans une des aventures
1. C'est le prophète qu'on nomme Abdias. Il est remarquable
que le nom du père n'est pas donné, non plus que le lieu de
naissance.
î. Abdias, 15 et suiv.
P80 av. J.-C.l LES DEUX KOY AIMES. 417
de guerre du temps, Jérilsaletil fui surprise, que
seule la citadelle ou mill'o échappa, grâce à la force
de ses murs. Le temple même paraît avoir été pro-
fil né par les orgies des vainqueurs1. Un tel fait n'a
rien que de fort possible; l'historiographie offi-
cielle a très bien pu le dissimuler.
Un autre fragment prophétique paraît se rappor-
ter à ce temps2. L'auteur ne sort pas de l'ancien
cercle. Il ne pense pas aux Assyriens. Les Ievanim
ou Grecs, marchands d'esclaves, sont l'objet de sa
principale colère3. Comme Osée, l'auteur déplore
la séparation des deux moitiés d'Israël. Il est plein
de rage contre Damas et les pays araméens4,
contre Hamath, contre Tyr et Sidom pays sages
selon le monde, d'une sagesse et d'une civilisation
toutes profanes, contre les villes philistines aussi.
Tout ce monde riche et puissant sera détruit par
le feu. Mais ensuite, il pourra se convertir, aban-
1. Abdias, 16 el suiv. C'est ici le principal argument de ceux
qui placent la rédaction d'Âbûiàs après la captivité. Mais ces
convicia prophétiques contre les peuples voisins de la Pales-
tine ne sauraient être de l'époque perse, époque où les popu-
lations des satrapies n'avaient plus de guerres entre elles.
Abdias est pour nous un prophète pré-assyrien, comme Amos.
2. C'est le chapitre ix du livre actuel de Zacharie. Voy. ci-
après, p. 461.
3. Comp, Joël, îv, 6.
i. Zach.,ix, 1. Je lis pin pour -pin, et DIX 05? pour DIS* ,,5\
44o HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [780 av. J.-C]
ûonner ses sacrifices impurs, se fondre honora-
blement dans Juda, comme les Jébuséens, qui, de
Chananéens qu'ils étaient, devinrent Israélites.
Aux yeux du prophète commence alors à se des-
siner l'idéal du roi doux et pacifique, ennemi des
chevaux et des chars :
Tressaille, fille de Sion,
Pousse des cris, fille de Jérusalem.
Voici que ton roi vient à toi juste et victorieux,
Humble, monté sur un âne et sur le petit de l'ànesse.
Plus de chars en Éphraïm;
Plus de chevaux à Jérusalem;
Plus d'arc de guerre I
Il dictera la paix aux nations.
Son empire s'étendra d'une mer à l'autre V,
Et du fleuve aux extrémités de la terre.
L'imagination d'Israël prenait sa revanche contre
les déceptions de la réalité. Voilà les premiers
traits de ce roi Messie, qui doit réaliser toutes les
espérances de la nation; le voilà avec les carac-
tères que lui attribueront Isaïe, Michée. Tout est
déjà dans ces anciens prophètes. Tout ce qui écla-
tera au grand jour du temps d'Ëzéchias avait
été clairement exprimé sous Jéroboam II et sous
Ozias.
i. C'est-à-dire de la Méditerranée à la mer Rouge. Élath
ou Asiongaber était l'objeclif constant des rois de Juda.
CHAPITRE XVIII
APPARITION DE L'ASSYRIE
DANS LES AFFAIRES PALESTINIENNES.
Les renseignements historiques nous manquent
d'une manière déplorable sur le siècle qui eut pour
publicistes les hommes extraordinaires dont Israël
a recueilli les œuvres dans le volume de ses nabis.
Nous sommes devant cette histoire comme devant
une série de Premiers Paris, brouillés, décousus,
se rapportant à des événements dont nous ne sau-
rions presque rien par ailleurs. Il semble qu'après
la mort de Jéroboam II, son fils Zacharie lui succéda
régulièrement. Mais ce règne fut court. Zacharie fut
tué à Samarie, devant tout le peuple, par Salloum,
fils de Iabès, qui devint roi à sa place. Avec Za-
charie finit la maison de Jéhu (vers 770). Cette
maison avait donné cinq rois à Israël ; elle maintint
la supériorité du royaume du Nord sur celui de
450 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [770 av. J.-C.l
Juda, et se défendit assez bien contre l'ennemi
permanent, le royaume araméen de Damas. Si le
fanatisme eut dans l'élévation du fondateur de
cette dynastie une part aussi grande que le prétend
l'historiographe juif, il faut avouer qu'on ne s'aper-
çut guère de cette origine, sous le règne de ses
successeurs. Les prophètes sont attachés à ces
rois et paraissent avoir vécu avec eux dans des
relations pacifiques; mais ils ne semblent pas leur
avoir demandé d'actes de persécution. Ils ne
semblent pas non plus avoir essayé de créer pour
Jéhu un rôle analogue à celui de David, comme
cela aurait dû avoir lieu si Jéhu avait rendu au
culte de Iahvé des services aussi grands que le
suppose le texte actuel du livre des Rois.
L'assassinat de Zacharie fut suivi d'une véritable
anarchie militaire *. Salloum ne régna qu'un mois.
11 fut tué par Menahem, fils de Gadi, qui organisa
sa conspiration dans Thirsa, l'ancienne capitale, et
de là se porta sur Samarie. C'était un homme cruel.
La ville de Tappouah 2, près de Samarie, avait re-
fusé de lui ouvrir ses portes. Il fit égorger les
1. Voy. Zach., xi, 8 (les trois bergers en un mois), et surtout
Osée, III, 4-5. Voy. ci-après, p. 461.
2. Correction presque certaine pour nDSFI (II Rois, xv, 16).
Le mot DSTnD à bifl'er; repris à tort du v. 14.
[770 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 451
hommes et éventrer les femmes enceintes1. Il
paraît que son pouvoir fut toujours contesté 2. Le
royaume d'Israël se débattait sous le coup d'un
mal incurable. L'organisme social et religieux
était en pleine décomposition 8.
Les conspirations militaires se multipliaient éga-
lement à Jérusalem. Joas avait été élevé au trône el
précipité du trône par une conspiration de cette
espèce. Amasias, son fils, périt par suite d'un
complot. Il réussit à s'échapper de la ville et se
réfugia à Lakis. Les conjurés l'y poursuivirent et
l'y tuèrent. On mit son cadavre dans le char qu'il
montait, et ses propres chevaux le ramenèrent
mort à Jérusalem, où on lui donna la sépulture or-
dinaire des rois.
L'armée qui avait renversé Amasias mit à sa
place un de ses fils, Ozias 4, né d'une Hiéroso-
lymitaine nommée Iecoliahou. Ozias ne paraît pas
avoir été l'aîné de la famille ; mais l'armée le pré-
férait, peut-être parce qu'il était très jeune; il
i. Il est fait allusion, dans Osée, x, 14, à un fait analogue,
rapporté à Beth-Arbel.
2. Cela résulte de II Rois, xv, 19.
3. Osée, m, 4.
4. On peut hésiter entre les formes Oziah et Azariah (i"Wi\
•Vîiy, rviîy). Les monuments assyriens présentent le nom
Azariah. Mais est-ce le même personnage?
451 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1770 av. t.. C]
n'avait que seize ans. Ses commencements furent
extrêmement faibles1; puis il s'affermit. Son
règne de cinquante-deux ans fut prospère pour
Jérusalem. Ëdom rentra dans la vassalité de Juda2.
Ozias reprit l'expédition, si malheureusement
interrompue, de son père dans le Ouadi-Arabah3.
Il conquit Élath, la fortifia et. la rattacha de
nouveau au royaume de Juda. Mais les voyages
d'Ophir ne furent pas repris, et on ne vit pas de
nouveau bois de santal à Jérusalem.
En religion, Ozias suivit les traces de son père et
de son grand-père. Ce fut un iahvéiste modéré. Il
ne supprima pas les hauts-lieux ; mais c'est là un
reproche qu'on ne lui adressa qu'après sa mort;
de son temps, personne ne croyait probablement
que la pluralité des lieux de culte fût un crime.
Peut-être la tradition selon laquelle il aurait
été frappé de la lèpre fut-elle une conséquence de
la mauvaise note que lui donnèrent les historiens
piétistes.
Malgré la puissante fermentation entretenue par
les prophètes, peut-être à cause de cette fermenta-
tion, Israël était encore dans le inonde une quantité
I. II Rois, xiv, 11 et suiv. Comp. Amos, IX, 12.
I. Amos, ix, 12.
3. Notez Amos, vi, 14.
[765 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 4&8
négligeable. Les efforts des nations, comme ceux
des individus, reçoivent de l'activité générale du
siècle un coefficient énorme. Même le mal est quel-
quefois fécond par la réaction qu'il provoque; il
n'y a de tout à fait stérile que le terre-à-terre et le
désordre mesquin. Vers 765 ou 760 ', un fait
d'importance majeure vint changer l'axe de la po-
litique en Orient. Alors apparut, dans les vallées
de l'Oronte et du Jourdain, une puissance mili-
taire dont rien encore n'avait pu donner une idée.
Damas, Tyr, Hamath, les villes philistines, aux-
quelles avaient appartenu jusque-là l'importance
et la renommée, n'eurent plus désormais que des
mouvements subordonnés à l'action d'un centre
éloigné.
Les relations des Hébreux avec l'Assyrie remon-
taient aux origines ; mais, depuis des siècles, elles
étaient interrompues. L'Assyrie, d'ailleurs, que les
Beni-Israël avaient connue était la région mésopo-
tamienne de Sarug et de Harran, peut-être anté-
rieurement la Babylonie et la Ghaldée. Cet ancien
1. La chronologie est ici fort incertaine. VoirOppert, la Chro-
nol. biblique, p. 29-32; le même, Saloinon et ses suce, 1877;
Schrader, Die Keil. und das A. T. (2e édit.), p. 217 et suiv. ;
Duncker, Gesch. des Alt., II ^5' édit.), p. 270 et suiv.; Maspero,
Hist. anc. (i' édit.), p.. 397-3'J8.
454 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [760 av. J.-C.)
empire assyrien avait un caractère essentiellement
civilisateur. Il avait ses doctrines, ses disciplines
sacrées, des corps de prêtres et de sages, un com-
mencement de science rationnelle, un grand avan-
cement dans les arts. Avec le temps, au contraire,
s'était formé à Ninive le noyau d'un empire dont la
force paraît avoir été tirée des hordes énergiques
qu'ont toujours nourries les montagnes du Kur-
distan. C'était la première apparition de la force
militaire dans le monde; le résultat fut un despo-
tisme brutal, que ne paraît avoir animé aucune
idée morale ni religieuse.
L'esprit et le droit selon les vieilles idées de-
vinrent des mots dénués de sens. Des kilomètres
de bas-reliefs, d'un réalisme effrayant *, nous
montrent à l'œuvre ce vieux militarisme, avec sa
poliorcélique avancée, la simplicité de ses idées,
la barbarie de ses mœurs. La cruauté est ici,
comme chez les Peaux-Rouges, une force et un
mobile. Des scènes de tortures sont représentées
avec autant de soin et d'amour que des scènes de
victoire. Le roi, sorte d'Attila ou de Tamerlan,
paraît le centre unique de tout ce déploiement. Il
n'y a dans un tel monde ni grand ministre, ni grand
1. Au Musée britannique, au Louvre.
[760av. J.-Gj LES DEUX ROYAUME 465
capitaine, ni grand artiste. A côté du roi, on ne
voit que des soldats, des serviteurs, des bourreaux.
Le roi t le dieu véritable de cet art de scalpeurs.
Rien n'existe à côté de lui. Toutes les représen-
tations n'ont qu'un but, c'est de prouver qu'il est
tort. Or on est bien fort, selon cette logique de
sauvages, quand on voit son ennemi écorché vif
à ses pieds.
Le monde n'avait encore rien vu de semblable.
L'Egypte et Babylone avaient régné par la force, au
milieu de populations plus faibles et surtout moins
organisées. De braves chefs de bande, tels que
David, avaient fait servir la terreur à leur ambition.
Les Moabites vaincus par David avaient subi des
supplices aussi affreux que les vaincus de Ninive.
Mais une tyrannie systématique, on n'en avait pas
connu encore. C'était vraiment, comme les Voyants
Hébreux le comprirent, le premier empire, la pre-
mière grande agglomération de peuples par la
conquête. L'empire grec, l'empire romain, jus-
qu'à un certain point l'empire perse, se firent par-
donner leurs violences par le bien général qu'ils
procurèrent et la contribution qu'ils apportèrent
au progrès. L'empire assyrien paraît n'avoir fait
que du mal. On ne voit aucune idée qu'il ait
répandue, aucune bonne cause qu'il ait servie.
45« HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [7tfO av. J.-C.j
Comme les empires tartares du moyen âge, il ne
passa que pour détruire. Peut-être, du reste, le
sang tartare dominait-il déjà dans ces hordes ter-
ribles, et les sombres conquérants qui terrifièrent
le vm* siècle avant Jésus-Christ avaient-ils plus
qu'un rapport extérieur avec les Turcs, avec Attila
et Gengiskhan.
Le contre-coup de ces cyclones dans le monde à
demi patriarcal de Syrie et d'Arabie fut effroyable.
Ces bonnes petites sociétés vivaient de l'idée que
le gouvernement de l'univers est en somme assez
juste; que la richesse, le pouvoir, la considération,
appartiennent à l'honnête homme ou finissent par
lui revenir; que l'adversité n'est qu'une épreuve
passagère qui tourne à l'avantage de celui que Dieu
frappe. Or voici le mal qui s'élevait comme un rokh
monstrueux à l'horizon; la brutalité, la violence,
devenaient maîtresses du monde. Ces stupides et
cruels hoplites, qui marchent en rangs serrés à la
conquête de l'Asie, sont l'antipode de l'homme
juste et responsable, tel que l'auteur du livre de
Job, par exemple, le conçoit.
Le fait, du reste, n'était pas exclusivement
propre à l'Assyrie. Le mercenaire devenait le
maître du monde. Jusqu'alors, on s'était battu pour
se défendre; maintenant, on apprenait la guerre
[760 av. i.-C.) LES DEUX ROYAUMES. 457
comme un métier avantageux1 . Aux classifications
des âges primitifs, où les hommes étaient divisés
par leur genre de vie, agriculteurs, bergers, chas-
seurs, brigands, vient s'ajouter la catégorie de celui
qui se vend à un autre pour tuer et se faire tuer.
Une immense forbannerie s'élevait de toutes parts.
C'est l'âge de piraterie qui nous est représenté par
les poèmes homériques. L'exploitation de l'homme
par l'homme est maintenant la loi commune. La
captivité passe pour le mal suprême, pour le type
même du malheur2. L'homme le mieux élevé
peut, d'une heure à l'autre, devenir Yœchmalote de
celui qui le surprend. Le patriarche le plus accom-
pli risque toujours d'être la proie d'une bande
de gorilles, qui fait pis que le tuer, qui le pollue,
l'assujettit à la bête, le réserve à mille morts.
Ce qui rendait le nouvel empire assyrien particu-
lièrement odieux aux Sémites restés fidèles à l'es-
prit ancien, c'était son impiété. On ne voit pas de
temples dans le monde assyrien de cet âge; les mo-
numents n'offrent presque aucun symbole reli-
gieux3. Devant ce manque absolu de toute crainte
de Dieu , l'idée qui devait venir à des peuples
1. Isaïe, u, 4; Michée, iv, 3.
2. Notez les sens mélaphoriques de ni3*9, rottf, niac; 31^.
3. Les Mongols, à leur entrée dans le monde de l'Asie cité-
458 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [700 av. J.-C]
simples, ne regardant que le dehors des choses, était
que le roi se faisait adorer. Cette substitution de
l'homme à Dieu, que l'on croyait déjà découvrir
dans des mythes de la plus vieille hisloire, tels que
Nemrod, le Kesil l, paraissait la suprême folie.
L'essence de l'esprit du Sémite patriarcal est le
respect de l'individu. Cette suppression des créa-
tures de Dieu au profit d'un immense orgueil, cette
égalité dans l'esclavage universel, révoltaient de
fières natures, étrangères à l'idée de l'État, aux-
quelles l'assujettissement à de petits roitelets tels
que ceux de Judée et d'Israël paraissait déjà une
déchéance.
Les prophètes auraient dû être, les plus in-
dignés; mais, ne voyant le monstre que de loin,
voyant, au contraire, de très près leurs adver-
saires de Jérusalem ou de Samarie, ils prirent
l'Assyrie comme une sorte d'épouvantail à l'adresse
de leurs compatriotes. Parfois même, ils sem-
blèrent incliner singulièrement vers leurs pires
ennemis et mériter le reproche d'amis des Assy-
riens. Le malentendu en ce genre est facile. Les
.rieure, firent do même aux musulmans l'effet de peuples sans
religion.
1. Le Géant ou Orion, qui voulut se révolter contre Dieu et fui
attaché à la voûte du ciel.
[760av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 459
esprits étroits accusent toujours les clairvoyants
de désirer les malheurs qu'ils prévoient et qu'ils
annoncent. Le rôle de Cassandre est le plus triste
de ceux qui peuvent échoir aux amis de la vérité.
Chaque année, une expédition sortait de Ninive,
et allait porter, dans les régions voisines du bassin
du Tigre et de l'Euphrate, la terreur du roi d'Assyrie.
L'Arménie, la partie orientale de l'Asie Mineure,
laCilicie,toutel'Araméedu Nord étaientdomptées,
presque assimilées. C'est vers l'an 765 que le fléau
atteignit les pays voisins d'Israël . En présence d'une
telle force , la résistance était impossible. La sagesse
commandait l'union et les alliances avec les peuples
voisins, surtout avec les villes de Phénicie. Mais les
prophètes (les journalistes, comme nous dirions
aujourd'hui) portaient toutes les questions à une
sorte de paroxysme. Leur haine contre Tyr et Sidon
les aveuglait l. La jalousie des classes était extrême;
la rivalité des deux royaumes, d'ailleurs, créait à
une grande puissance étrangère une brèche assu-
rée. Ceux que le sang aurait dû rapprocher luttaient
d'obséquiosité à l'égard de l'ennemi commun,
pour diriger sa colère au r gré de leurs secrètes
inimitiés2.
1. Voy. Zacharie, ix, et Isaïe, xxiii.
2. Osée, v, 1% etc.
460 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [755 av. J.-C.J
On ne sait rien de la première pression assy-
rienne sur Israël, laquelle eut lieu sous le règne de
Menahem *. Menahem se soumit et paya au roi
d'Assyrie mille talents d'argent, moyennant les-
quels le roi d'Assyrie devint son protecteur. Mena-
hem fit payer la contribution par ses sujets aisés,
et parut se résigner sans peine à une situation
qui garantissait sa royauté chancelante contre les
dangers intérieurs dont elle était menacée. Son fils
Peqahiah lui succéda, et ne régna que deux ans. Il
fut assassiné, dans le pavillon central de son
palais de Samarie 2, par le chef des gardes Péqah,
i. Cette première apparition de la puissance ninivite dans le
monde israélite eut lieu par le souverain assyrien que les histo-
riographes hébreux appellent Poul ou Phul, et que l'on ne réussit
pas à bien identifier avec les données de l'assyriologie. Ce n'est
sûrement pas Téglatphalasar. Quand on songe que ce nom de
^ID, qui peut prêter à tant d'erreurs de copistes, n'est écrit en
réalité qu'une fois dans l'historiographie hébraïque (les Chroni-
ques ne font ici que répéter le livre des Rois), et cela dans un
texte où les fautes abondent, on arrive à croire que la question ne
doil pas être serrée de trop près. Dans les listes assyriennes, le
roi qui répondrait le mieux serait Assourdanil II. L'idenlilication
de Poul avec le roi de Babylone nûpoç, du Canon de Ptolémée,
entraine bien d'autres difficultés. Voir Schrader, Die Keilinschr.,
p. 227 et suiv. ; Oppert, dans Babyl. and oriental Record, vol. II,
n«5 (Londres, 1888).
2. Les mots il**Wn DN1 331N J"!N sont tout à fait inintelli-
gibles. Cela fait penser à l'Ariel de Moab, Il Sam., xxm, 20.
Notez le mot salis qui rappelle les Forts de David.
1755 av . i.-c.) LES DEUX ROYAUMES. 401
fils de Remaliah, avec l'aide d'un corps de cin-
quante Galaadites.
Quelques morceaux prophétiques de ce temps
nous ont été conservés parmi les fragments ano-
nymes qu'on mit, dans Yeditio princeps des livres
prophétiques, à la fin du volume, après le dernier
des prophètes, qui était Zacharie fils de Barachie *.
Un ou deux de ces morceaux étaient peut-être de
ce Zacharie fils de Iebérékiah, dont Isaïe parle
comme d'un des témoins fidèles de la vérité 2. La
ressemblance des deux noms aura aidé à la con-
fusion. Quoi qu'il en soit de ce point, les réflexions
des hommes de Dieu, après l'humiliation de Mena-
hem, étaient tristes. Israël est un troupeau destiné
à la boucherie 3. Les bergers le vendent au boucher
pour s'enrichir. De toutes parts, guerres civiles,
anarchie. Un moment, on a vu trois bergers en un
mois *. Pour comble de malheur, les brebis se man-
gent les unes les autres. Le prophète alors brise
son bâton, qui s'appelle Fraternité, en signe de la
1 . Zacharie, ix-xi. Ces morceaux paraissent d'auteurs différents.
Voir ci-dessus, p. 444, note 4; 450, note 1. Nous parlerons de la
partie xn-xiv au tome III de cet ouvrage.
2. Isaïe, vin, 2. Voir ci-après, p. 511.
3. Chapitre XI, 4.
4. Chapitre xi, 8. Allusion, sans doute, à Zacharie, Salloum,
Menahem. Voy. ci-dessus, p. 450.
462 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [750 av. 4.-C.]
rupture définitive de la fraternité entre Juda et
Israël. N'ayant pas voulu de bons bergers, le peuple
sera livré à d'affreux bergers armés de coutelas,
qui les mangeront. Ce sont les conquérants, les
usurpateurs. Voilà ce que c'est que de n'avoir pas
gardé les rois selon le cœur de Iahvé. C'est la faute
des classes dirigeantes, des faux prophètes *. Mais
Iahvé donnera une revanche à Juda et à Joseph. Il
les dispersera parmi les nations, puis il les rassem-
blera 2. L'orgueil d'Assur sera abaissé; le sceptre
de l'Egypte disparaîtra
Vers le même temps, Jotham succéda, sur le
trône de Jérusalem, à son père Ozias ou Azarias. Il
suivit la ligne de conduite de ses ancêtres, zélé
pour le temple, mais tolérant pour les hauts-lieux.
Il construisit, ou plutôt il décora la porte supé-
rieure du temple, et ajouta aux fortifications
d'Ophel 3.
La plus simple sagesse eût commandé aux petits
États de Syrie l'union contre Assur. Malheureuse-
ment, les divisions étaient plus vives que jamais.
1. Zacharie, x.
2. Se rappeler nos vues sur ce qui a déterminé l'auteur de la
collection des Petits prophètes dans ses choix. Voy. ci-dessus,
p. i39, note 1.
3. Il Mois, xv, 3-2-38; 11 Chron., xxvil.
[750 it. i.-C.) LES DEUX HO Y AIME S. 463
Quand une grande force politique se trouve en
contact avec des petites forces divisées, il se l'ait
toujours une polarisation. L'empire d'Allemagne,
au moyen âge, parsa position à côté et au-dessus
des républiques italiennes, créait deux partis, le
parti guelfe et le parti gibelin. Un fait analogue
se passa en Syrie, dès que l'on commença d'y
sentir la puissance ninivite. Damas et Israël, ou-
bliant leurs longues querelles, se mirent à la
tête d'une ligue contre l'Assyrie. Juda, du même
coup, fut incliné vers un parti tout contraire. Dès
le règne de Jotham, Résin, roi de Damas, et
Péqah fils de Remaliah harcelèrent cruellement
le royaume de Juda. Bientôt nous verrons, sur
l'appel de Juda. l'armée assyrienne apparaître pour
la seconde fois dans la région de l'Abana et du
haut Jourdain.
Ce qui faisait peser si lourdement l'Assyrie sur
les affaires syriennes, c'était en réalité l'Egypte.
Par la croissance subite du royaume ninivite, se
produisit un antagonisme comme il en naît tou-
jours lorsque deux nations s'affrontent pour l'hégé-
monie du monde. L'Egypte et l'Assyrie étant les
deux masses les plus puissantes qu'on eût encore
vues, la loi fatale qui régit l'humanité, quand elle
n'est conduite que par ses instincts brutaux (hélasi
464 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL [750 av. J.-C]
qu'un tel état est loin d'être passé !), voulait
qu'elles se combattissent. Par-dessus la tête des
petits royaumes de Syrie, les deux grands empires
se regardaient, se mesuraient de l'œil. L'Egypte
était, en général, alliée aux villes de Phénicie ■;
ce qui amenait avec l'Assyrie des complications
pleines de dangers. L'opinion publique, dans les
États jordaniques, était fort excitée. Le va-et-vient
des alliances 2 créait en ces petits pays de terribles
oscillations. Cela augmentait fort la commune
bassesse. On soupesait sans cesse les forces des
rivaux ; on était à l'affût de leurs défaillances ; on
s'avouait faible; on était d'avance à moitié vaincu,
par le seul fait d'être à oe point préoccupé des
querelles des forts.
Le prophétisme surtout souffrit de ces intrigues.
Le goût de l'imbroglio politique se développe
facilement dans les coteries pieuses; les dévots se
plaisent souvent aux tripotages de la diplomatie.
Les prophètes, étant essentiellement des publi-
cistes voudront être au courant des secrets poli-
tiques des grandes puissances. Aux révélations d'en
haut ils mêleront trop souvent les commérages
des nouvellistes. Dans ces questions, toujours
i. Isaïe, xxiii, 5.
H. Osée, vu, U ; Osée presque tout entier.
[750 av. J.-C] LES DEUX ROY AU MB S. 165
douteuses, d'alliances et de coalitions, ils compro-
mettront l'autorité de Iahvé, et on verra, non sans
un vrai serrement de cœur, les ardents défenseurs
du droit et de la religion pure dépenser, au profit
de combinaisons sans portée, autant de passion et
d'éloquence qu'ils en avaient montré en faveur de
la justice et de la vérité.
Mais le génie d'Israël, toujours obsédé du pro-
blème de l'humanité, voyait avec sagacité la portée
des grands événements du monde, et ses vues,
à chaque révolution , s'élargissaient . Les sages
d'Israël comprirent vite que le jeu des petites villes
et des petits royaumes était fini, qu'il ne pouvait
plus être question de dieux locaux, que le Iahvé
national n'avait qu'une manière de se sauver, c'é-
tait de devenir le Dieu universel. Assur, en don-
nant à l'Orient l'idée d'une grande puissance, con-
tribua presque autant que les paysans d'Israël au
progrès du monothéisme. Le prophétisme sera
désormais combattu entre deux tendances, la haine
d'un orgueil colossal et l'é&louissement causé par
une force centrale de l'humanité, qui doit se rat-
tacher à Iahvé par des liens mystérieux. En fait et
comme tendance générale, les prophètes seront
pour Assur.
3<J
CHAPITRE XIX
LE PROPHETE OSEE.
Le porte-voix de Iahvé, à cette heure pleine
d'appréhensions et de trouble, fut Hoséa, fils de
Beëri, qu'on dirait, pour la langue, les idées, les
images, un frère du berger Amos. La grande sono-
rité déclamatoire n'est pas encore créée. Osée
a peu de rythme ; c'est l'âpre discussion d'un
homme du peuple, ne reculant pas devant les tri-
vialités, les images incongrues. L'accent de la pas-
sion, qui ne vise qu'à frapper, ne s'est jamais exprimé
en traits plus brefs, plus saccadés, plus pénétrants.
Quand le calembour l'aide, il ne se le refuse pas; car
le calembour, qui impatiente l'homme cultivé, fait
beaucoup d'effet sur le peuple. L'argot même ne lui
répugne pas *. On ne peut le comparer qu'à un pré-
I. Le roi Iareb, Osée, v, 12; x, fi. Notez surtout cli. 1.
[750 av. J.-C] LES DEUI ROYAUMES. 467
dicatcur de la Ligue ou à quelque pamphlétaire pu-
ritain du temps de Gromwell.
L'Assyrie est, avec l'Egypte, la préoccupation
dominante d'Osée *, La pression assyrienne est déjà
si forte, que le Voyant ose prédire la captivité des
deux royaumes et môme annoncer que le peuple
s'enfuira en Egypte, ainsi que cela arriva en effet,
cent soixante-quinze ans plus tard, après la prise
de Jérusalem 2. La division des deux royaumes pa-
raît à Osée le mal suprême, un mal non encore irré-
médiable et qu'un nouveau David saurait faire
cesser.
Osée était, à ce qu'il semble, éphraïmite 3 ; en
fait, il était supérieur aux préjugés des deux partis
Une sorte de goût pour la légitimité l'entraîne vers
Juda; il n'admet que le roi davidique * ; mais son
patriotisme est israélite au sens le plus large 5. Ce
qui perd le royaume du Nord, c'est l'anarchie 6. La
dynastie de Jéhu a disparu, et aucun des usurpa-
is Chapitres v, vu, vin, ix, x, xi surtout, xn, xiv.
2. Osée, ix, 6; x, 6. Comp. xi, 5. Se rappeler que la compi-
lation fut faite post eventum et qu'o ne garda que ce qui s'était
à peu près vérifié.
3. Osée, vu, 5.
4. Ibid.,m, 5.
5. Ibid., v, 8-H.
6. Ibid., m, 4 5.
468 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [750 av. J.-C]
teurs éphémères qui se disputent ses dépouilles
n'est détaille à la remplacer '. Samarie essaye des
alliances étrangères; elle passe de l'Assyrie à
l'Egypte, de l'Egypte à l'Assyrie, offrant des cadeaux
à l'une et à l'autre 2. Cette façon de coqueter tour
à tour avec les nations finira mal, comme toutes
les intrigues amoureuses et les liaisons défendues 3.
Israël a. une mission ; c'est une nation à part, qui
est chargée d'un ministère sacerdotal *. Agir « à la
façon des hommes 5 », c'est-à-dire comme tout le
monde, est pour Israël une sorte de forfaiture. La
division d'Israël et de ce qui n'est pas Israël (les
goïm) est clairement établie 6. Quand Israël est
infidèle à Iahvé, c'est un adultère7. Cette image,
répétée par tous les prophètes qui suivront, paraît
pour la première fois dans Osée.
L'austère censeur, décidé à peindre tout en
noir, ne voit autour de lui que corruption reli-
gieuse 8. Les prêtres ont déserté le culte de
1. Osée, x, 3-4; xm, 10-11.
2. Ibid., vu, 8 et suiv. ; VIII, 10 ; XII, 2 et suiv. ; xiv, 4.
3. Ibid., vm, 10.
4. Ibid., iv, 6.
5. Ibid., vi, 7.
6. Ibid., vu, 8; vin, 10; ix, 1.
7. Ibid., ch. i.
8. Ibid., iv, 1 et suiv.
17M) av. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 40»
Iahvé ; ils ne cherchent qu'à s'enrichir du prix des
offrandes; ils vivent des péchés du peuple; ils le
poussent, pour en profiter, à des sacrifices im-
purs *, dont il est ensuite puni 2. La maison du roi
est aussi coupable que les prêtres 3. Le roi et les
chefs raillent la piété *. Les prêlres ont commis des
meurtres à Sichem, à Galaad 5. 11 y a des prophètes
même qui prévariquent0 . L'idolâtrie, la super-
stition sont partout 7. Le Galgal, pour Osée comme
pour Amos, est un lieu de culte odieux8. Le
peuple demande des oracles à des morceaux de
bois 9. Les hauts-lieux, où l'on offre des sacrifices et
de l'encens, sont de mauvais lieux10. L'ombrage y est
agréable ; les femmes s'y prostituent en l'honneur
d'Astarté; les prêtres y forniquent avec des filles,
y « sacrificotent » avec des courtisanes sacrées.
Israël, en un mot, multiplie les autels pour pé-
cher; ses autels sont pour lui des occasions de
1. Osée, iv, 8-9.
2. îbid., iv, 16 et suiv.
3. Ibid., v, 1.
i. Ibid., vm, 10; ix, 15.
5. Ibid., vi, vu.
6. Ibid., iv, 5.
7. Ibid., xi, 2. Baalim, fesilim.
8. Amos, iv, A; Osée, iv, 15 ; ix, 15.
9. Osée, iv, 12.
40. Ibid., iv.
470 HISTOIUB »U PlîUHK UiSlUfiL [T»o av. j.-a.i
pécher 4 ; ses fêtes, ses sabbats, ses néoménies
seront balayés. Béthel, appelé par ironie Beth-
awen 2 ou Awen (iniquité), Galgal et Galaad, sur-
tout, sont maudits. L'épine et le chardon croîtront
sur leurs autels 3. On y jure par la vie de Iahvé ;
mais les rites sont impurs, illicites ; Àstarté,
avec ses prêtresses et ses prêtres ignobles, se
glisse à côté du Dieu pur. Que Juda, du moins,
se garde de ces infamies. Sans cela, l'esclavage
l'attend comme Israël *
Même offerts à lahvé, les sacrifices sont un rite
inutile et inférieur. Les paroles, gages sincères de
repentir, valent mieux que toutes, les victimes .
Quel plaisir peut prendre l'Eternel à des tueries de
bêtes qu'on mange ensuite, à de vaines libations,
à ces pains de proposition, que les gens feraient
beaucoup mieux d'utiliser pour leur usage6 ? Le
mot fondamental du judaïsme progressif et du
christianisme : « J'aime la bonté 7, non le sacri-
i. Osée, vin, H ; x, 1, 2.
2. Maison d'iniquité ou de néant. Ce calembour est déjà d;'.ni
Amos, v, 5.
3. Osée, iv,15, 19;rx, 15; x, 5, 8; xn,12. Cf. Amos, iv,4.
l.Ibid.,x, il.
5. Ibid., v, 6; xiv, 3.
6. Ibid., vin, 13; îx, 4.
7. ion.
(«0 av. /..fl.] LES DEUX ROYAUMES, 471
fice ; je préfère la vraie connaissance de Dieu aux
holocaustes » est d'Osée *, et sûrement on l'avait dit
avant lui. Nous avons trouvé la même pensée, sinon
les mêmes expressions dans Amos *.
Osée est un iahvéiste absolument pur 8. Il a hor-
reur des représentations figurées, des dieux faits de
main d'homme *. Son Iahvé a pour épithète essen-
tielle qados « saint ». Une fois, il semble être appelé
Qedosim, au pluriel, d'après l'analogie d'Elohim 5,
Gomme Amos, Osée affectionne l'expression élohé
has-sebaotk , « Dieu des sebaoth ». On peut dire
que l'idée de la Divinité, chez Osée, est supérieure
à ce qu'elle est chez le rédacteur jéhoviste de
l'Hexateiique. Iahvé, chez lui, n'a plus de ces co-
lères irréfléchies à la suite desquelles autrefois il
détruisait l'humanité par le déluge, Sodome par le
feu, sauf à s'en repentir ensuite. Le Iahvé d'Osée ne
se met en colère que pour des motifs raisonnables ;
par essence, il est fidèle, patient, prompt au par-
1. Osée, vi, 6.
% Voy. ci-dessus, p. 430-431.
3. Ghap. m, 4, zébah, masséba, éphod et teraphim sont mis
sur le même pied, comme parties du culte légitime. Mais il faut
se défier du style poétique.
4. Osée, vin, 4-6.
5 . Ibid., xii, 1. Comp. Prov., ix, 10; xxx, 3.
472 HISTOIRE DD PEUPLE D'ISRAËL. [750 av. J.-C.J
don * . Il n'a pas les caprices de génie que se
permet le Dieu des anciens récits. La mythologie
est morte ; la théologie d'Israël devient d'une
parfaite correction. Iahvé aime la conversion du
cœur; il la provoque9 . Le prophète est le fouet de
Iahvé ; la parole du prophète tue 3; mais Iahvé
blesse et panse la blessure; il frappe pour guérir.
On le voit, le prophétisme postérieur n'a rien
ajouté à Osée. Il n'a guère fait que répéter en un
style plus correct ce que le prophète éphraïmite
avait dit avec une sorte de grossièreté. Osée est, à
près de cent ans d'intervalle, le disciple du ré-
dacteur jéhoviste. Sa préoccupation de l'histoire
sainte* est très grande; il connaît au moins une
Thorab. Son histoire sainte, c'est le récit jého-
viste; sa Thora, c'est le livre de l'Alliance. Le gé-
nie d'Israël produisait, dans un profond silence,
ces œuvres, qui devaient faire l'étonnement de l'a-
venir. Le iahvéisme était, dès la première moitié
du vine siècle, une religion complète, la plus par-
1. Osée, xi, 9; xii, 7. Comp. Michée, vu, 18-20.
2. Osée, v, 15, vi, 1 et suiv.
3. lbid., vi, 5.
4. Notez surtout xii, 4,5 (cf. Gen., xxv, 26; XXXH,25et suiv.);
ix, 10 (cf. Nombres, xxv).
5. Osée, viil, 12 : Tnin 131 iV 3WDK. Lisez Timn 1DT el
avec les maires lectionis, Tmn 'H31.
[750 av. J. -Cl LES DEUX ROYAUMES. 473
faite qu'on eût encore vue, et qui n'a guère été
dépassée. La morale est entrée .°,n plein dans la
religion ; pour être l'homme de lahvé , il s'agit
avant tout d'être un homme de bien.
Qui est sage pour comprendre ces cnoscs,
Intelligent pour les savoir?
Droites sont les voies de lahvé;
Les justes y marchent,
Les pécheurs y trébuchent s„
1. Dernier verset d'Osée,
CHAPITRE XX
LA SUPERIORITE RELIGIEUSE PASSE A JUDA.
COMMENCEMENTS D'iSAÏE.
Tout en faisant, dans les déclamations d'Amos,
d'Osée et des autres prophètes du même temps, la
part de cette exagération que n'évite jamais le pré-
dicateur qui veut frapper fort, on ne peut douter
que le royaume du Nord ne fût tombé, après la
chute delà maison de Jéhu, dans une grande déca-
dence religieuse. Le iahvéisme, mal gardé, allait se
confondant avec l'idolâtrie. Les hommes sagaces
tels que Amos et Osée voyaient clairement que cela
tenait à la faiblesse de la royauté; ils en venaient à
l'idée que le culte d'une nation n'est solidement
établi que quand il est protégé par la royauté *; ils
prennent en pitié Samarie, qui n'a pas su se faire de
dynastie durable ; ils arrivent à l'idée que >a dynas-
t. Osée, m, 4.
nUOiv.J.C. Lll USUX HOYAUMBS. 475
tie de David représentera seule la destinée de la
race d'Abraham. Lerôlethéocratiqueet légendaire
de David grandit chaque jour. ,La séparation des
tribus du Nord, qui avait d'abord paru un fait po-
litique assez naturel, devenait un schisme, un
crime religieux. Juda est considéré comme possé-
dant une sorte de titre de légitimité, au double point
de vue du culte de Iahvé et de la royauté, deux
choses que les prophètes tiennent désormais pour
inséparables.
Le iahvéisme qui tend maintenant à s'établir res-
semble fort à ce que sera l'islam. Il consiste surtout
dans l'austérité des mœurs, dans la répression du
luxe, dans un code étroit imposé aux femmes; tout
cela conçu non comme une discipline privée qu'on
accepte pour soi et pour les siens, mais comme
une loi d'État, dont le roi et les princes sont les
gardiens. La société est un tout solidaire; Iahvé la
récompense ou la punit en bloc. L'homme vertueux
est responsable du libertin; il risque d'être puni
pour la conduite de son voisin; il est donc obligé de
se constituer en surveillant de la conduite de son
voisin. De là des habitudes qui sont juste l'inverse
du libéralisme moderne et de la morale de l'homme
du monde comme nous l'entendons. Notre principe
fondamental est la responsabilité individuelle. On
476 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [740 av. J. G.)
est libre d'être aussi sévère que l'on veut pour soi;
on peut faire autour de soi la propagande du puri-
tanisme ; mais on n'a pas le droit de l'imposer. Le
quaker ne force personne à se faire quaker, ne de-
mande pas au gouvernement de protéger le quaké-
risme. Or le iahvéisme des prophètes, comme le
wahhabisme, comme le vrai islam, implique la
coercition pénale, l'appel au bras séculier pour faire
exécuter un code moral. Les excès du pharisaïsme
étaient la conséquence naturelle de cet esprit,
ou plutôt le pharisaïsme est né avec le iahvéisme
lui-môme. La théocratie juive, dont l'islamisme ou
plutôt le wahhabisme, le mahdisme, etc., sont la
dernière expression, avait pour conséquence l'in-
quisition, l'union de l'Église et de l'État, la surveil-
lance réciproque. Dans l'histoire, l'inconvénient est
inséparable de l'avantage. Le bien s'opère souvent
par des moyens qui ont l'air d'en être la complète
négation, et voilà pourquoi, selon la différence des
temps, le progrès peut consister, "en un siècle, à
combattre ce qui, dans un autre siècle, a été un
progrès.
Le iahvéisme des prophètes du vin* siècle ayant la
prétention d'être la morale absolue, il était naturel
qu'on arrivât à y voir une religion bonne pour tous
les hommes et à concevoir l'espérance que tous s'y
[740 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 477
convertiraient. Cette idée, dont nous avons trouvé
des traces chez Amos et chez les prophètes ses con-
temporains *, va grandir d'année en année. Tyr,
l'Egypte, Assur même viendront à Iahvé. De telles
préoccupations, je le sais, font penser à une
époque plus moderne, où le prosélytisme devient
la pensée dominante d'Israël. On ne saurait, cepen-
dant, regarder comme interpolés tous les passages
qui contiennent ces prédictions hardies 2 . Presque
toutes les grandes idées d'Israël sont nées d'une
façon si nécessaire, qu'elles semblent, au premier
coup d'œil, n'avoir pas eu de commencement.
Un homme contribua éminemment à la trans-
formation que subirent, dans la seconde moitié du
vme siècle, les idées israélites; ce fut le prophète
Iesaïah ou Isaïe 3, fils d'Amos *. A un sentiment re-
ligieux des plus purs, Isaïe joignait un rare talent
1. Voy. ci-dessus, p. 438, 413, 444, 445, 447, 448.
2. Voy. ci-dessus, p. 439, note 1.
3. Dans le livre qui porte le nom d'Isaïe, il faut d'abord re-
trancher les chapitres xl-lxvi, qui sont sûrement d'un autre
auteur. Dans les trente-neuf premiers chapitres, l'importantes
distinctions sont nécessaires. Outre les chapitres xV et xvi,
qu'lsaïe lui-même déclare d'un prophète plus ancien, les chapitres
xin, xiv, xxi, xxiv, xxv, xxvi, xxvn, xxxiv, xxxv, ne paraissent
pas de l'ancien prophète.
4. Rien de commun entre ce dernier nom et celui du prophèto
Amos, L'orthographe hébraïque n est pas la même.
478 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1740 «v. J.-c.]
littéraire. Le sir, dans les temps anciens, avait pro-
duit des chefs-d'œuvre; mais le genre en était pour
ainsi dire épuisé. Le masal continuait de fleurir;
mais il n'était applicable qu'à certains ordres de
pensées. Jonas fils d'Amittaï, Amos, Osée avaient
créé la surate, la laisse oratoire destinée à la décla-
mation, et l'effet avait été immense ; mais Jonas fils
d'Amittaï n'est encore qu'un hurleur, sa composi-
tion n'est qu'un vomissement de haine; Osée et
Amos manquent souvent d'art; ils ont des fai-
blesses, des duretés. On en était à Ennius; Isaïe
fut le Virgile qui conduisit à la maturité le rythme
créé avant lui. Cette prédication cadencée, ana-
logue à celle du Coran, qui donne encore de nos
jours tant de force au livre des musulmans, quand
il est bien récité, n'a jamais été porté à plus de
perfection que dans Isaïe. Isaïe est presque le
seul exemple d'un grand créateur religieux qui ait
été en même temps un grand écrivain.
Isaïe ne fut pas le seul prophète judaïte, à l'heure
solennelle où nous sommes '. A côté de lui, nous
\. L'indication chronologique qui se trouve dans les titres des
livres d'Osée, d'Isaïe, de Michée, et qui ferait attribuer à ces
prophètes une carrière trop longue, vient d'une ancienne collec-
tion qui contint les prophéties des règnes d'Ozias, Jotham, Achaz
et Ézéchias. Supposons une Collection des grands écrivains fran-
I740av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. «79
voyons un certain Mika ou Michéc, de Moréscth-
Gath, qui fut évidemment un personnage considé-
rable \. Ses idées et son style ont la plus grande
analogie avec la manière d'Isaïe; on trouve même,
dans les écrits des deux prophètes, des développe-
ments identiques2. Les passages les plus éloquents
de l'école prophétique, que beaucoup savaient par
cœur, étaient devenus comme une sorte de fond
commun, où tout le monde puisait.
Quoique Isaïe n'ait pas inventé les belles for-
mules religieuses qui remplissent ses écrits, sa
place dans l'histoire du monde n'est nullement
usurpée. Il fut le plus grand d'une série de géants.
Il donna ta forme définitive aux idées hébraïques.
Il n'est pas le fondateur du judaïsme; il en est le
génie classique. Le parler sémitique atteint en
lui les plus hautes combinaisons. Isaïe est un vrai
écrivain; Mahomet lui est bien inférieur. Isaïe écrit
comme un Grec. La pensée et la langue arrivent
chez lui à ce degré de parfait embrassement au delà
çais du temps de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, où se trou-
veraient naturellement Dossuct, Vollaire. En conclura-t-on que
Bossuet a écrit sous Louis XV et sous Louis XVI, que Voltaire a
écrit sous Louis XIV?
1. Jér., xxvi, 18.
2. Voy. ci-après, p. 499-500.
480 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [740 av J.-C]
duquel on sent ou que la langue sera brisée ou que
la pensée sera gênée.
Une telle perfection littéraire suppose l'école,
et sans cloute Isaïe fut le produit d'une culture
de langue et d'idées depuis longtemps commen-
cée1. Il cite et reprend pour son compte des
prophéties antérieures, par exemple celle de Jonas
fils d'Amittaï contre Moab 2, et un morceau 3 qui
est aussi prêté à Michée 4. Il est probable que,
dans beaucoup d'autres cas, où le contrôle nous
manque, il ne fait que répéter des prophètes anté-
rieurs. Selon toutes les apparences, ce fut à
Jérusalem qu'il se forma. Sûrement les écrits plus
anciens, surtout le livre des Guerres de Iahvé5,
l'Histoire sainte sous ses deux formes, lui étaient
connus 6, ainsi qu'à Michée 7. Le livre de PA1-
1. Selon II Chron., xxvi, 22 ; xxxn, 32, Isaïe aurait été l'his-
toriographe des règnes d'Ozias et d'Ézéchias. Il y a là un de ces
malentendus bibliographiques si communs dans le livre des
Chroniques.
2. Chap. xv et xvi.
3. Isaïe, h, \-i.
4. Michée, iv, 1-4.. Isaïe et Michée paraissent avoir emprunté
ce passage à un autre auteur. Voir Joël, IV, 10 et suiv.
5. Journée de Madian, ix, 3.
6 Isaïe, I, 9; III, 9; xi, 11, 15-16.
7. Michée, vi, k et suiv. Abraham pris au sens ethnographique, '
Hichée, vu, 20.
[740 av. I.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 4SI
liance et sans doute le Décalogue furent pour lui
des Thoras1 révélées de Dieu. L'âpre polémique
d'Amos et d'Osée lui fit, on doit le supposer, une
vive impression.
La vie dans un centre relativement considérable
tel que Jérusalem et des relations fréquentes avec
la royauté lui inspirèrent un ton plus digne et plus
modéré que celui des prophètes du temps de Jéro-
boam II et d'Ozias. Nous le verrons, à diverses
reprises, en rapport avec la cour et conseiller intime
de la dynastie "2. Il n'appartenait pas cependant à la
caste sacerdotale, et il ne s'interdit pas quelquefois
de présenter les cohanim sous un jour désavanta-
geux, comme des gens qui font bonne chère avec l'ar-
gent du temple3. 11 était marié et avait des enfants*.
Sa femme était qualifiée han-nebia5, comme on
disait la prêtresse au moyen âge. Sans fonction,
sans titre officiel, il fut pendant près de cinquante
ans l'âme inspirée, la conscience agissante d'Is-
raël. Pas une page dans son recueil qui n'ait été
de circonstance, qui ne porte le cachet du jour,
1. Isaïe, v, 24.
2. La légende de sa descendance royale ne repose que sur deg
fables rabbiniques.
3. Isaïe, xxvm, 7.
i. Isaïe, vu, 3 ; vin, 3, i, 1*.
5. Isaïe, vin, 3.
ri. 31
482 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [7i0 av. J.-C.j
qui ne soit l'écho éloquent d'une situation donnée,
vue à travers le verre coloré d'une forte et unique
passion,
Il ne faut jamais, dans les anciennes histoires,
sacrifier les parties qui nous choquent aux parties
qui sont vraiment admirables, ni douter des unes
pour soulager les difficultés que l'on trouve à tout
concilier. En devenant fondateur religieux et tribun
de justice, Isaïe n'a pas dépouillé entièrement la
peau du vieux nabi. C'est le mantis grec, le devin,
en même temps que le publiciste inspiré. On vient
le trouver pour savoir l'avenir. Quelques-unes de ses
consultations sentent la plaisanterie. Telle est sa
réponse aux Arabes de Seïr et de Douma, qui se
réduit à peu près à ceci : c Vous voulez savoir quelle
heure il est; allez vous promener1, » ou celle aux
Qédarites : «. Dans un an, gare à vous2! » 11 y
avait, dans les invasions assyriennes qui se succé-
daient d'année en année, tant de régularité, qu'un
cherchait à en prévoir le retour, comme celui Mis
phénomènes naturels. Nul doute qu'Isaïe ne lut
très bien informé et que, sa rare pénétration y
aidant, il ne vît parfaitement clair dans les affaires
de son temps. Michée appelle les prophètes « les
1. Isaïe, xxi, 11-12.
«./Aid., xxi, 13-17.
[740 «v. J.-C | LKS l>KUV KO VA t!. M K S. |S3
guetteurs d'Israël* ». Leurs maisons étaient des
bureaux d'opinion, très bons à consulter et dont les
gouvernants devaient tenir le pins grand compte.
Comment cet homme, que nous nous figurons
sous les traits d'un Carrel ou d'un Girardin, très an
courant des choses et sachant donner à ses idéis
un tour vif et piquant, comment ce même homme
a-t-il pu — sans cesser d'être un saint, un héros
— faire appel à des siynrs, c'est-à-dire à îles mi-
racles, par lesquels lahvé signalait son action par-
ticulière? On ne saurait rien comprendre aux
grandes choses du passé si l'on n'admet pas que
l'Orient et l'antiquité eurent une manière particu-
lière de concevoir la raison et l'honnêteté. Des
rôles qui exigeraient de nos jours que l'on donnât
préalablement sa démission de tout ce qui con-
stitue l'homme sensé ont pu autrefois être tenus par
des hommes dont les nerfs fonctionnaient comme
les nôtres. Isaïe, Jérémie, Jésus, saint Paul, Ma-
homet ont existé. La plus mauvaise critique est
celle qui s'oblige à leur enlever la tête ou le cœur,
pour expliquer ce qu'ils furent.
L'inspiration individuelle, principe du judaïsme
et du protestantisme, à côté d'une puissance créa-
1. "'DBD. Michée, vu, l.
484 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [7*0 «v. J.-C.J
trice extraordinaire, a des inconvénients qu'il ne
faut pas dissimuler. La croyance à l'inspiration, en
effet, se fondant uniquement sur l'affirmation de
l'inspiré, suppose chez le public une grande capa-
cité de croire à pile ou face. Une foule de grandes
choses assurément se sont faites par la confiance ;
mais combien aussi la confiance aveugle a-t-elle
fait commettre de folies! Les prophètes qui, dans
les premières années de l'occupation de l'Algérie,
se levaient chaque printemps en promettant à
leurs coreligionnaires l'expulsion des infidèles,
les mahdis, qui sont le mal endémique de l'islam,
ont toujours trouvé des gens pour les suivre. Dans
un état social fondé comme celui des anciens
Hébreux sur la foi en l'envoyé de Dieu, les plus
cruels embarras, des disputes sans fin, étaient iné-
vitables. Il y avait des inspirés pour annoncer et
ordonner les choses les plus contradictoires; com-
ment distinguer le vrai du faux prophète? L'idée
d'un signe était la conséquence d'un pareil di-
lemme *. Le prophète qui devait fournir une
longue carrière était obligé d'être thaumaturge
à certains jours.
Isaie, si grand par certains côtés, a de la sorte
i. Le même mol (olh) signifie en hébreu signe et miracle.
[740 ar. J.-C.J LES DEUX ROYAUMES. 485
des parties qu'on voudrait taire. La diatribe contre
Sebna et la réclame pourEliaqim fils de Hilqiahou '
touchent au ridicule. Les petits drames symboliques
par lesquels les prophètes cherchent â rendre for-
tement leur pensée, les actes extravagants qu'ils se
font commander par Iahvé pour frapper le peuple,
dépassent ce que nous sommes disposés à concéder
à la naïveté antique. Mais on pardonne tout, quand
on songe à ce qu'il y eut de prodigieux dans cette
situation d'un homme, oracle vivant et permanent
de la nation, sorte d'horloge qu'on allait con-
sulter, être surnaturel dont tous les actes et
tous les mots valaient par eux-mêmes, si bien
qu'on se disait à chaque instant : « Qu'a-t-il dit?
Qu'a-t-il fait? » Cette manifestation perpétuelle de
la volonté du dieu national, par une sorte d'ermite
sordide, vêtu de saq 2, est une des idées les plus
surprenantes qu'aucune famille humaine ait ja-
mais eues. Un tel genre de vie entraînait forcément
des poses, des manœuvres, des roueries, que nous
qualifierions aujourd'hui des noms les plus sévères.
Numa Pompilius, qui fut, s'il a existé, contem-
porain d'Isaïe, ne se montra pas plus scrupuleux
sur le choix des moyens. Ëgeria et Iahvé parlaient
1. lsaïe, xxii.
% Ibid., xx, 2.
éSfe HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [740 av. J.-C.)
la même langue, celle de la conscience intime de
la nation, interprétée par une tradition qui était
censée ne se tromper jamais.
Le secret du développement extraordinaire du
peuple d'Israël a été dans cette institution unique.
Le prophétisme a de réelles analogies avec le jour-
nalisme moderne, qui, lui aussi, est un pouvoir indi-
viduel (et en somme bienfaisant), à côté du gouver-
nement, du patriciat, des clergés. Le prophétisme
Israélite fut un journalisme s'exprimant au nom de
Dieu. Tour à tour il sauva et perdit les dynasties.
Les prophètes sont à la fois le modèle des patriotes
et les pires ennemis de leur patrie. Ils l'empêchent
d'avoir un ordre civil, des alliances à l'extérieur,
une armée. Ils dirigent contre le gouvernement une
opposition à laquelle aucun État n'aurait su ré-
sister. Et pourtant, en définitive, le prophétisme
a créé l'importance historique d'Israël. II fut délé-
tère dans la vie politique du petit peuple qui lui
confia ses destinées ; mais il a fondé la religion de
l'humanité. Qui voudrait être sévère pour lui ?
Une supériorité, par exemple, qu'avaient ces
nabis de l'école iahvéiste, c'est qu'ils n'employaient,
dans leurs prédictions, aucun moyen matériel, tel
que Yurim et tutnmim. L'inspiration de Iahvé rem-
place tout, Les prophètes classiques, si l'on peut
[710 av. J. -Cl LES DEUX ROYAUMES. 487
s'exprimer ainsi, ont horreur de la sorcellerie,
c'est-à-dire de la prévision par de prétendus pro-
cédés surnaturels. Magie, images taillées, statues,
astartés, idoles1, sont pour eux quelque chose de
similaire. La superstition est le mal qu'ils pour-
suivent de toutes leurs forces. Contrairement à
l'opinion de tant d'autres sages, ils ne pactisent
jamais avec elle. En ce sens, les prophètes hébreux
sont de vrais protestants, des réformateurs, des
puritains. Ce n'est pas sans raison que leurs écrits
furent la nourriture habituelle des grands agita-
teurs du xvie siècle. Calvin, Knox, Cromwell sont
bien les frères des prophètes israélitesdu vme siècle
avant Jésus-Christ. Ils en ont l'austérité, l'esprit
absolu, la dangereuse simplicité. L'impuissance
à séparer la politique de la religion est de part et
d'autre la même. La théocratie a ses grandeurs;
mais il lui faut beaucoup de temps pour arriver à
la liberté.
i. Michéc, ni, 6 el sm?. ; isaie, vm, V-*.
CHAPITRE XXÏ
ÎOMPLET EPANOUISSEMENT DU PROPHETISMB
EN ISA.ÏE ET MICIIÉE.
L'activité tl'Isaïe semble avoir commencé sous
Jotham *. C'était un souverain pieux, et dont Je
règne paraît avoir laissé un bon souvenir chez les
prophètes. Il est douteux que nous ayons aucun
morceau d'Isaïe appartenant à cette période.
Achaz, au contraire, qui succéda à son père
vers 741 , montra pour les cultes étrangers une
tolérance qui fut fortement blâmée. Les vieilles
mœurs se corrompirent. La magistrature tomba
dans un grand abaissement ; à tort ou à raison,
le parti d'Isaïe l'accusait de trafiquer aux dé-
pens de la justice2. Les scribes chassaient les
1. La vision du chapitre vi est. censée avoir eu lieu eu la der-
nière année d'Ozias. Cela est difficile à admettre. Nous traiterc-m
de ce chapitie au tome III de celte histoire.
2. Isaïe. i, 23; v, 23; x, 1-2.
[735«v.J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 489
pauvres du tribunal, écrivaient des sentences
iniques *. Les malheurs du temps, surtout les
nuages sombres qui s'accumulaient du côté de
Ninive, étaient, selon l'habitude des écoles pro-
phétiques, exploités comme des punitions ou des
moyens de terreur. Un des plus beaux manifestes
de cette opposition ardente, qui sans doute fut
plus d'une fois injuste, est le solennel morceau qui
plus tard parut si beau, qu'on en fit le premier
chapitre du recueil d'Isaïe.
Écoutez, cieux,
Prête l'oreille, terre;
Car voici Iahvé qui parle :
c Je m'étais fait une famille,
Je l'avais vue grandir,
Et elle s'est révoltée contre moi.
» Le taureau connaît sa crèche,
L'àne l'étable de son maître ;
Mais Israël n'a pas su,
Mon peuple n'a pas voulu comprendre. »
Oh! nation pécheresse,
Peuple lourd d'iniquité !
Race de méchants !
Fils de perdition !
Ils ont abandonné Iahvé,
Us ont renié le Saint d'Israël,
Ils s'en vont, lui tournant le dos !
i. Isaïe, x, 1.
490 HISTOIRE DU 1>EU1'LE D'ISRAËL. [735 av. l.-C.)
Où trouver un endroit pour vous frapper encore, à votre pro-
chaine révolte?
Toute tête est souffrante,
Tout cœur défaillant;
Depuis la plante des pieds jusqu'à la tête, pas un endroit sain;
rien que des contusions, des meurtrissures, des plaies récentes,
non réduites, non pansées, non adoucies par l'huile.
Votre terre est un désert,
Vos villes sont brûlées par le feu,
Vos campagnes, en votre présence, des étrangers les dévorent1.
Et la fille de Sion est là solitaire
Comme une cabane dans une vigne,
Comme une hutte dans une melonnière,
Comme une ville en alerte.
Si Iahvé-Sebaoth n'eût laissé subsister de nous un petit reste,
Peu s'en faut que nous n'eussions été comme Sodome,
Que nous n'eussions ressemblé à Gomorrhe.
Écoutez la parole de Iahvé, chefs de Sodome,
Prêtez l'oreille à la voix de notre Dieu, peuple de Gomorrhe :
« Que m'importe la multitude de vos sacrifices ? dit Iahvé,
Je suis rassasié d'holocaustes de béliers et de graisse de veaux;
Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n'en veux plus.
j Quand vous venez vous présenter devant moi,
Qui réclame tout cela de vos mains ' ?
1. Les trois derniers mots du verset 7 paraissent des variantes
introduites dans le texte.
2. "Hîm DD~), variante de *2D niK").
1735 av. J.-C] I KS ItKUX ROYAUMES. 4»1
» Cessez de m'apporter des offrandes vaines,
Dont la fumée m'est en abomination ;
Néoménies, sabbats, panégyres,
Crimes et assemblées, je ne peux plus supporter tout cela
» Vos fêles, vos solennités, mon aine les hait.
Elles me sont à charge,
J'en suis las.
> Voilà pourquoi, quand vous étendez vos mains,
Je couvre nies yeux pour ne pas vous voir;
Quand vous redoublez vos prières,
Je n'entends pas.
Vos mains sont pleines de sang.
» Lavez-vous, purifiez-vous;
Que je n'aie plus vos mauvaises actions devant mes yeur.
Cessez de faire le mal,
Apprenez à faire le bien,
Cherchez la justice,
Aidez celui qui souffre violence ',
Soyez justes pour l'orphelin, <
Défendez la veuve ;
Venez alors, et nous verrons! > dit Iahvé.
Vos péchés fussent-ils rouges comme l'écarlate.
Ils deviendraient blancs comme de la neige ;
Auraient-ils l'éclat du vermillon,
Ils prendraient la douce teinte de la laine.
Si vous voulez être dociles,
Vous mangerez les biens de la terre ;
Si vous persistez dans votre rébellion,
Vous serez dévorés par l'épée;
Car la bouchp de Iahvé l'a dit.
1. Lisez yiDn, celui qui est victime de la violence
432 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [735 m. J-CJ
•
Comment a-t-elle été changée en courtisane,
La ville fidèle, pleine de justice ?
L'équité y faisait sa demeure,
Et maintenant c'est un séjour d'assassins...
Ses princes sont des bandits, des associés de voleurs,
Tous aiment les présents, courent après les gains illicites,
Ils ne rendent pas justice cà l'orphelin ;
Le procès de la veuve n'arrive pas à eux.
* *
C'est pourquoi voici le décret du Seigneur Iahvé-Sebaoth, le
Fort d'Israël :
c Oui, j'aurai ma revanche de mes adversaires,
Je me vengerai de mes ennemis...
Je rendrai tes juges ce qu'ils étaient d'abord,
Tes conseillers ce qu'ils furent autrefois *
Ceux qui ont abandonné Iahvé périront.
» On s'éloignera avec honte des térébinthes que vous aimez;
On rougira des jardins où vous vous plaisez2;
Térébinthes vous-mêmes aux feuilles fanées,
Jardins qui n'ont pas d'eau!
» Les riches seront comme l'étoupe,
Les [idoles] œuvres de leurs mains, comme l'étincelle ;
Hommes et dieux brûleront en même temps,
Et personne ne sera là pour éteindre. »
1. Allusion aux temps meilleurs de Jotham.
2. Allusion au culte d'Astarté. Cf. II Nois, xvi, 4; II Chron.,
xxviii, 3, 4.
[735 av. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 4<J3
Ces programmes enfiévrés, ces dénonciations
vagues, qui rappellent certaines violences des ra-
dicaux de nos jours, se succédèrent à diverses re-
prises sous le règne d'Achaz. Un des plus beaux
manifestes d'Isaïe est celui qu'on peut appeler la
Surate de la vigne *, splendide morceau de litté-
rature sacrée, type de la prédication prophétique à
l'époque de sa plus grande perfection. L'auteur
veut prouver que le but de Iahvé, en soignant
l'éducation d'Israël pour en faire un peuple saint,
a été le triomphe de la justice. Les obstacles à la
justice sont les riches, les grands propriétaires, les
mondains, qui mènent une vie dissipée. Tout cela
est dit dans un style imagé, plein d'allusions dont
beaucoup nous échappent.
Je veux chanter à mon bien-aimé* le cantique de mon ami
sur sa vigne.
Mon a^ii3 avait une vigne au coin de Ben-Sémen4. Et il la
bêcha, et iv en ôta les pierres, et il y planta dusoreq5, et il bâtit
i. Isaïe, v.
2. Iahvé. Jeu de mots entre TT et niiT; la ressemblance
paléographique des deux mots n'a lieu cependant que dans l'al-
phabet plus récent. C'est peut-être une simple faute de copiste.
3. Je préférerais lire "•"11?.
L € Le fils de l'huile » désigne la fertilité. Peut-être y a-t-il
là un jeu de mots avec p,-p, Benjamin.
5. Ceps excellents.
494 HISTOIRE Î)U PEUPLE D'ISRAËL. [735 av. J.-C.j
une tour au milieu, et il y tailla une cuve *, et il attendit qu'elle
produisît des raisins; or voilà qu'elle produisit du verjus.
Et maintenant, habitants île Jérusalem et ger.s de Juda, soyez
juges entre moi et ma vigne. Que devais-je faire à ma vigne
que je n'aie fait? Pourquoi, tandis que j'attendais qu'elle pro-
duisît des raisins, n'a-t-elle produit que du verjus?
Eh bien, je. vais vous dire ce que je compte, faire à ma vigne.
J'ôterai sa haie, pour qu'elle soit broutée. Je détruirai son mur,
pour qu'elle soit foulée aux pieds. J'en ferai une ruine ; elle ne
sera plus ni taillée ni cultivée; les ronces et les épines y pousse-
ront, et je défendrai aux nuages de verser de la pluie sur elle.
Car la vigne de Iahvé-Sebaoth, c'est la maison d'Israël, et Juda
est sa plantation chérie. Il attendait de la justice, et voilà des
maléfices; de la droiture, et voilà... de la forfaiture2.
Malheur à ceux qui annexent maison à maison, qui ajoutent
champ à champ, jusqu'à ec qu'il n'y ait plus de place [pour les
pauvres gens] et qu'ils soient seuls maîtres du pays! Iahvé-Se-
baoth a dit à mes oreilles : « Ah! si toutes ces maisons ne sont
pas réservées à la dévastation !... Grandes et belles aujourd'hui,
les voilà sans habitants. Dix journaux de vigne ne donnent plus
qu'un bath, et un homer de semence ne produit plus qu'un epha. »
Malheur à ceux qui se lèvent de bonne heure pour courir au
sékar3 et s'attardent dans la nuit échauffés par le vin, qui
mêlent le cinnor et le néhel, le tambourin, la flûte et le vin à leurs
repas, et ne font pas attention à ce que fait Iahvé, n'ont pas d'yeux
pour ses œuvres! C'est pour cela que mon peuple s'en ira en exil
faute de science, que ses nobles compteront parmi les hommes
de la faim, que son peuple séchera de soif. C'est pour cela que
le scheol élargira son ventre et ouvrira sa bouche sans mesurt,
1. Cuves taillées dans le roc, pour recevoir le jus du raisin. Voy.
Mission de Phén., p. 230, 251, 599, 034, 664, 71)2.
2. Calembours qu'on ne peut rendre que par des à-peu-près.
3. Sicera. Liqueur enivrante, sorte de bière ou d'hydromel.
[735avJ.-C] LES DFUX ROYAOMKS. 49Ô
que (ont cel éclat et cotte richesse et cette foule joyeuse y des-
cendront. Ainsi l'homme sera déprimé et le mortel humilié, et
les ytui\ des orgueilleux seront abaissés, et Ialivé-SeLaoth sera
haut parle jugement, et le Dieu saint sera saint par la justice.
Et, pendant ce temps, les brebis paîtront dans le pays comme
dans un pâturage, et les chèvres1 dévoreront les riches plaines
devenues désertes.
Malheur à ceux qui tirent le châtiment avec les câbles du mal,
et le péché comme avec les traits d'une voiture ; qui disent :
c Qu'il se dépèche, qu'il se hâte d'accomplir son œuvre, pour
que nous voyions; que le dessein de ce saint d'Israël se réalise
bientôt, pour que nous sachions ! i
Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui
ebangent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres,
l'amer en doux et le doux en amer!
Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux et intel-
ligents devant eux-mêmes !
Malheur à ceux qui sont vaillants à boire et forts à mêler le
sékar ; qui acquittent le mécbant pour un cadeau, et refu pu! au
juste la justice qui lui est due! De même que la langue de feu
dévore le chaume, de môme que l'herbe sèche s'évanouit dans la
flamme, ainsi leur racine sera réduite en pourriture, leur fleur
sera emportée comme la poussière ; car ils ont repoussé la loi de
Iahvé-Scbaoth et méprisé la parole du Saint d'Israël.
Voilà pourquoi la colère de Iahvé s'allume contre son peuple;
il étend sa main sur lui et le frappe. Les montagnes tremblent;
les cadavres sont étendus comme des tas d'ordure au milieu des
rues. Malgré cela, son courroux ne s'apaise pas, et sa main
reste toujours étendue.
Et il élève un signal pour convoquer de loin les nations, et il
les siffle de l'extrémité de la terre *, et les voilà qui viennent,
i. Lisez pm
2. Iahvé siffle les Assyriens, comme un chasseur ses thiens,
pour accomplir ses jugements.
496 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISKAEL. [735av.J.-a]
légers, empressés. Pas un retardataire ; pas un seul qui traîne
le pied dans la bande; nul ne dort ni ne sommeille, ni ne dénoue
ia ceinture de ses reins, ni ne délace la courroie de ses souliers.
Leurs flèches sont aiguisées, leurs arcs toujours tendus. Les
sabots de leurs chevaux semblent de silex, les roues de leurs
chars sont comme la tempête. Leur hurlement est celui de la
lionne ; ils mugissent comme le lionceau, qui gronde, saisit sa
proie, l'emporte, si bien qu'on ne peut la lui enlever. Et, ce
jour-là, il y aura contre Juda un grondement comme celui de la
mer. On regardera le pays, et on n'y verra que ténèbres et nuit
sombre *.
Toutes les surales de la première époque d'Isaïe
sont de cette haute et vigoureuse allure. C'est le
ton d'un moraliste austère, qui gourmande une so-
ciété malade et parfois prend pour des signes de
maladie ce qui n'est que la nécessité du temps2.
Les haines d'Isaïe sont celles de tous les pro-
phètes. Elles portent sur ce qui engagerait Israël
dans le mouvement général de l'humanité, les
relations avec l'extérieur, la richesse, le luxe,
les chars, l'appareil extérieur de la force. Iahvé
seul est grand. Il se plaît à humilier les riches et
les forts, à abaisser ce qui est élevé, les cèdres du
Liban, les chênes de Basan, les montagnes. L'or-
1. Les derniers mots ont souffert quelque trouble.
2. Voir surtout le grand morceau comprenant les chapitres II,
III, iv, moins le fragment il, 1-4, qui se retrouve dans iMichée et
n'est point ici à sa place.
'|TJ5 a?. l.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 497
gueil est le crime par excellence. Ne pas se fier
à l'homme est un acte de piété, et aussi de sagesse,
puisque ce qui n'a qu'un appui humain est essen-
tiellement caduc. lahvé hait les vaisseaux de Thar-
sis; il se plait à briser les objets de luxe. Une des
raisons qui font qu'il aime à renverser les idoles,
c'est que les idoles sont des objets d'art, en matière
précieuse. Les parures et la coquetterie des femmes
sont chose presque aussi condamnable que l'ido-
lâtrie. L'idéal d'Isaïe est une religieuse vêtue de
noir et marchant les yeux baissés. Les élégantes de
Jérusalem lui inspirent une mauvaise humeur
dont nous sommes obligés, en traduisant, d'atténuer
l'expression *.
Puisque les filles de Sion sont orgueilleuse».
Et qu'elles marchent la tête haute,
En jouant des prunelles,
Et qu'elles vont trottinant
Et faisant cliqueter les anneaux de leurs pieds,
Adonai rendra chauve la nuque des filles de Sion,
Et lahvé mettra à nn leur..,2.
En ce jour-là, adieu les parures,
Anneaux de pieds, médaillons, croissants,
Boucles d'oreilles, bracelets, fichus,
Diadèmes, chaînettes, ceintures,
1. Isaïe, ni, 16-24. Notez aussi iv, L
2. Allusion aux violences qu'exerceront les vainqueurs.
il. 32
49« HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [Kar.JL-C]
Boites à parfum et amulettes,
Bagues et anneaux de nez.
Robes de prix et pelisses,
Mantes et aumônières,
Miroirs et camisoles,
Toques et pardessus.
Au lieu de parfums, une infection;
Au lieu de ceinture, une corde *;
Au lieu de cheveux bouclés, une tête rasée;
Au lieu de simarre, un saq ;
Un sligmate1, au lieu de beauté.
L mécontentement contre le gouvernement
perce à chaque ligne.
Le chef de mon peuple est un enfant,
Et des femmes le gouvernent'.
I. - conducteurs égarent le peuple; les riches
sont idolâtres et dépouillent les pauvres. Au delà.
*e prophète entrevoit un état pire encore, c'est ce
,u'en langage moderne on appellerait la révolu-
lion. Les hommes considérables ayant été écartés,
le pays sera livré à une complet n.
Je leur donnerai pour chefs des jeunes gens4,
Et des étourdis régneront sur eux.
1. Les femmes captives étaient liées d'une corde et ficelées
comme une sorte de paquet.
. Marque au fer chaud que l'ennemi imprimait sur la figure
mes captives.
3. Isaïe, m, 12 et suit.
4. Ibid., III, 4 et suif.
[7o5 «t. J.-C] LES DEUX ROYAUMI" 199
Et les hommes se rueront l'un sur l'autre,
Le jeune sur le vieux.
Le vil sur le noble.
Il suffira qu'un homme ait un manteau pour
qu'on vienne le saisir de force et lui dire : c Sois
notre chef. » Mais il refusera : « Je n'ai rien; de
grâce, ne me faites pas chef de ce peuple. »
Le jour de jugement et de justice va bientôt
éclater. Les hommes enrayés iront se cacher dans
les cavernes des rochers, dans les trous de la
terre1. Tout ce qui est humain croulera. La jus-
lice régnera ; chacun sera traité selon ses œuvres *.
11 y aura, dans la destruction d'Israël, un reste,
une bouture, un rejeton qui fera répulluler la race
des saints. Sion deviendra un nouveau Sinaï, avec
nuée de jour et flamme de nuit; à l'abri de cette,
gloire divine, le peuple des justes sera heureux
à jamais3.
Cet avenir brillant est la perspective sur la-
quelle se reposent toujours les yeux du Voyant.
l~n court oracle que l'école prophétique se plaisait
à répéter, et qu'on attribuait tantôt à Isaïe, tantôt à
1. Isaïe, n, 19 et sunr.
2. Ibid., m, 11-12.
2. Ibid.. iv, 2 et suiv.
500 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [735 av. J.-C]
Michée !, exprimait l'indomptable espoir qui a fait
de Jérusalem la capitale religieuse du monde.
Or il arrivera, dans la suite des jours*, que la montagne de la
maison de Iahvé se dressera en têle des montagnes, et s'élèvera
au-dessus des collines, et que toutes les nations y afflueront. Et
des peuples nombreux viendront et diront : « Venez et montons
à la montagne de Iahvé, à la maison du Dieu de Jacob, pour
qu'il nous instruise dans ses voies et que nous marchions dans ses
sentiers; car de Sion sortira la Loi, et la parole de Iahvé de
Jérusalem. Et Iahvé jugera entre les nations, et il sera l'arbilre
des peuples. De leurs épées, ils forgeront des socs de charrue, et
de leurs lances, des serpes. Les nations ne lèveront plus l'épée
les unes contre les autres, et elles n'apprendront plus la guerre. »
Gloire au génie hébreu, qui a désiré, appelé
avec une force sans égale la fin du mal, et vu se
lèvera l'horizon, au milieu des effroyables ténèbres
du monde assyrien, ce soleil de justice seul capable
de faire cesser la guerre entre les hommes ! C'était
là assurément une immense utopie. Les hommes
de paix, rêvés par le prophète, devaient être plus
funestes au monde que les hommes de guerre les plus
brutaux. Pour éviter ce grand mal d'être obligé
t d'apprendre la guerre », mal cruel à coup sûr,
Isaïe et Michée fondent la théocratie. Or, Iahvé
ne pouvant exercer un gouvernement direct, le
1. Isaïe, II, 2-4 ; Michée, IV, 1-4.
2. D,D,n minîta.
1735 «v. j.-c.) LES DEUX ROYAUMES. 001
règne de Iahvé eût été le règne du parti iahvéiste,
règne d'autant plus tyrannique qu'il se fût exercé
au nom du ciel. L'autorité est d'autant plus dure
que l'origine en est crue divine. Mieux vaut le
soldat que le prêtre; carie soldat n'a aucune pré-
tention métaphysique. Au point de vue de la phi-
losophie de l'histoire, on ne peut donc accepter
qu'avec une forte réserve la politique sacrée
d'Isaie. Mais, la théocratie une fois écartée, il
reste la bonté et la raison; il reste cette vérité
que la science et la justice, s'appliquant au gou-
vernement du monde, peuvent beaucoup l'amé-
liorer. Cette espérance, que les sibyllistes d'Alexan-
drie relèvent ardemment, qui réchauffe et sou-
tient le tendre et défaillant Virgile, où Jésus et son
entourage puisent l'affirmation de l'apparition pro-
chaine du royaume de Dieu, a pour père Isaïe ou
plutôt l'école, obstinée dans son optimisme, qui
la première jeta dans l'humanité le cri de justice,
de fraternité et de paix.
C'est ici une des origines de l'idéalisme, et il faut
s'incliner. La victoire des prophètes compte entre
les rares victoires que les hommes de l'esprit ont
remportées. A côté de la. Grèce du v° siècle, met-
tons l'Israël du vme siècle avant Jésus-Christ.
Israël, dès cette époque reculée, vit admirable-
60S HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. 1/S8 av. J.-C.J
ment l'absurdité de l'idolâtrie, cette faute énorme
idont la race aryenne ne sut pas se défendre au
moment où elle se trouva en contact avec des
yaces pratiquant les arts plastiques. La sottise de
Thomme, « se prosternant devant l'œuvre de ses
mains, adorant ce que ses doigts ont fabriqué »,
parut aux Israélites éclairés le comble de l'absurde.
Le ridicule des petits bons dieux, traînant parmi
les bibelots de la tente ou de la maison, les
frappa. Les sages s'en moquaient et conseillaient
de jeter tout cela dans le trou aux ordures, en la
compagnie des rats et des chauves-souris1. L'idée
que le nabi tenait son inspiration de Iahvé devait
aussi expulser les ineptes pratiques de la sorcel-
lerie2. C'est là une des grandes différences du
développement aryen et du développement sémi-
tique. Chez les Grecs, chez les Romains, chez les
peuples modernes, jusqu'au xvie siècle, l'aristocratie
montra une faiblesse extrême envers les super-
stitions et les opinions grossières de la foule. Chez
les Hébreux, les chefs selon l'esprit firent à la
superstition une guerre à mort et finirent par l'em-
porter. En Europe, un tel mouvement ne se vit qu'à
i. Isaïe, il, 20.
2. Ibid., m, 2, 3.
[735 «v. J.-C.] LES DEUX ROYAUMES. 503
la Réforme; or la Réforme du xvi* siècle doit être
considérée comme une recrudescence de l'esprit
hébreu, produite par la lecture de la Bible. C'est
la dernière poussée de l'esprit dont l'école d'Isaïe
fut la plus haute et la plus claire manifestation.
Le sacrifice était la tache honteuse que ^'huma-
nité'gardait de ses folles terreurs primitives, de son
sot et bas empressement à apaiser des dieux chimé-
riques. Nous avons vu Isaie traiter cette pratique
fondamentale de la religion avec une sorte de dé-
dain. Miche 8 n'est pas moins formel1.
Le fidèle demande avec anxiété :
Avec quoi donc me présenterai-je devant Iahvé,
M'inclinerai-je devant le Dieu d'en haut?
Me présenterai-je avec des holocaustes,
Avec deux veaux âgés d'un an ?
Iahvé agréera-t-il des milliers de béliers,
Des myriades de torrents d'huile ?
Donnerai-je mon premier-né pour ma faute,
Le fruit de mes entrailles pour mon péché?
Le sage répond :
Homme, on t'a dit ce qui est le bien,
Ce que Iahvé demande de toi :
Tout se réduit à pratiquer la justice
A aimer la bonté,
A marcher humblement avec ton Dieu,
1. Michée, vi, 6 et suiv.
504 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [735 «v. J.-C.J
Le Iahvé d'Osée, nous l'avons vu, est un être
complètement moral; celui d'Isaïe et de Michée
a déjà les tendresses du Père céleste des chré-
tiens. Quelquefois il prend des tons larmoyants
(qui font pressentir les reproches affectueux de
Jésus : « 0 mon peuple, que t'ai-je fait1?... »
On est tenté de dire : « Le pauvre homme! » Le
pieu pleureur qu'aimera le christianisme, ce Dieu
à qui on fait de la peine, qu'on afflige en l'offen-
sant et qui attend en bon père le retour du pé-
cheur, existe au moins en germe. Iahvé est déjà,
à la façon dont on le plaint et dont on le traite, un
pauvre crucifié.
En même temps, naît la vraie prière. L'homme
pieux prend en horreur les contorsions, les convul-
sions, les danses frénétiques, ces incisions au front,
ces façons de se taillader avec des rasoirs qu'affec-
tionnaient les prêtres de Baal et de Camos. Le nou-
veau Dieu est si essentiellement le Dieu du bien, que
toute âme pure se trouve naturellement en com-
merce avec lui. Il aime les hommes sincères et hon-
nêtes; il les écoute. Il est douteux que nous ayons
des psaumes de ce temps. Mais l'esprit de médita-
tion inlime qui a fait des psaumes le Livre de prière
i. Mioliée, vi, 3.
[735 av. J.-C. LES DEUX ROYAUMES. 505
l'humanité existe déjà. Cet esprit se résume dans
les nuances diverses du mot siah, signifiant à la
fois méditer, parler bas, parler avec soi-même,
s'entretenir avec Dieu, se perdre dans les vagues
rêveries de l'infini *.
C'est surtout par la conception de la Providence
et de la justice sociale que le développement hébreu
se sépara nettement de celui de nos races. Nos races
se contentèrent toujours d'une justice assez boiteuse
dans le gouvernement de l'univers. Leur assurance
d'une autre vie fournissait aux iniquités de l'état
actuel d'ample? compensations. Le prophète hébreu,
au contraire, ne fait jamais appel aux récompenses
ni aux châtiments d'outre-tombe. Il est affamé
de justice et de justice immédiate. Selon lui, c'est
ici-bas que la justice de Iahvé s'exerce. Un monde
injuste est à ses yeux une monstruosité. Quoi !
Iahvé ne serait donc pas tout-puiesant! De là une
tension héroïque, un cri permanent, une attention
perpétuelle aux événements du monde, tenus tous
pour des actes d'un Dieu justicier. De là surtout,
une foi ardente dans une réparation finale, dans un
jour de jugement, où les choses seront rétablies
comme elles devraient être. Ce jour sera le renver-
sement de ce qui existe. Ce sera la révolution radi-
1. Genèse, xxiv, 63.
50B HISTOIRE DU PEUPLE O'ISHAEL. [735 av. J.-C,
cale, la revanche des faibles, la confusion des forts.
Le miracle de la transformation du monde s'opérera
à Sion. Sion sera la capitale d'un monde régénéré,
où la justice régnera. David deviendra, ce jour-là,
le roi spirituel de l'humanité.
Ces idées remontaient en Israël aux plus vieux
jours. Comme toutes les idées fondamentales d'un
peuple, elles étaient nées avec le peuple même.
L'école prophétique personnifiée en Ëlie et Elisée
leur donna, dès le ixe siècle avant Jésus-Christ, chez
les tribus du Nord, un relief singulier. Dans la pre-
mière moitié du vme siècle, les prophètes Amos,
Osée et leur école les proclamèrent avec une force
extraordinaire, en un style énergique, bizarre et dur-
Vers 740, ces vérités deviennent l'apanage propre
de Jérusalem. Isaïe leur donne, par l'ardeur de sa
conviction, l'exemple de sa vie, la beauté de son
style, un éclat sans égal. Il est le vrai fondateur (je
ne dis pas l'inventeur) de la doctrine messia-
nique et apocalyptique. Jésus et les apôtres n'ont
fait que répéter Isaïe. Une histoire des origines du
christianisme qui voudrait remonter aux premiers
germes devrait commencer à Isaïe.
CHAPITRE XXII
AGONIE DU ROYAUME H IS^IAP.L.
Un trait particulier de l'histoire du peuple hébreu
c'est que toujours, chez lui, les crises religieuses
coïncidèrent avec les crises de la nationalité. Le
christianisme naquit au travers de la fièvre ter-
rible que l'établissement de la domination ro-
maine causa en Judée, au premier siècle de notre
ère. Le judaïsme, comme religion particulière,
naquit sous l'étreinte de l'Assyrie, au vinc et au
vu' siècle avant Jésus-Christ. La constante habi-
tude des prophètes hébreux de voir dans les
grands événements du monde des actes de la poli-
tique de Iahvé1, donnait à cet empire une sorte
de consécration religieuse. Nous avons vu* les
armées assyriennes transformées en milices, qui
i. roir Vyô.
2. Ci-dessus, p. 495»
508 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [730 av. J.-C]
obéissent au coup de sifflet de Iahvé. Assur sera
désormais le point de mire de toutes les visions
prophétiques. Iahvé est un Dieu si fort, que tout ce
qui est fort dans le monde sert son œuvre en qua-
lité de ministre involontaire et de serviteur incon-
scient.
L'éternelle petite guerre des rois de Juda, d'Is-
raël, de Damas continuait. Résin, roi de Damas,
qui paraît avoir été un des organisateurs les plus
énergiques de la résistance de la Syrie contre
Assur, et Péqah, roi d'Israël, qui luttait faiblement
contre l'anarchie des tribus du Nord, marchèrent
contre Jérusalem (vers 730). La maison de David
fut sérieusement en péril. Péqah et Résin n'as-
piraient pas à moins qu'à détrôner Achaz et à
mettre en sa place un régent, qui nous est connu seu-
lement par le nom de son père, « le fils Tabel1 ».
Peut-être est-ce Résin que l'on désignait à mots
couverts par ce nom 2. L'idée ultérieure des
confédérés était probablement d'enrôler Juda
dans une ligue de toutes les forces de la Syrie
contre l'empire assyrien. Le royaume de Juda fut
à deux doigts de sa perte. Les Philistins, profitant
\. Isaie, vu, 6.
2. Comp. Taltriinmon, nom damasquin. Voy. cependant Oppert,
Ann. de pkil. chrét., mars 18G9.
f/30 av. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 509
des embarras du moment, secouèrent l'espèce de
vassalité où ils étaient tombés à l'égard de Jéru-
salem '. Les Syriens, campés en Éphraïm, répan-
daient une indicible terreur dans l'entourage d'A-
chaz et dans le peuple 2.
Isaie 3eut dans cette circonstance un rôle im-
portant. Comme le droit divin de la maison de
David était pour lui un dogme, il se montra légiti-
miste absolu. Achaz était loin d'être un souverain
tel qu'il l'eût désiré; il n'en déploya pas moins
toutes les ressources de son art pour le sauver. Il
fut inspiré d'aller, avec son fils, au-devant' d'Achaz,
vers l'orifice de la piscine Supérieure, sur la chaus-
sée du Foulon 4, où le roi surveillait des travaux
pour arrêter les Syriens. Selon une habitude fami-
l.lsaïe,xiv, 28-32. La note € dans l'année de la mort d'Achaz »
est fausse, comme presque toutes les scholies de ce genre.
Cf. II Chron., xxvm, 18.
2. Isaïe, vu, 2.
3. Ibid., vu, vin, ix, 1-6.
A. Vers le petit bassin qu'on appelle maintenant Fontaine de
la Vierge. Peut-être le travail de défense que surveillait Achaz
était-il le tunnel qui amène les eaux de la piscine Supérieure
(Fontaine de la Vierge) à la piscine Inférieure (Bassin de Siloé).
Celte eau était ainsi soustraite à l'action de l'ennemi. L'inscrip-
tion de Siloé, en toutcas, doit être placée, comme date, bien près
de l'an 740. La meilleure reproduction publiée de cette curieuse
inscription est dans la Zeitschrift cler d. m. Gesellschaft, 1882,
p. 725. Cf. Journal des Débats, 16 avril 1882.
blO HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [730 «t. J.-C]
Hère aux prophètes, Isaïe donnait à son fils un nom
symbolique, Sear-iasoub, « Débris-reviendront »,
ce qui voulait dire : « Israël périra; il ne s'échappera
que des débris; ceux-là se convertiront1. » Isaïe
récita au roi un beau morceau prophétique 2,
pour le rassurer, le détourner des alliances étran-
gères et lui persuader de s'en remettre purement et
simplement à la protection de Iahvé. Il osa donner
à cet égard un signe bizarre à Achaz. « Voici une
femme enceinte. Dans quelques mois, elle aura un
fils, Immanu-el3. Avant qu'il ait atteint l'âge de
raison, la Syrie et Éphraïm seront écrasés. Mais
prends garde : les alliés que tu auras appelés
t'écraseront à leur tour. L'Egypte et l'Assyrie per-
dront Juda. i>
L'imagination du prophète ne rêvait que désas-
tres. Un jour \ on le vit promener, dans les rues de
Jérusalem, à la façon des hommes-affiches de nos
jours, une planche sur laquelle étaient écrits en
grosses lettres deux noms symboliques : Maher-sa-
lai (Prompt au butin), Ilas-ba: (Pille vite). Gomme
garants de ce qui allait suivre, il prit deux témoins
1. Cf. Isaïe, x, 21.
2. Isaïe, vu, 4-9.
3. « Dieu est avec nous ! » Gela veut dire : t Dang quelques
mois, tout ira bien pour nous. >
4. Isaïe, vin, 1 et suiv.
[730av J.-C] LES DEUX ROYAUMES. Ml
dignes de foi, le prêtre Ouriah ' et Zacharie fils
de Iebérékiah 2. Il s'approcha alors de la prophô-
tesse, sa femme, et affirma que Dieu lui avait
ordonné d'appeler le fils à naître des deux noms
Drécités. « Avant que cet enfant sache dire abi
et immi3, affirmait le prophète, les richesses de
Damas et de Samarie appartiendront au roi d'As-
syrie. » Il était impossible de s'exprimer en un
langage plus frappant.
Le tunnel (siloh) qu'on venait de creuser pour
amener l'eau de la source de Gihon à la piscine des
jardins ou piscine Inférieure, lui fournit une autre
image expressive* : « Ce peuple ne s'est pas con-
tenté du petit courant de Siloh, qui coule douce-
ment. Il a rêvé l'Euphrate. Eh bien, l'Euphrate
viendra et couvrira toute ta patrie, pauvre Emma-
nuel. » A quoi bon les secours du dehors? Iahvé
réside en Sion. Il faut espérer en lui seul.
Achaz ne suivit pas les conseils d'Isaïe. A l'insu
du prophète, sans doute, il traitait avec les Assy-
riens 5. Il adressa un message à Téglalphalasar
1. Voir l'affaire de l'autel, ci-après, p. 516.
2. Peut-être l'auteur de Zach., ix-xi. Voy. ci-dessusr p. 461.
3. Papa et maman.
i. Isaïe, VIII, 6 et suiv. Voy. ci-dessus, p. 509,
5. II Rois, xvi, 7 et suiv»
512 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [729 av. /.-C]
(Touklat-habal-asar II), roi de Ninive, où il se
disait son serviteur et son fils, le priant de venir le
sauver de la main du roi d'Aram et du roi d'Israël,
qui l'avaient attaqué. Achaz envoyait en même temps
au roi d'Assyrie tout l'or et l'argent qui se trouvaient
à ce moment dans le temple et le palais royal . Quand
on eut épuisé pour le tribut les matières d'or et
d'argent, on songea aux œuvres d'art. Achaz enleva
les panonceaux décoratifs qui faisaient la beauté
des trains mobiles de Salomon, ainsi que les bas-
sins qui les surmontaient. La grande vasque fut tirée
. de dessus ses bœufs d'airain et mise sur un piédestal
de pierre. Peut-être les restes des chefs-d'œuvre
de l'art salomonien furent-ils transportés ainsi
comme trophées de victoire, et sont-ils ensevelis
dans les ruines des palais de Khooabad, de même
que Rome et Antioche eurent les débris de l'art
hérodien. Achaz dépouilla de leurs ornements,
en vue du même but, le portique du sabbat et
l'entrée extérieure du roi, endroits qui étaient ornés
d'œuvres d'un goût particulièrement délicat.
La formidable machine de l'armée assyrienne
fut donc mise de nouveau en branle et entraînée
vers les régions du Liban et de l'Antiliban.
L'éçoïsme étroit de la cour de Jérusalem ne fut
probablement pas la seule cause de l'expédition.
|7Mav. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 513
Ninive, comme Rome plus tard, aimait à faire de
ces apparitions triomphantes, qui étaient l'indice in-
termittent de son pouvoir lointain . Résin et Péqah,
apprenant l'attaque dont ils allaient être l'objet,
s'éloignèrent de Jérusalem1. Résin se porta vers
le Sud pour gagner les Édomites à la ligue de résis-
tance contre Assur. Il prit la ville d'Élath sur les
Judaïtes et la rendit à Édom. Les abords de la mer
Rouge furent, depuis ce temps-là, fermés au
royaume de Juda2.
Le fléau assyrien s'abattit d'abord sur Damas 3.
Téglatphalasar s'en empara, déporta les habitants
à Qir* et tua Résin; puis il ravagea le nord du
royaume d'Israël. Il prit toutes les villes de Ga-
lilée, de Galaad, et déporta une grande partie de
la population de ces districts en Assyrie. Il résida
tout le temps de l'expédition à Damas ; Achaz s'y
rendit et le reconnut pour son suzerain.
Ainsi Juda eut sa revanche sur Israël, au prix de
son indépendance. Isaïe put se laver les mains des
conséquences d'une politique qu'il avait décon-
seillée. En attendant, toutes ses rancunes étaient
i. Épisode de Oded, II Chron., xxvm, au moins douteux.
2. II Rois, xvi, 6. Pour la discussion du texte, voir Tlienius.
3. Schrader, Die Keil., p. 263 et suiv.
A. Pays inconnu, probablement non loin de l'Euphrate.
ii 3»
£14 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [728 av. J.-C.J
satisfaites ; toutes ses prédictions s'étaient réa-
lisées1. Damas est en ruine ; les villes au delà du
Jourdain n'existent plus; la forteresse d'Éphraun
(c'est-à-dire Samnrie) est humiliée. Aram et Israël
ont péri ensemble. Pourquoi Israël a-t-il oublié le
vrai Dieu, s'est-il fait un culte de fantaisie? Qu'il
laisse là ses dieux faits de main d'homme, ses ham-
manim, ses asérim, et tout lui sera pardonné. Sans
cela, le royaume du Nord disparaîtra tout à fait,
dévoré par l'anarchie, serré entre les Philistins et
Aram2. Le véritable Israël sera sauvé par Juda.
Sion durera; c'est l'asile des hommes doux3, des
vrais disciples de Iahvé.
Le prophète, en tout cela, faisait preuve d'une
rare sagacité. Il devinait avec justesse que le
royaume de Jérusalem survivrait au royaume du
Nord. La délivrance viendra d'abord pour la Ga-
lilée, Zabulon, Nephtali*; puis la lumière se lèvera
pour la Palestine tout entière :
Car un enfant nous est né,
Un fils nous a été donné;
La souveraineté est sur son épaule.
1. Deux morceaux : de ix, 7 à x, 4; et xvn, 1-11.
2. Isaïe, ix, 11.
3. c:i'. Is., xiv, 32.
4. Isaïe, vm, 23, rattaché directeimnient à ix. I et suiv.
J7Ï8 it. l.-C] LES DEUX ROYAUMES. 015
On le nommera conseiller-miracle.
Dieu-héros, père éternel, prince de paix;
Pour donner une prospérité sans lin au trône de David;
Pour l'établir et l'affermir par le droit et la justice,
Dès à présent et à jamais.
La jalousie de Iahvé-Sebaoth fera cela.
11 s'agit peut-être, dans cette désignation énigma-
tiqûe, de quelque entant de la race royale sur lequel
les légitimistes du temps fondèrent des espérances ;
peut-être aussi est-ce l'image d'un roi idéal, tel
qu'un, iahvéiste pouvait le rêver, qui vient con-
soler l'imagination du prophète attristé.
Tous les événements de l'histoire, en traversant
la conscience d'Israël, prenaient ainsi une teinte
religieuse. Ce peuple, deux mille cinq cents ans
avant Bossu et, a écrit V Histoire universelle. En fait,
la religion était pour peu de chose dans ces guerres
de Ninive, de Damas, de Samarie. C'étaient les pro-
phètes qui l'y mêlaient. Il faudrait se garder de
croire que ce fussent-là les sentiments de tonte
la nation. LV;tat religieux du peuple était une sorte
de terre-à-tinre, peu en progrès sur ce qui avait
précédé. Ces beaux textes dn jéhoviste, de l'élohiste,
le livre de l'Alliance, le Décalogue, n'avaient qu'un
très petit nombre de lecteurs. Les surates des pro-
phètes étaient à peine écrites; la voix de ces ins-
pirés se perdait dans une sorte de désert.
616 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [728 a». J.-C]
Achaz portait dans la religion un éclectisme qui
confinait à l'indifférence. Étant allé à Damas pour
présenter son hommage à Téglatphalasar, il y vit
une forme d'autel qui lui plut1. Jl en fît dessiner les
lignes générales et les détails, et il envoya ces mo-
dèles à Jérusalem au prêtre Ouriah, pour qu'il en
fît construire un pareil. Ouriah se conforma aux
ordres du roi et plaça le nouvel autel devant l'ancien
sans supprimer celui-ci. Le roi, à son retour, alla
présenter au temple ses offrandes, ses libations et
ses sacrifices. Mécontent de la disposition adoptée,
il voulut qu'on mît son autel le plus près possible
du temple et qu'on y versât le sang de tous les
sacrifices.
Ouriah obéit ; mais ces innovations eurent de
fâcheux effets. Achaz garda une très mauvaise répu-
tation auprès des iahvéistes pieux. On trouva qu'il
avait négligé le culte de Iahvé, parce qu'il l'avait
laissé pratiquer sur les hauts-lieux et sous les
arbres touffus, où Aslarté lui était associée. Chose
bien plus grave, si elle était vraie! Il brûla, dit-on,
son fils [aîné] à Moloch2, abomination qui n'était
1. II Rois, xvi, lOetsuiv.
2. Ibid., xvi, 3. Les actes de ce genre furent fréquents sous
Mariasses et Araon. Le parti pris des historiographes piétistes
ayant été de placer Achaz dans la catégorie de ces rois impies,
(7J5 av. J.-C] LES DEDX ROYAUMES. 517
pas alors sans exemple ', au moins hors d'Israël.
L'évocation des morts fut en vogue sous son règne*;
la sorcellerie florissait3.
Amoindri, affaibli, privé de ses provinces du Nord
et d'au delà du Jourdain*, le royaume d'Israël
entrait dans la période de convulsions qui précède
la mort. Péqah eut la fin de presque tous les sou-
verains d'Israël. Il fut assassiné par Hosée, fils
d'Éla, dans des circonstances qui supposent le
pays livré à un désordre complet. Hosée succéda
à Péqah; mais il y a des raisons de supposer qu'il
ne prit le titre royal qu'après plusieurs années de
guerre civile. L'opinion prophétique ne lui fut
qu'à demi hostile, ou du moins elle le jugea avec
un peu moins de sévérité que ses prédécesseurs 5.
Vers le temps où il consolida son autorité, Achaz
mourut à Jérusalem, et eut pour successeur son
fils Ézéchias (vers 725 avant Jésus-Christ).
il est naturel qu'ils lui aient attribué ce crime. Il serait sur-
prenant qu'on n'en trouvât pas de trace dans lsaio.
1. Michée, vi, 7.
2. Isaïe, vin, 19.
3. Isaïe, Michée.
i. Michée, vu, 14.
5. II Rois, xvn, 2.
CHAPITRE XXIII
FRISE DE SAMARIE.
Ézéchias avait vingt-cinq ans quand il monta sur
le trône. Sa mère s'appelait Abi ; elle était fille d'un
certain Zakariah. Ézéchias n'était pas encore
l'homme hautement religieux qu'il fut plus tard.
Rien ne prouve qu'il y ait eu d'abord entre lui et
son père Achaz la moindre différence. Le ton des
prophètes Isaïe et Michée fut pendant quelques
années exactement le même qu'il avait été sous le
règne précédent.
Michée, en particulier, est très sévère pour le
roî, pour les classes élevées de la société de Jéru-
salem1. Les prêtres enseignent pour un salaire.
Les faux prophètes disent à chacun ce qui lui
plaît, pourvu qu'on les paye2. Le monde, aux yeux
1. Miellée, in, 1-4, 11-12; iv, 9; vi, 9-16 vu, 1-6.
S. Ibid.y m, 11.
PIS .v. J.-fl.] LES DEUX HOYAUMEB. M9
de Michée, se divise en deux classes d'hommes, les
riches et les saints. Les premiers sont au pouvoir
et en usent pour commettre toutes les iniquités; les
seconds sont leurs victimes de [tous les jours.
Fraudes, faux poids, rapines, exactions, voila les
pratiques des riches. Le peuple est comme dans
une marmite, sucé, émaciépar des exploiteurs, qui
lui arrachent la peau de dessus la chair, puis la
chair de dessus les os. Les bons Israélites sont sur-
tout ruinés par les procès pour dettes; on les voit
sortir nus du tribunal ; les magistrats sont sans
pitié. Les jugements se rendent à prix d'argent; les
nobles, les grands saignent le peuple. Les choses
allaient bien mieux autrefois; il y avait encore quel-
ques honnêtes gens.
Malheur à moi' !
Je suis comme ceux qui glanent après la récolte,
Qui grappillent après la vendange
L'homme charitable a disparu de la terre,
Le juste n'existe plus parmi les mortels.
Tous font le guet pour verser le sang,
Chacun dresse ses filets pour prendre son frère.
S'agit-il du mal, ils ont deux mains;
S'agit-il du bien, [ils sont manchots1].
Le prince demande,
Le juge marchande,
i. Michée, vu, 1-6. Comp. m, 8.
2. Je suppose qu'il manque quelque chose après ^ET)1?.
520 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [725 av i. C]
Le grand dit ce qu'il convoite,
Et la fraude est bâclée.
Le meilleur d'entre eux est comme un fagot d'épines
Le plus honnête est pire qu'une haie de ronces...
Ne croyez pas à un ami ;
Ne vous fiez pas à un intime;
Contre celle qui dort dans ton sein
Garde bien fermés les battants de ta bouche;
Car le fils traite son père de sot,
La fille s'insurge contre sa mère,
La bru contre sa belle-mère;
Les ennemis d'un homme sont les gens de sa maison.
L'état de dissolution intérieure du royaume d'Is-
raël était à son comble. La puissance assyrienne,
au contraire, arrivait à son apogée. Salmanasar1,
successeur de Téglatphalasar, était l'empereur de
toute l'Asie citérieure. Hosée reconnut, d'abord, sa
suzeraineté en lui payant un tribut. Mais, par der-
rière, il continuait ses intrigues, cherchant à former
une ligue avec le roi d'Egypte Sabak, de la vingt-
cinquième dynastie (éthiopienne). Il cessa tout à
coup de payer le tribut, sachant sans doute quelles
seraient les conséquences d'un tel acte. Une belle
surate d'Isaïe 2, pleine d'allusions obscures et de
pseudonymies indéchiffrables, paraît être de ce
temps.
i. Lo Salmanasar V des assyriologue».
2. Isaïe. xxviii. Cf. xxx.
(725 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 521
Éphraïm est comparé à un festin de gens ivres,
couronnés de fleurs, mais de fleurs qui se fanent.
Les juges, prêtres et prophètes de Juda, eux aussi,
sont hors du droit sens. Ils n'y voient pas clair,
leurs visions sont troubles. Les tables sont cou-
vertes de leurs vomissements. Ils parlent en bé-
gayant comme des gens pris de vin : Kav la-kav,
sav la-sav l; se moquant des vrais prophètes, qui
leur apportent sans cesse de nouveaux ordres de
Iahvé.
Eh bien oui! C'est par des gens qui bégayent8
que Dieu parlera à cette nation. Il lui parlera
assyrien3!... Au lieu de pratiquer une politique
prudente comme le conseillaient les prophètes,
ces étourdis ont été agités, moqueurs. Malheur
à eux!
Les partisans de la guerre à outrance disaient, en
leur langage exagéré, qu'ils avaient fait un pacte
avec la mort et contracté une alliance avec le scheol.
Ils espéraient dans l'Egypte. L'alliance de l'Egypte,
dit le prophète, n'est que mensonge et perfidie. Il
i. € Règle sur règle, précepte sur précepte. >
2. C'est-à-dire en langue étrangère. Le mot c étranger », dans
presque toutes les langues, veut dire c bégayant ». Voir De l'ori-
gine du langage, p.*178 et suiv.
3. C'est-à-dire : c II lui répondra par l'invasion assyrienne. >
6*8 HI8T0I1II UU PKUPLK D'ISHEAL. [7*i •*. J.-C.)
n'y a qu'une base de résistance : c'est Sion, non la
forteresse matérielle qui s'élève au-dessus du val de
Cédron, mais la Sion idéale, bâtie sur le droit et la
justice li Le reste ne tiendra pas. Le pacte avec la
mort, le contrat avec le scheol, sont des enfan-
tillages. Le fléau assyrien écrasera tout. Que Juda
veille; l'heure solennelle des jugements de Iahvé
est proche.
Le pauvre Ëphraïm, en effet, était à l'agonie.
On sentait que c'en était fait de Joseph. Un orage
terrible se formait sur la Syrie. Tyr et toute la
Phénicie se soulevaient contre la domination assy-
rienne. Salmanasar accourut avec son puissant
appareil à broyer les peuples. Tyr, à ce qu'il
semble, fut privé de ses communications avec
la terre 2. Le siège fut mis devant Samarie 3. Jéru-
salem, sans aucun doute, fut surveillée de très près.
\. Isaïe, xxvni, 17.
2. Ce siège de Tyr n'est pas absolument prouvé. Il ne repose
que sur un passage de Ménandre d'Éphèse, cité par Josèphe
{Ant., IX, xiv, 2), et sur le chapitre xxm d'Isaïe, dont l'authen-
ticité est douteuse, et qui n'implique, après tout, qu'une menace,
un désir. Dins le passage de Ménandre, il est bien parlé d'une
guerre des Assyriens contre Tyr; mais c'est Josèphe qui identifie
celle campagne avec celle de Salmanasar. C'est par erreur
qu'on a cru trouver le souvenir de ce siège de Tyr dans les bas-
reliefs de Khorsabad.
% II Rois, xvii, 5.
|7M •*. J.-O.J t*S bfcl'X ROYAUME! 5SI
Les sièges assyriens étaient longs *; ils duraient
dos années; on bâtissait une ville contre la ville
assiégée 2; un coup de bélier Coûtait des journées.
L'émotion, pendant ces longues crises, était ex-
trême. Qu'on se figure le siège de Paris durant
cinq ans au lieu de cinq mois. Nous ne savons pas
bien ce qui se disait à Samarie, pendant l'investis-
sement; car la voix du prophétisme y était fort
affaiblie, vers ce temps. Mais les deux petits vo-
lumes prophétiques qui portent les noms d'Isaïe et
de Michée nous ont gardé les manifestes qui cir-
culaient à Jérusalem. On y croyait généralement
que le colosse, après s'être assouvi sur Samarie, se
tournerait de tout son poids contre Juda 3.
Isaïe, dont l'esprit actif franchissait sans cesse
les bornes de la Judée, croyait avoir le secret des
desseins de Iahvé et les expliquait avec une pré-
cision qui étonne. 11 avait une menace pour tous
les peuples qui allaient s'engager dans la lutte.
Il soupesait le temps de vie qui restait à chacun
d'eux et le trouvait court. Moab n'a plus que trois
ans d'existence 4. Le siège de Tyr surtout préoc-
1. Comp. Hérodote, II, 157.
2. Il Rois, xix, 32 ; représentations de Khorsabad.
3. Miellée, i, 9, 15.
4. Isaïe, xv et xvi-
524 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [723 av. J.-c.)
cupait le prophète. Il tenait pour certain que
l'issue en serait fatale à la ville, et, sur cette base
hypothétique, il donnait carrière à ses rancunes
concentrées.
Hurlez, vaisseaux de Tharsis ;
Car elle est détruite, votre forteresse '...
La colère des iahvéistes exaltés contre les villes
phéniciennes leur faisait presque oublier leurs
propres périls 2. Ces villes représentaient pour eux
la civilisation profane, l'antipode de l'idéal pa-
triarcal. La vieille condamnation prononcée contre
Glianaan troublait toutes les idées 3. Par une
étrange interversion, les Phéniciens étaient pour
les Juifs d'alors ce que les Juifs d'aujourd'hui sont
pour les Germains renforcés. L'idée que Tyr va être
détruite provoque chez le prophète de Jérusalem
un énorme cri de joie. Tyr est si coupable! Elle
fournit de blé le monde entier; les richesses des
nations aboutissent entre ses mains; ses mar-
chands sont des princes ; ses colporteurs sont par-
1. Isaïe, xxui. Il y a des Joutes sur l'authenticité de ce cha-
pitre. On y remarque de nombreuses fautes, surtout dans les
versets 1 et 2. N13D = rP3D, variante sous-introduite (Voir
p. 64, note 4).
2. Comp. Zach., ix.
3. Isaïe, xxin, 11. Voir cependant, Amos, n, 9.
[723 ar. J.-C.l LES DEUX ROYAUMES. 525
tout l'aristocratie. Quelle insulte à Iahvé! Cette
ville distribue les couronnes *, comme si un tel pri-
vilège n'appartenait pas à Iahvé. Aussi est-ce Iahvé
qui a décrété sa ruine. Il l'a décrétée, pour ternir
l'orgueil de toute beauté, pour humilier les grands
de la terre 2. Iahvé est un jaloux ; il prend un mé-
chant plaisir à humilier l'éclat humain. Nahum,
cent ans plus tard, présente aussi le commerce
comme une œuvre idolâtrique et païenne 3. L'idéal
triste des prophètes, analogue à celui des puritains
d'Ecosse, leur inspirait une rage sombre contre
la brillante civilisation des villes phéniciennes. Ils
en voulaient à la vie joyeuse qu'on y menait *. Ils
rêvaient des conversions impossibles.
Selon Isaïe, Tyr sera désolée pendant soixante-
dix ans; puis elle recommencera son métier de
courtisane; mais ses profits nouveaux seront con-
sacrés à Iahvé; les serviteurs de Iahvé (les prêtres
1. Verset 8. Je préférerais mtîyDn, « la couronnée », al-
lusion à la tète crénelée, ou à la couronne murale de Tyr, sym-
bole qui a pu être fort antérieur aux monnaies qui le portent.
Cf. Ps. LX, 9 ; cvin, 9. L'idée de se représenter les villes comme
des jeunes filles est fort ancienne. Là est peut-être l'explication
des expressions Bath-Sor, Gulh-Sion
2. Verset 9.
3. Nahum, m, i.
4. Isaïe, xxm, 7, 12.
526 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [723 av. J.-C.j
de Jérusalem) en profiteront. Tyr, en effet, em-
brassera le iahvéisme. Ses marchands, devenus
de riches prosélytes, viendront faire des dévotions
somptueuses à Jérusalem. Les prêtres, enrichis
par ces étrangers, auront de beaux habits, man-
geront et boiront à satiété *,
En ce qui concerne l'Egypte, les colères prophé-
tiques n'étaient pas moins vives. Iahvé va visiter
l'Egypte 2 ; les idoles de l'Egypte tremblent déjà.
Le plan de Iahvé est d'amener une guerre civile,
qui armera les royaumes de l'Egypte les uns
contre les autres, et à la suite de laquelle le pays
se verra livré à un maître dur 3. Le trouble, en at-
tendant, est profond. Tanis a une dynastie à part,
qui se rattache aux anciens rois; Memphis a une
prétention analogue; la folie de tous est la même.
1. Voy. ci-dessus, p. 439, noto 1 et p. 477. Il ne faut pas trop
s'arrêter aux soupçons que de tels passages font naître. La
prophétie contre Tyr, si elle soulève de graves objections, a
pour elle une bien forte raison d'authenticité, c'est qu'elle ne
s'accomplit pas. Sidon et Tyr y sont encore indistinctes. Les ver-
sets 6 et 7 conviennent parfaitement à l'émigration qui donna ori-
gine à Carthage.
2. Isaïe, ch. xix. Les versets 18, 19, 20 (première moitié) sont
des interpolations, probablement de l'époque ptolémaïque. Ces
interpolations ont pu être facilitées par la formule Ninn D^a,
authentique aux versets 16, 23, 24.
3. L'Assyrie sans doute.
[722 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 527
Comme Tyr, l'Egypte adoptera un jour le culte de
lahvé; alors elle sera sauvée.
Ressaisi par son rêve favori, le Voyant ne met
plu? de bornes à ses espérances . Son horizon
s'élargissant encore, il annonce l'union future des
peuples dans le culte de lahvé. Assur, l'Egypte et
Israël formeront une sorte de trio religieux.
Ce jour-là, il y aura une grande route de Mesraïm en Assur;
Assur viendra en Mesraïm, et Mesraïm ira en Assur;
Mesraïm aura le même culte qu'Assur.
Ce jour-là, Israël sora en tiers avec Mesraïm et Assur;
Il y aura une grande bénédiction sur la terre;
lahvé-Sebaoth dira :
c Bénis soient mon peuple Mesraïm,
Et l'œuvre de mes mains Assur,
Et mon héritage propre Israël1, n
Voilà les chimères par lesquelles Isaïe prenait
sa revanche sur la force brutale qui l'accablait. Les
angoisses nationales suscitent les prophètes , en
obligeant les âmes ardentes à se rabattre sur les
joies de l'imagination, les seules réelles. Michée
est plus écrasé qu'Isaïe par les malheurs du pré-
i. /ci encore s'élèvent des doutes graves. En tout cas, ce mor-
ceau ne saurait être de Jérémie ou de son école, ni de l'auteur
qu'on appelle le second fgafoi
628 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [722 av. J.-C]
sent, et cependant pour lui aussi l'avenir ultérieur
est lumineux. Le sort prochain de Jérusalem est
écrit dans celui de Samarie. Samarie et Jéru-
salem sont également coupables '. Samarie sera
frappée la première ; le coup atteindra ensuite
Juda. Jérusalem sera détruite, la montagne du
temple deviendra une colline boisée 2. Son roi
ne lui servira de rien (Ézéchias n'était pas encore
acquis au mouvement prophétique). Sion sera
violée; la population sera déportée à Babel3.
Mais Jacob aura sa revanche; il écrasera ceux
qui l'écrasent, et consacrera leurs dépouilles à
Iahvé. Un roi fort, de la maison bethléhémite, un
second David, réunira les exilés à ceux qui seront
restés dans le pays, pour en faire un nouveau
peuple. Alors commencera l'ère de justice. Jéru-
salem sera le centre d'un empire dont l'Egypte
et l'Assyrie seront tributaires. Si Assur fait de
nouvelles invasions, il sera repoussé jusqu'en
sa terre de Nimroud. Les peuples rebelles seront
exterminés et reviendront honteux, éperdus,
i. Michée, l.
2. Ibid., III, 12. Cf. Jérémie, xxvi, 18.
3. Michée, iv, 10. Babylone faisait partie du royaume d'Assyrie.
Les déportations pouvaient déjà se faire dans les terres rta
l'Euphrate. Là était probablement le pays de Qir.
(7*1 «v. J.-C.) LKS DKUI ROYAUMES. 5Î9
tremblants, au culte de Iahvé. En ce temps-là,
chevaux, chars, citadelles, villes fermées, dispa-
raîtront; on regardera ces vanités militaires
comme les restes d'un monde fini, monde pro-
fane fondé sur l'orgueil '. La paix régnera désor-
mais sur le monde. Le monde, ayant Sion pour
capitale, goûtera le bonheur parfait2.
Les nouvelles qui venaient de Samarie à Jéru-
salem confirmaient et peut-être inspiraient ces
fiévreuses annonces. Samarie succomba après
un investissement de trois ans (721). Salmanasar
était mort ; l'achèvement de la campagne fut
l'œuvre de son successeur Sargon 3. Hosée tomba
au pouvoir des vainqueurs, et fut enfermé dans
une prison 4. Des gouverneurs assyriens furent éta-
blis sur le pays5.
Les prévisions d'Isaïe (prévisions qui res-
semblaient fort à des souhaits) ne se vérifièrent
pas au sujet de Tyr. Cinq ans de blocus ne réus-
sirent pas à réduire la ville insulaire. L'Egypte fut
1. t,omp. Zach., IX, iU, etc. ; Ûeut., xvn, lt>.
2. Lire, dans Michée, le chapitre iv entier. Comp. Il, 12, 13, et
Isaïe, il.
3. Cf. Schrader, Die KeiL, p. 271-285.
4. II Rois, xvu, 4. Le récit du livre des Rois est ici, à ce qu'il
lemble, proleptique.
5. Schrader, p. 272.
il. 31
5S« HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [721 av. J.-tlj.
également exempte du fléau, et Jérusalem, cette
fois, paraît n'en avoir pas trop souffert. Le royaume
de Juda, comme il arrive presque toujours, fut
récompensé de sa prudente félonie. I) avait aban-
donné son frère; il vécut encore près d'un siècle
et demi. Durant ce temps, il fut en réalité vassal
de l'Assyrie; mais la vassalité ne messied pas à
un peuple peu fait pour la vie politique et qui
produit surtout de grandes choses quand d'autres
le dispensent des rudes travaux par lesquels se
bâtit et se maintient une nation.
La ville de Samarie ne semble pas avoir été
détruite par suite de la conquête1; mais, privée
de ses rois et de la partie la plus notable de sa
population, elle eut le sort des capitales aban-
données ; elle tomba dans une prompte déca-
dence. 11 en fut de même de Jezraël et des prin-
cipales villes du royaume du Nord.
1. Schrader, p. 272, 27i. La vraie destruction de Samarie, qui
amena la reconstruction d'Hérode, eut lieu sous Jean Hyrcan.
Jos., Ant., XIII, X, 2 et suiv. ; B. J., I, II, 7,
CHAPITRE XXIV
ŒUVRE GÉNÉRALE DU ROYAUME D'iSRAIL
Ainsi finit pour l'histoire religieuse, après une
existence de deux cent cinquante ans, ce petit
royaume, qui fut créateur au plus haut degré, mais
qui ne sut pas couronner son édifice. Le iah-
véisme était déjà arrivé en Israël à une grande
originalité ; ses prophètes surtout donnèrent le
type accompli de ce que l'avenir devait développer;
ses écrivains tracèrent avec un art merveilleux les
premiers cadres de la Thora et de l'Histoire sacrée.
Mais l'organisation manqua, parce que la dyna-
stie manquait. Les prophètes du Nord n'eurent.pas
la grande audace, celle qui s'adjuge crânement
l'avenir. Jamais ils n'osèrent annoncer, comme
Isaïe le fait déjà pour Sion, que Béthel ou le
Garizim seraient un jour le centre de l'huma-
nité. En poésie, en littérature, le Nord fut supé-
532 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [720 av. l.-C.)
rieur à Juda. Ou doit au royaume d'Israël les
récits épiques du livre des Juges, les légendes
patriarcales, les anciens cantiques, la poésie
idyllique et amoureuse, le livre de l'Alliance et
quelques très belles pages prophétiques. Mais les
institutions religieuses qui ont conquis le monde
sont l'œuvre de Jérusalem. Si Jérusalem eût péri
avec Samarie, la destinée d'Israël dans son en-
semble eût été arrêtée.
On peut dire, au contraire, que la disparition de
Samarie servit à l'œuvre générale, qu'une voca-
tion étrange avait dévolue à la descendance du
vieux Jacob. De même que la destruction de
Jérusalem par Titus fut une chance extraor-
dinaire pour le christianisme naissant, de même
la destruction de Samarie fût une fortune inouïe
pour le judaïsme. Israël n'était pas fait pour
être une patrie profane. Réduit à un espace de
douze ou quinze lieues en carré, il pourra main-
tenant se livrer tout entier à son travail. Jérusalem
va être un vase de fermentation absolument incom-
parable. La colline de Sion n'aura plus de rivale;
elle sera l'unique aimant religieux de l'humanité.
David aussi va régner seul. La théocratie por-
tait sa conséquence naturelle, le droit divin, la
légitimité. Isaïe, qu'on peut appeler le père du
[7-2« av. j.-c. LES DEUX ROYAUMES. &33
légitimisme, avait raison. Sion, seule, était un
rocher solide. David va chaque jour s'idéaliser,
pour devenir le roi théocratique par excellence,
le roi selon le cœur de Dieu.
L'histoire et les documents du royaume d'Israël
nous ont été, en définitive, légués par Juda. Or
la Judée, tout en acceptant de très belles pages
écrites dans les tribus du Nord, et en les
fusionnant avec les siennes, fut ingrate pour
Israël ' . Les historiographes couvrirent d'un blâme
uniforme un état religieux dont le seul tort fut de
n'avoir pas été celui qui prévalut plus tard. « Le
péché de Jéroboam » fut la banale critique qu'on
adressa à ces rois, qui tous paraissent avoir été
braves et dont quelques-uns eurent de la capacité.
Dans cent ans, l'unité du lieu de culte sera la loi
fondamentale du judaïsme. On ne pardonnera
pas à Éphraïm ses nombreux sanctuaires, ces
autels que possédait chaque localité, « depuis
la tour isolée du gardien, jusqu'aux grandes
villes fortes2». Les hauts-lieux, les asérot et les
massébot, qui se rencontraient à chaque pas, les
deux taureaux fondus de Dan et de Béthel, les as-
tartèia et les pratiques impures qui s'y conti-
i. Voy. II Rois, xvn, 7-23.
2. II Rois, xvii, 9.
534 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [720 av. J.-C]
nuaient , les Baalim et toute cette armée du
ciel, inconsidérément divinisée L, étaient des abus
sans doute; mais Juda, à pareille date, n'en était
pas exempt. La prophétie par Baal 2 n'im-
pliquait pas une apostasie générale. L'usage
monstrueux de faire passer les enfants parle feu,
la divination, la sorcellerie, la nécromancie,
blâmés par tous les Israélites éclairés, furent des
maux hiérosolymites plus encore que samaritains.
On fut pour le royaume d'Israël presque aussi
injuste que si l'on reprochait à la vieille Gaule
de n'avoir pas pratiqué, avant le christianisme,
toutes les pratiques du culte chrétien.
La Samarie ne se releva jamais politiquement
du coup que lui avait porté Salmanasar. Un des
traits de la politique assyrienne était une sorte de
goût pour les échanges de populations entre les
divers pays conquis. L'idée de la transportation
est déjà dans Auios 3. Nous en avons rencontré
un exemple à propos des Damasquins transportés
à Qir *. Déjà même des populations palesti-
niennes étaient dirigées vers les grandes plages
1. II Kois, xvii, 16-17.
2. Jérémie, XXIII, 13.
3. Anios, vi, 7.
4. Voy. ci-dessus, p. 513.
(7*0 av. J.-C] LES DKUX ROYAUME*, 535
désertes de la Babylonie '. On peut supposer
que les milices ninivites avaient presque absorbé
les habitants de ces contrées, et que, pour les
repeupler, les vainqueurs devaient y transplanter
les populations que le sort des armes mettait entre
leurs mains. La partie la plus considérable de la
ination israélite fut transportée en Assyrie et établie
soit dans la Khalakhène, près de Ninive, au Nord,
soit sur le fleuve Ilabour2, en Gozanitide, soit
dans les montagnes de Médie 3. Les Judaïtes con-
servèrent longtemps de leurs frères dispersés une
notion vague i. Quand Juda fut porté par l'exil
dans ces mômes contrées, la fraternité religieuse
des deux branches d'Israël était perdue. Puis
l'oubli se fit complètement, et le champ fut ouvert
à toutes le^ suppositions. Le iahvéisme du Nord
n'était pas assez fortement noué pour résister à
l'épreuve de la transportation. Nous verrons, au
contraire, le iahvéisme de Jérusalem ou, pour
mieux dire, le judaïsme sortir plus puissant de
l'exil et se reconstituer, sur le sol d'où on l'avait
violemment arraché, plus fort que jamais.
1. Voy. ci-dessus, p. 528.
2. Probablement identique au Kebar d'Ézéehiel, le Chaboras,
grand affluent de l'Euphrate.
3. Désignations peu précises, leçons incertaines.
4. 11 Rois, xvn, 23, écrit vers le milieu du \T siècle.
536 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [720 *v. 1.-0.]
A la place des tribus amenées en Mésopotamie et
en Assyrie *, le gouvernement assyrien envoya
en Samarie des populations de la Babylonie et
du Nord de la Syrie (Hamath) 2. L'idée que
chaque province a son dieu géographique, qui
veut être adoré d'une certaine manière et qui se
venge s'il ne reçoit pas les honneurs consacrés
par l'usage , était fort répandue dans l'anti-
quité. Les gens qui venaient habiter un pays se
croyaient obligés de prendre la religion du pays.
Quelques mésaventures qui arrivèrent aux colons
assyriens leur firent croire que le dieu indigène
était mécontent. On parla de gens attaqués par
des lions (l'état de dévastation de la contrée
rend la chose vraisemblable), que l'on crut des
émissaires des dieux méconnus. Selon ce récit, en
très grande partie légendaire3, les nouveaux
habitants du pays auraient eu si peu l'idée d'une
fraternité de culte avec Jérusalem, qu'ils se
seraient adressés, non à cette ville, mais à Ninive,
pour porter remède à la situation. Le gouverne-
ment assyrien entra, dit-on, parfaitement dans
i. I Rois, xvn, "lk et suiv.
2. KoiUa, Avva, Séfarvaïm, pays inconnus ou douteux.
3. Le livre d'Esdras, iv, 2, 9 et suiv., présente la chose d'uu*
manière moins sérieuse encore.
1720 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. 531
leur idée, et envoya quelques prêtres de Iahvé
d'entre ceux qui avaient été transportés, pour leur
enseigner le culte de ce dieu. Ces prêtres se fixèrent
à Bélhel et rétablirent les sacrifices selon les rites
anciens. Mais les colons n'abandonnèrent pas
pour cela leurs dieux nationaux. Ils les installèrent
dans les hauts-lieux de la Samarie. Les gens de
Babylonie firent un Succoth-Benoth1 (Sicca Vene-
rea) ou Astartëion; ceux de Kouta firent un Ner-
gal, ceux de Hamath unasima(?); les Avvites firent
un Nibhaz et un Tartaq ; les Séfarvaïtes brûlèrent
leurs enfants à Adrammélek et Anammélek.
C'est là sans doute une façon de présenter les
choses conçue après la captivité de Juda, sous le
coup de la haine qui divisa Jérusalem et Samarie.
Il n'y avait pas en réalité de désert à peupler. L'exil,
cette fois comme toujours, ne frappa guère que la
tête de la nation 2. Un grand nombre d'Éphraïmites
se fixèrent à Jérusalem ou s'enfuirent en Egypte.
La plus grande partie de l'ancienne population
i. a Pavillon de filles. »
2. Le chiffre de 27 280 transportés, donné, dit-on, par les
textes assyriens (Schrader, p. ^72, 274) ne doit peut-être pas être
pris trop au sérieux. Ces textes présentent, du reste, l'état du pays
après la campagne comme analogue à ce qu'il était aupara*
vant.
588 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [720 «t. J.-C J
resta dans le pays *. La région au delà du Jourdain, -
en particulier, était israélite de race et de cœur.
Tous ces éléments iahvéistes continuèrent d'exis-
ter, mais dans un état de simplicité grossière, sans
sacerdoce et plus désorganisés que jamais2. Ayant
perdu leur autonomie, ils se tournèrent vers Jéru-
salem pour y chercher un appui. Jérusalem et le
temple gagnèrent ainsi beaucoup à la ruine du
royaume du Nord. Nous verrons Josias souverain
religieux de la Palestine presque tout entière3.
Si le royaume de Juda n'eût été détruit par Nabu-
chodonosor, il est probable que la plaie ouverte par
Jéroboam eût été presque entièrement cicatrisée.
Désormais Juda poursuivra seul l'œuvre dévolue
à l'ensemble de la race d'Israël. Il poursuivra
cette œuvre avec une suite bien supérieure à
celle qu'avaient pu y mettre les tribus du Nord.
Déjà, un demi-siècle avant la prise de Samarie,
presque toute l'activité du génie hébreu s'était
concentrée en Juda. Le prophétisme était arrivé
à ses résultats essentiels : monothéisme, Dieu [ou
IahvéJ étant la cause unique des phénomènes de
1. II Chrort., xxxiv, ti; Jérémie, xu, 5-6.
2. I) [lois, xvil, 'Mv\ Miiv.
3. Même Ëzéchias, s'il fallait en croire II Citron., xxx; mais
t'est là une bien faillie autorité.
[780 av. J.-C.) LES DEUX ROYAUMES. 53»
l'univers ; justice de Iahvé, nécessité que eette
justice soit réalisée sur la terre et pour chaque indi-
vidu dans les limites de sa vie; puritanisme démo-
cratique des mœurs, haine du luxe, de Ja civilisa-
tion profane, des obligations résultant d'une orga-
nisation civile compliquée; confiance absolue en
Iahvé; culte de Iahvé consistant surtout dans la
pureté des sentiments. L'immensité d'une telle
révolution étonne, et, quand on y réfléchit, on
trouve que le moment où se fit cette création est
le plus fécond de toute l'histoire religieuse. Même
le mouvement initial du christianisme, au ior siècle
de notre ère, le cède à ce mouvement extraordi-
naire du prophélisme juif, au viip siècle avant
Jésus-Christ. Jésus est tout entier dans Isaïe. La
destinée humanitaire d'Israël est aussi clairement
écrite vers 720 que celle de la Grèce le sera deux
cents ans pins tard.
Jusqu'à l'époque d'Élie et d'Elisée, Israël ne se
distingue pas essentiellement des peuples voisins,
il n'a pas de signe au front. A partir du moment
où nous sommes arrivés, sa vocation est absolu-
ment marquée. Après un règne très favorable
(celui d'Ëzéchias), le prophétisme traversera une
longue période d'épreuves (règnes de Manassès et
d'Amon), puis triomphera complètement sous
540 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. t720 av. J.-C]
Josias. L'histoire de Juda, désormais, sera l'his-
toire d'une religion, d'abord renfermée en elle-
même, pendant de longs siècles, puis se mêlant,
par la victoire du christianisme, au mouvement
général de l'humanité. Le cri de justice poussé
par les anciens prophètes ne sera plus étouffé. La
Grèce fondera la société laïque, libre au sens où
l'entendent les économistes, sans s'arrêter aux
souffrances du faible amenées par la grandeur de
l'œuvre sociale. Le prophétisme accentuera la juste
réclamation du pauvre; il sapera en Israël les con-
ditions de l'armée et de la royauté; mais il fondera
la synagogue, l'Église, des associations de pauvres,
qui, à partir de Théodose, deviendront toutes-
puissantes et gouverneront le monde. Durant le
moyen âge, la voix tonnante des prophètes, inter-
prétée par saint Jérôme1, épouvantera les riches,
les puissants, empêchera, au profit des pauvres
ou prétendus tels, tout développement industriel,
scientifique et mondain.
Le laïcisme germanique contrebutales poussées
de cet ébionisme oppresseur. L'homme de guerre,
franc, lombard, saxon, frison, prit sa revanche sur
1. Les sectes socialistes du moyen âge, se rattachant plus ou
moins à l'Évangile éternel, vivaient des prophètes, surtout do
J urémie, et y puisaient leurs furibondes déclamations.
780 av. J.-C] LES DEUX ROYAUMES. H\
l'homme de Dieu. L'homme de guerre du moyeu
âge était si simple d'esprit qu'il retombait bientôt
par sa crédulité sous le joug de la théocratie; mais
la Renaissance et le protestantisme Pémanci-
pèrent; l'Église ne put plus ressaisir sa proie. En
fait, le barbare, le prince laïque le plus brutal
était un libérateur, comparé au prêtre chrétien,
ayant à sa disposition le bras séculier. L'oppres-
sion exercée au nom d'un principe spirituel est la
plus dure; le tyran laïque se contente de l'hom-
mage des corps; la communauté qui a la force
d'imposer ses idées est le pire des fléaux.
L'œuvre des prophètes est ainsi restée un des
éléments essentiels de l'histoire du monde. Le
mouvement du monde est la résultante du paral-
lélogramme de deux forces, le libéralisme, d'une
part, lu socialisme, de l'autre, — le libéralisme
d'origine grecque, le socialisme d'origine hé-
braïque, — le libéralisme poussant au plus
grand développement humain, le socialisme te-
nant compte, avant tout, de la justice entendue
d'une façon stricte et du bonheur du grand
nombre, souvent sacrifié dans la réalité aux besoins
de la civilisation et de l'État. Le socialiste de notre
temps qui déclame contre les abus inévitables d'un
grand État organisé ressemble fort à Amos, pré-
M3 HISTOIRE DU PEUPLE D'ISRAËL. [720 av. J.-C]
sentant comme des monstruosités les nécessités
les plus évidentes de la société, le payement des
dettes, le prêt sur gage, l'impôt.
Pour oser dire laquelle a raison de ces deux direc-
tions opposées, il faudrait savoir quel est le but
de l'humanité. Est-ce le bien-être des individus qui
la composent? Est-ce l'obtention de certains buts
abstraits, objectifs, comme l'on dit, exigeant des
hécatombes d'individus sacrifiés? Chacun répond
selon son tempérament moral, et cela suffit. L'uni-
vers, qui ne nous dit jamais son dernier mot, atteint
son but par la variété infinie des germes. Ce que
veut Iahvé arrive toujours. Soyons tranquilles; si
nous sommes de ceux qui se trompent, qui travaillent
à rebrousse-poil de la volonté suprême, cela n'a
pas grande conséquence. L'humanité est une des
innombrables fourmilières où se fait dans l'espace
l'expérience de la raison; si nous manquons notre
partie, d'autres la gagneront.
FIN DU TOMc' DEUXUMK
TABLE
OU TOME DEUXIÈME
l-uc
PMF.FACB.
LIVRE III
LE ROYAUME UNIQUE
I. — Le gouvernement de David 1
II. — Organisation militaire 15
III. — Rôle des Philistins dans l'organisation d'Is-
raël 24
IV. — Guerres de David 34
V. — La religion sous David 48
VI. — L'arche à Sion 50
VII. — Vieillesse de David. Affaiblissement de son
pouvoir 11
VIII. — Mort de David 88
IX. — Saloinon 96
X. — Développement profane d'Israël M 2
XI. — Constructions à Jérusalem. 127
544 TABLE DES MATIÈRES.
XII. — Le temple 138
XIII. — Le culte 452
XIV. — Vieillesse de Salomon. Sa léger. .u; 167
XV. — Roboam. Dislocation du ioyaume 183
LIVRE IV
LES DEUX ROYAUMES
I. — Décadence nationale d'Israël 191
II. — Travail littéraire dans le royaume d'Irsaël.
Idylles patriarcales 204
II. — Travail littéraire dans le royaume d'Israël.
Récits héroïques 222
IV. — Premier essai d'un iahvéisme moral à Jéru-
salem. Asa et Josaphat 240
V. — La maison d'Omri. Samarie 250
VI. — Prépondérance du rôle des prophètes en
Israël. Progrès du monothéisme. Mo-
saïsme 267
VII. — Élie et Elisée 277
VIII. — Règnes d'Achab et de Josaphat 292
IX. — Victoire du prophétisme. Jéhu 313
X. — Conception d'une Histoire sainte 329
XI. — Rédaction du Nord, dite jéhoviste 339
XII. — Le livre de l'Alliance. . 362
XIII. — Rédaction de Jérusalem, dite élohiste. . . 379
XIV. — Le Décalogue 397
XV. — Amoindrissement profane 404
XVI. — Jéroboam II et ses prophètes 415
XVII. — Amos et les prophètes ses contemporains. 424
XVIII. — Apparition de l'Assyrie dans les affaires
palestiniennes 449
TABLE DES MATIÈRES. 545
XIX. — Le prophète Osée 4GG
XX. — La supériorité religieuse passe à Juda.
Commencements d'Isaïe 474
XXI. — Complet épanouissement du prophétisme
en Isaïe et Michée 488
XXII. — Agonie du royaume d'Israël 507
XXIII. — Prise de Samarie 518
XXIV. — Œuvre générale du royaume d'Israël. • . 537]
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNT — 1193-3-23.